Mohamedou Ould Slahi a commencé à raconter son histoire en 2005. Pendant plusieurs mois, prisonnier à Guantánamo, il a écrit ses mémoires à la main, racontant ce qu’il qualifie «d’interminable tour du monde» de la détention et des interrogatoires. Il a écrit en anglais, langue qu’il a appris à maîtriser en prison. Son écriture est détendue mais nette, son récit, même criblé de caviardages, vif et captivant.

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En écrivant son histoire, il a essayé, écrit-il, «d’être aussi juste que possible envers le gouvernement américain, envers mes frères et envers moi-même». Il a achevé son premier jet de 466 pages début 2006. Au cours des six années qui ont suivi, le manuscrit a été classé secret par le gouvernement américain.
Quand ses avocats bénévoles ont eu l’année dernière l’autorisation de me donner un disque marqué «Version non classée», cela faisait plus de dix ans que Slahi était détenu à Guantánamo. J’ai commencé à lire son manuscrit quasiment dix années jour pour jour après la première scène du livre:
«[Censuré] juillet 2002, 22h00. L’équipe américaine prend le relai. La musique est éteinte. Les conversations des gardes s’arrêtent petit à petit. Le camion se vide.»
Nous sommes au beau milieu de l’action. La vie de captif de Slahi avait débuté huit mois auparavant, le 20 novembre 2001, lorsqu’il fut convoqué par la police mauritanienne pour être interrogé. Il avait 30 ans. Il venait juste de rentrer du travail et prenait sa douche quand la police est arrivée. Il s’est habillé, a pris ses clés de voiture –il s’est rendu de son plein gré au commissariat– et a dit à sa mère de ne pas s’inquiéter, qu’il ne tarderait pas à revenir.
Slahi ne s’inquiéta pas particulièrement car il avait déjà été interrogé à de nombreuses reprises: son CV, symbole de réussite pour le huitième enfant de chameliers du Sahara, était autant de signaux d’alarme pour les services de renseignements.
A 18 ans, il avait décroché une bourse pour aller faire des études d’ingénieur en Allemagne. Il les interrompit en 1990 pour se rendre en Afghanistan rejoindre les combattants soutenus par les Etats-Unis qui luttaient contre le gouvernement communiste de Kaboul, en se formant au passage dans un camp affilié à al-Qaida dont il rejoignit officiellement les rangs. Il prit part à un combat un an plus tard, dans ce qui fut l’une des dernières batailles avant la chute du gouvernement soutenu par les Soviétiques. Il retourna à ses études en Allemagne en mars 1992, quatre ans avant qu’Oussama ben Laden ne déclare la guerre aux Etats-Unis, mais un de ses cousins resta en Afghanistan où il devint l’un des chefs spirituels de Ben Laden. Slahi vécut au Canada pendant quelques mois fin 1999 et début 2000, et dirigea les prières dans la mosquée de Montréal à laquelle se rendait Ahmed Ressam. Ressam, qui quitta Montréal peu de temps avant l’arrivée de Slahi, fut capturé alors qu’il entrait dans l’Etat de Washington deux semaines avant le jour de l’An avec un coffre bourré d’explosifs et l’intention de poser une bombe à l’aéroport international de Los Angeles [ce qui fut appelé le «complot du millenium»].
Quand Slahi se rendit à son commissariat de quartier, il s’attendait à être de nouveau interrogé au sujet de Ressam. Il avait par deux fois déjà été blanchi de toute implication dans les projets d’attentats déjoués contre l’aéroport de Los Angeles, d’abord par les services de renseignements canadiens puis par son propre gouvernement lors de son retour chez lui en 2000. Mais après les attentats du 11-Septembre la situation n’était plus la même; cette fois, les Mauritaniens le remirent au gouvernement américain, qui l’extrada par avion en Jordanie.
Quand au bout de huit mois les Jordaniens conclurent eux aussi que Slahi n’avait rien à voir avec le complot du millenium, les Etats-Unis le récupérèrent et, comme il le décrit dans la première scène de son manuscrit, l’envoyèrent à la base aérienne de Bagram, en Afghanistan.
Deux semaines plus tard, il était à Guantánamo. Peu de temps après son arrivée, une autre association suspecte fut mise au jour: en 1999, en Allemagne, Slahi avait rencontré Ramzi Bin al-Shibh, aujourd’hui accusé d’avoir facilité les détournements d’avion du 11-Septembre, ainsi que deux hommes qui, selon le gouvernement américain, faisaient partie des pirates de l’air, et il les avait hébergés pour la nuit. Torturé dans une prison secrète de la CIA, Bin al-Shibh affirma que Slahi avait orienté ces hommes vers l’Afghanistan pour se faire former.
