Culture

Ce que la réédition des écrivains collabos veut dire

Temps de lecture : 9 min

Près de soixante-dix ans après la fin de la guerre, on s'apprête à éditer la sulfureuse correspondance Chardonne-Morand et à republier «Les Décombres» de Rebatet. Sain travail de mémoire ou indice inquiétant sur l'esprit de l'époque?

«Les Décombres», de Lucien Rebatet, dans son édition originale de 1942, chez Denoël.
«Les Décombres», de Lucien Rebatet, dans son édition originale de 1942, chez Denoël.

Lorsqu’un livre devient un best-seller, dit l'historien Pierre Nora, il «révèle brusquement un moment historique: c'est l'embrasement soudain d'une sensibilité latente […], il ne relève ni des lois du marché ni de l'industrie éditoriale, mais de l'histoire des mentalités.»

C’est ce qui survient en 1942 lorsque paraît Les Décombres, de Lucien Rebatet. Un succès de librairie, et un livre d’un antisémitisme violent, publié l’été même où se déroule la rafle du Vél d’Hiv.

Mais que peut bien signifier sa republication prochaine par Robert Laffont, dans un contexte radicalement différent? Que peuvent bien signifier les rééditions d’écrivains collabos, ces gens qui trempaient leur plume dans la haine, mais que leur talent a maintenus dans l’Histoire?

La correspondance entre Jacques Chardonne et Paul Morand sera aussi publiée chez Gallimard à la rentrée. Dans ces lettres échangées entre 1949 et 1968, les deux écrivains dissertent entre gens du monde, remarquent par exemple que «là où Juifs et P.D. s'installent, c'est un signe certain de décomposition avancée; asticots dans la viande qui pue».

En 2012, Pierre Drieu La Rochelle, dont l’antisémitisme est indéniable (les Juifs étaient pour lui «incorrigibles, indécrottables, pourris jusqu'à la moelle») mais dont le talent ne l’est pas, est aussi entré en Pléiade. Et trois ans plus tôt, avec l'entrée de Céline dans la célèbre collection, on a pu lire sur papier bible les lignes suivantes, tirées de ses Lettres:

«Comptez sur moi pour mettre Juifs, Jésuites, maçons, synarchistes, curés, anglais, protestants, tièdes, mous, antisémites vagues dans le même bateau et sans fond et dans les eaux de Nantes! Tous ces gens pour moi se raccrochent à cette civilisation pourrie —et doivent disparaître.»

«Un document passionnant»

Il y a évidemment des raisons pratiques qui expliquent que ces rééditions se fassent aujourd’hui. Comme l’expliquait L’Express en février dernier, il y a longtemps eu des obstacles à ces publications.

Le fait, notamment, que les livres en question évoquaient des gens de lettres encore vivants. Dans sa correspondance avec Chardonne, Morand médit par exemple de François Nourissier, décédé il y a deux ans, et qui était jusqu’en 2002 président de l’Académie Goncourt. Il n’eut pas été bon pour Gallimard de se trouver en mauvais termes avec l’institution qui, une fois par an, fait et défait les rois (rarement reines) du monde des lettres.

Mais il y a aussi une question de concordance des temps. L’odeur des pestiférés répugne un peu moins au monde littéraire, désormais.

«Nous sommes entrés dans une phase du recul, et non plus de témoins», estime l'historien Laurent Joly, spécialisé dans l’histoire de l’antisémitisme, auteur notamment de Les Collabos. «Ces livres ne parlent plus de notre époque, ce sont désormais des documents d’histoire.»

Selon Emmanuel Debono, historien et auteur de Aux origines de l'antiracisme: La LICA, 1927-1940, «à l’époque originale de certains de ces textes, notamment Les Décombres, tout le monde trouve normal de publier des textes antisémites. En l’occurrence, pas un des éditeurs qui republie ces auteurs ne cautionne leur morale. La situation d’aujourd’hui est absolument incomparable».

Symbole du recul que permettent les 70 ans écoulés, l'exécuteur testamentaire de Lucien Rebatet se trouve être, par un concours de circonstances, l’écrivain Nicolas D’Estienne d’Orves, petit-neveu de grand résistant. Il expliquait ainsi dans une interview télévisée, au sujet des Décombres:

«Ce texte est une sorte de tumeur qui incarne un certain état d’esprit de la France à un certain moment. Rebatet est l’incarnation de tout ce qu’a pu être l’idéologie collaborationniste à une certaine époque. Et en soi c’est un document passionnant.»

Des livres très annotés

Ces rééditions sont entourées de précautions: comme l'explique Emmanuel Debono, la republication de textes antisémites ne signifie évidemment pas la même chose si la maison d’édition les offre au public sans contexte ou si l’appareil critique est au contraire intelligent et clair.

En tant que documents, les livres à paraître sont donc annoncés comme très contextualisés. Chez Laffont, le directeur de la collection Bouquins, Jean-Luc Barré, a précisé à L’Express que la réédition des Décombres serait «soigneusement annotée par un historien, qui replacera les choses dans leur époque et pointera les mensonges ou les inexactitudes. Une préface précisera d'ailleurs clairement l'esprit de cette réédition.»

Et ce n’est pas une critique littéraire, mais une historienne, Bénédicte Vergez-Chaignon, qui sera chargée de l’appareil critique des Décombres, ce qui souligne encore cette volonté de documenter l’histoire.

Admettre l’existence de ces textes, les publier dans leur intégralité, mettre en évidence l’idéologie putride de certains auteurs dont les livres sont en Pléiade depuis plus de vingt ans, comme Paul Morand, est a priori sain, selon Laurent Joly:

«Cela montre que la gestion de cette mémoire de l’Occupation est de plus en plus apaisée, mature, sereine; nous sommes capables de faire face à notre passé. Ce n’est pas une curiosité malsaine. Laisser des textes cachés, ce serait une sacralisation de la mémoire, au contraire.»

Sans compter que l’antisémitisme contenu dans ces textes n’a plus rien de commun avec la société d’aujourd’hui, estime encore l’historien:

«Si vous voulez un baromètre de ce qui se passe de malsain dans la société, il faut regarder ce qui se dit à l’extrême droite. Marine Le Pen n’a pas du tout la même culture que Rebatet ou Chardonne.»

Eux estimaient que peut-être les Juifs étaient derrière les révolutions soviétiques. Le «nouvel antisémitisme», comme le décrivait Jean-Christophe Rufin dans son rapport de 2004, a davantage avoir avec un antisionisme radical.

«Vents malsains»

Mais le recul par rapport aux horreurs écrites dans ces textes n’est qu’une seule des deux hypothèses possibles expliquant ces rééditions, selon le sociologue Michel Wieviorka, auteur notamment de La Tentation antisémite:

«Est-on suffisamment capable de faire la part des choses, le travail de la mémoire et de l’Histoire sont-ils suffisamment distants de nous pour que nous puissions voir ces textes comme des documents historiques, voire littéraires? C’est une première hypothèse.

Est-ce qu’au contraire, dans cette période où soufflent des vents malsains du côté de l’extrême-droite, il n’y a pas un public qui va lire de tels écrits au premier degré? C’est la deuxième hypothèse, et elles ne sont pas exclusives.»

Car si la perspective dans laquelle ces textes sont publiés est la bonne, l’envie même de les rééditer pose question. Rebatet, Céline, Morand, présentent incontestablement un intérêt. Toujours historique, souvent littéraire. La publication de leurs textes aussi. Mais que dit cet intérêt des éditeurs pour eux plutôt que pour d’autres qui n’ont pas été réédités?

La correspondance d’Aragon n’est pas disponible dans son ensemble, par exemple. Mais les communistes acharnés, ceux qui l’étaient jusqu’à la bêtise et leur mort, ont moins la cote que les antisémites. Les résistants comme Vercors, dont la correspondance est tout aussi introuvable [1], ne sont pas plus prisés. C’est une question de mode, elle est capricieuse.

Mode rétro

Selon Jean-Yves Mollier, historien de l’édition, «ce que publient les maisons d’édition, quand se dégage une tendance, dit quelque chose de la société, des réflexions qui traversent les élites: y réfléchir, c’est une manière de prendre le pouls des idées en France».

A l'appui de son argumentation, il évoque les années 70, époque où la France éprouve un regain d’intérêt pour Céline. L’auteur du Voyage au bout de la Nuit, mais aussi de pamphlets immondes (Bagatelles pour un massacre, Les Beaux Draps...), revient «très à la mode», selon lui:

«On s’est mis à republier presque tout, sauf les pamphlets antisémites. Les chercheurs spécialistes ont essayé de nous faire avaler un Céline acceptable.»

Ces spécialistes ne voulaient pas dire: Céline était un génie littéraire mais il a écrit des monstruosités. «Plutôt nous faire admettre qu’il est tellement grand par la littérature qu’il faut tout lui pardonner.»

C’est à cette même époque que Les Décombres de Rebatet sont réédités pour la première fois, chez Pauvert, en 1976 (avec des coupes). Ces publications s’inscrivent alors dans ce que l’historien Henry Rousso qualifie de mode «rétro» dans Le Syndrome de Vichy.

«La mode rétro se fait dans un contexte où la question de l’Occupation commence à entrer dans le débat public», explique-t-il aujourd’hui à Slate. «Elle fait partie d’un contexte qui a démarré dans les années 70 et est très présente dans le cinéma, avec des films un peu pervers comme Portier de nuit», l’histoire, dans un hôtel viennois à la fin des années 50, d’une ancienne déportée attirée par son ancien bourreau nazi qui loge dans le même hôtel. «J’analysais la mode rétro comme une sorte de fascination pour quelque chose qu’on ne connaissait pas ou qu’une génération découvrait.»