Ce qui suivit fut l’un des interrogatoires de Guantánamo les plus acharnés, délibérés et cruels jamais décrits. Le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld signa personnellement le projet d’interrogatoire de Slahi. Comme Mohamed al-Qahtani, l’autre «Projet Spécial» du Pentagone, Slahi allait être soumis à des mois d’interrogatoires 20 heures par jour, associant privation de sommeil, températures extrêmes et manipulation de son alimentation, ainsi qu’un isolement total assorti d’incessantes humiliations physiques et psychologiques. On lui dit que sa mère avait été arrêtée et qu’elle serait bientôt livrée en pâture à la population uniquement masculine de Guantánamo. Il fut menacé de mort et soumis à un simulacre d’extradition particulièrement violent. Des dossiers déclassifiés, le rapport Schmidt-Furlow du département de la Défense, l'enquête du département de la Justice sur l’implication du FBI dans les interrogatoires menés à Guantánamo et le rapport du Comité des forces armées du Sénat sur le traitement des détenus décrivent le projet du Pentagone et sa mise en application aussi méticuleuse que malveillante.
Le fait que tous ces mauvais traitements n’aient servi à rien apparaît clairement dans la décision de 2010 du juge de la Cour de district James Robertson accédant à la requête d'habeas corpus de Slahi et ordonnant sa libération. Il a été question à un moment de juger Slahi en tant que recruteur clé du 11-Septembre, crime passible de la peine de mort, mais il n’a jamais été inculpé.
La première personne affectée à sa mise en accusation, le Lieutenant de Marine Stuart Couch, s’est retirée en découvrant que Slahi avait été torturé. Quand le patron de Couch, le colonel Morris Davis, ancien procureur en chef de Guantánamo, a rencontré la CIA, le FBI et le service des renseignements militaires en 2007 pour examiner le cas de Slahi, ces agences ont concédé qu’elles étaient incapables d’établir le moindre lien entre le prisonnier et un quelconque acte de terrorisme. Pendant la procédure de requête en habeas corpus de Slahi, le gouvernement allégua encore qu’il avait joué un rôle dans le recrutement des pirates du l’air du 11-Septembre alors même qu’à l’époque il avait reconnu, comme le note le juge Robertson dans une note de bas de page de son jugement, «que Slahi n’était probablement même pas au courant des attentats du 11-Septembre». Robertson découvrit que les seules preuves avancées par le gouvernement pour soutenir ses allégations sur l’implication de Slahi dans des complots terroristes venaient de déclarations soutirées lors de ses violents interrogatoires.
Slahi a témoigné par liaison vidéo fermée avec Washington pendant la procédure de requête en habeas corpus. Ce qu’il a dit est encore classé secret.
Jusqu’à aujourd’hui, l’un des rares documents à notre disposition où Slahi décrivait son calvaire était la transcription déclassifiée de son audience de novembre 2005 auprès de l'Administrative Review Board [comité chargé du réexamen annuel des dossiers des détenus de Guantanamo]. Ce document est remarquable à la fois pour la clarté et l’humour narquois caractéristiques du ton de Slahi; un de ses interrogateurs, masqué, rapporte-t-il au comité, «portait des gants, des gants à la OJ Simpson, aux mains». Il est aussi d’une exceptionnelle gravité. Au début de l’audience, il dit au comité:
«Je vous en prie, je veux que vous compreniez bien mon histoire, parce que ça n’a pas d’importance qu’ils me relâchent ou pas, je veux juste que mon histoire soit comprise.»
A l’époque, Slahi travaillait déjà sur ses mémoires. Quand ses avocats bénévoles l’ont rencontré pour la première fois en avril 2005, il les a accueillis avec 100 pages manuscrites. Encouragé à continuer, il leur a livré d’autres épisodes au cours de l’année, et s’est plaint dans une de ses lettres:
«Vous me demandez de vous écrire tout ce que j’ai dit à mes interrogateurs. Vous êtes tombés sur la tête! Comment pourrais-je restituer un interrogatoire qui dure depuis sept ans sans interruption? C’est comme demander à Charlie Sheen avec combien de femmes il est sorti.»
Et pourtant, les écrits de Slahi sont loin de se limiter à une litanie de mauvais traitements. Ils sont motivés par quelque chose de bien plus profond: pas seulement le désir «d’être juste», comme il le dit, mais celui de comprendre ses gardiens, ses interrogateurs et ses codétenus comme des protagonistes à part entière, et de montrer que même les situations les plus déshumanisantes sont composées d’interactions humaines individuelles et parfois abominablement intimes. Le résultat est à la fois un récit de condamnation et de rédemption.
Slate publie trois extraits du manuscrit déclassifié rédigé par Slahi. S’il avait été relâché après que son habeas corpus lui a été accordé en 2010, on aurait pu l’entendre raconter lui-même plusieurs de ces histoires. Mais l’administration Obama a fait appel de la décision du juge Robertson, et cette année les avocats de Slahi vont de nouveau défendre sa requête en habeas corpus devant un tribunal fédéral de Washington. Slahi témoignera de nouveau par visioconférence depuis Guantánamo, et son témoignage sera sans doute de nouveau classé secret. Voici quelques extraits de ce qu’il pourra y dire.
Larry Siems
Traduit par Bérangère Viennot