La situation est très différente désormais, selon lui:

«La question de Vichy et de l’antisémitisme est omniprésente dans notre inconscient collectif. On ne compte plus les films, les livres qui sortent, inspirés de la Seconde Guerre mondiale.»

La mode n’est plus au rétro. C’est presque pire:

«Il y a un autre esprit, plus préoccupant que celui de la mode rétro, c’est une sorte de fascination pour l’absence de limites. Il y a une forme d’accoutumance à l’antisémitisme, pour ne pas dire une résurgence. Du coup, ces textes paraissent moins sulfureux.»

Les vivants et les morts

Les débats à venir, et qui déjà émergent, sont d’ailleurs très prévisibles. Emmanuel Debono estime que «certains milieux vont s’opposer très violemment à ces republications, le Crif par exemple. Et ces oppositions peuvent se comprendre. Ces réactions susciteront de nouvelles réactions, en faveur d’une liberté d’expression totale et contre la censure et le politiquement correct. Ce processus extrêmement balisé révèle des tiraillements».

Des tensions même, selon Henry Rousso, entre un politiquement correct très ancré et son antithèse, une volonté de briser les carcans, quitte à briser aussi toute bienséance. «Nous avons d’un côté une forme de moralisme qui devrait déboucher sur des interdits. Et de l’autre, une société complètement libertarienne, qui fait de la liberté d’expression une valeur absolue. Notre époque a lu Hessel, et elle veut du Chardonne et du Morand», résume le théoricien du négationnisme. «Mais quitte à choisir entre les deux, elle a tranché pour une liberté d’expression sans frein.»

Gallimard incarne bien cette tension. C’est la même maison qui a évincé de son comité de lecture Richard Millet (auteur d’un Eloge littéraire d'Anders Breivik qualifié par Annie Ernaux de «pamphlet fasciste [qui] déshonore la littérature») qui publie la correspondance entre Morand et Chardonne. Respecter le politiquement correct pour les vivants, mais se servir des morts pour faire jaillir des textes sulfureux.

«Le discours sur la mémoire de cette époque est si pesant qu’il génère une sorte de réaction du côté de cette liberté d’expression», ajoute Henry Rousso. «En gros, dire "Sale juif" c’est libérer la parole. Les néo-conservateurs ne réhabilitent pas du tout Vichy, mais s’attachent à l’idée qu’il faudrait résister à un certain conformisme de gauche.»

Cette résurrection des pestiférés, comme si l’air du temps pouvait les guérir, l’historien Fabrice d’Almeida s’en inquiétait déjà au moment de l’entrée de Drieu en Pléiade. «Ce que l'Italie a fait politiquement avec la Ligue du Nord et Gianfranco Fini, réintroduire le fascisme dans le jeu, la France est en train de le réaliser culturellement. On réhabilite le maurrassien Jacques Bainville, on célèbre Drieu... A l'évidence, ce qui se joue là n'est pas purement d'ordre stylistique», confiait-il à Marianne, quand un autre historien, Michel Winock, lui, trouvait cette entrée au panthéon de la littérature «très étonnante. Maurice Barrès, la grande référence de ces années-là, celui qui les irrigue tous, n'est même pas en Pléiade et on y inscrit Drieu... Il y a forcément de quoi réfléchir.»

L'attente des chiffres

A publication de textes antisémites, climat antisémite? Pas forcément. Mais peut-être que la publication de textes délétères se fait dans un climat qui l’est aussi. Elle interroge moins, sans doute, sur l’antisémitisme contemporain, dont elle est déconnectée, que sur notre envie de tout voir, de tout lire, d’étaler des lignes putrides sur l’élégant papier des maisons les plus prestigieuses.

Pour Jean-Yves Mollier, l’édition française n’est pas vraiment un reflet direct mais un reflet diffracté, «un jeu de miroir qui renvoie une partie de l’idéologie française». Pour savoir si nous entrons véritablement dans une idéologie nauséabonde, il faudra peut-être attendre de voir les chiffres de ventes de ces ouvrages en font des best-sellers révélant «une sensibilité latente»; attendre de savoir si les Français sont friands de lire que «là où Juifs et PD s'installent, c'est un signe certain de décomposition avancée», ou si Laffont, Gallimard et autres, font des flops.

Charlotte Pudlowski

[1] La correspondance de Vercors fait l'objet d'une thèse de doctorat par Nathalie Guibert et en vertu du contrat doctoral signé et qui doit valoriser les thèses, la correspondance sera bientôt visible sur Internet. Revenir à l'article.

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