Serge Bensimon possède une marque de vêtements, des concept stores pour maison, une librairie ou encore une galerie de design et d'art contemporain qui a la cote– mais sa mascotte, c’est une petite tennis de toile à semelle de gomme. Une icône bien française, «La Bensimon». Les Américains l'appellent «sneaker», mot qui désigne aussi celui qui s’approche sans se faire entendre.
On ne sait pas vraiment qui a imité l’autre, mais Serge Bensimon ressemble à sa tennis: on ne l’entend pas toujours arriver. En l’espace d’une année, plus d’une douzaine de pays ont vu débarquer la fameuse tennis. Bensimon tisse aussi sa toile aux Etats-Unis, le pays qu'il rêvait de visiter enfant —puis de conquérir, devenu grand – par le biais de collaboration avec Donna Karan ou de la chaîne J.Crew.
2013, c’est l’année du come back de Bensimon?
La marque a connu une histoire égale, un développement continu. Mais Bensimon parle à toutes les générations, ce qui donne aux consommateurs cette fausse impression que la tennis Bensimon qu’ils portaient enfants fait son grand come back pour venir chausser les pieds de leur progéniture.
Rien n’est facile, ni donné: la remise en question est perpétuelle, au moins tous les six mois, quand il faut concevoir les 400 modèles – vêtements, accessoires — de chaque collection. Mais le consommateur ne doit pas le percevoir comme un bouleversement.
Que pensez-vous du Made in France érigé en «cause nationale»?
Bensimon, c'est une histoire bien française, mais fabriquée ailleurs. Soyons honnête, ce serait, malheureusement, une vraie galère! Chine, Portugal, Slovaquie, Maroc, Europe de l'est, Belgique: je fais réaliser les produits à l’étranger, au sein d’usines à taille humaine. Mais j’ai en face de moi les mêmes personnes, les mêmes intervenants depuis vingt ou vingt-cinq ans. Il y a une relation de confiance, une connaissance profonde de la marque, de son histoire, et de son profil. Dans une entreprise de petite taille ou de moyenne envergure, la réussite dépend de la passion de ses employés: ce sont eux qui portent les projets. La fidélité s'avère payante, mais le revers de la médaille, c’est qu’on se fige dans les habitudes, et qu’il me faut de temps à autres forcer la remise en question.
Baguette, béret, tour Eiffel et tennis Bensimon, les emblèmes de la France à l'étranger?
On imagine assez mal, depuis l'hexagone, la notoriété de la marque à l'étranger. Tout le monde connait le nom de Bensimon, grâce à la tennis. Même quand elle n'était vendue qu'en France. Aux Etats-Unis, les Américaines en ramenaient par demi-douzaines dans leurs valises, comme elles l'auraient fait d'un produit de contrebande! Mais la présence Bensimon à l'étranger ne date pas d'aujourd'hui. J'avais initié une collaboration avec Banana Republic il y a longtemps déjà.
Le marché français stagne, je devais prendre la décision de développer notre présence à l’étranger. En l'espace d'une année, nous nous sommes installés dans une douzaine de pays, jusqu’aux Philippines, en Corée, au Japon. Notre méconnaissance de l’Asie, de ses modes de fonctionnement, m’a sauté aux yeux: je me suis retrouvé aux Philippines face à une équipe de «marketeurs» absolument bluffante. La pertinence de leurs questions m’a mis le nez dans nos a priori. Une vraie capacité d’écoute, et le désir de ne pas vendre un produit mais le fruit d’un héritage. La tennis, là-bas, proposée aux alentours de 55 dollars, c’est du luxe. Le positionnement raconte donc le produit français, parisien, emblématique.
Il y a quelques jours, j’ai reçu ici des Géorgiens: ils ont ouvert une boutique Bensimon à Tblissi. Ils ont fait le tour de nos boutiques à Paris, visité la galerie, et ont souhaité boucler leur «pèlerinage» en visitant la première boutique de la marque et le premier concept store Home Autour du Monde, tous deux rue des Franc-Bourgeois. Ce sont ces gens-là qui nous aident aussi à dynamiser la marque, en apportant un recul, un autre regard.
C'est Donna Karan elle-même qui vous a sollicité il y a deux ans, en chaussant ses mannequins de tennis Bensimon pendant l'un de ses défilés. Quelle est la suite de l'histoire?
Le secret du succès de ce produit très simple en apparence, de presque 30 ans, c'est une alchimie: sentir l'air du temps tout en évitant les pièges du «démodable», un bon timing, l'art du storytelling... et savoir dire non – voire «merde!», en bon Français. Travailler aux Etats-Unis, c'est difficile: nous n'avons pas la même mentalité, ne suivons pas les mêmes règles. Pour y parvenir, il m'a fallu mettre en place notre propre structure: attachée de presse, commercial, directeur marketing. Il fallait créer une nouvelle histoire Bensimon là-bas et trouver les bonnes personnes pour accompagner cette histoire.
Le choix de l'entourage a une énorme importance. Aux Etats-Unis, l'équipe a été mise en place autour d’une femme pleine d’allant, d’énergie, qui m’a donné l’impression d’avoir vingt ans de moins ! Il en va de même pour notre équipe Internet. Au milieu de tous les CV prometteurs, j’ai fait le choix de choisir les personnes les plus souriantes, même si les clients ne les voient pas : je voulais de la pêche, du positif, de l’envie d’en découdre.
L'Amérique, c'est indissociable de Bensimon: quand nous avons lancé dans les années 1970 les Surplus Bensimon, mon frère Yves et moi-même parcourions le monde pour racheter des stocks de fripes militaires et civiles. Les chemises hawaïennes, les pantalons chinos, ces vêtements typiquement américains ont inspiré et en partie modelé notre style. Ce printemps, les tennis Bensimon seront teintes en noir (une couleur encore jamais vue chez nous! Je m'y suis toujours refusé) et distribuées, en série limitée et en exclusivité, dans les magasins DKNY du monde entier. Donna Karan est venue nous chercher, elle souhaitait ajouter un produit français à sa gamme, un peu de notoriété Made in France.
Et dans les magasins J.Crew, l'une des marques de prédilection de Michelle Obama, on pourra désormais trouver tennis, sacs et autres accessoires Bensimon. Une fois encore, il s'agit d'une aventure née d'une rencontre forte, avec le génial Mickey Drexler [NDLR : Millard “Mickey” Drexler], qui a fait le succès de la marque GAP, a pris la tête de J.Crew au début des années 2000. «The man who dressed America» est également l'un des membres du conseil d’administration d'Apple depuis 1999].
Des vêtements, des concept-stores pour la maison, une galerie de design, une collection de peinture : c'est de la dispersion, ou de la transversalité?
L'univers de la maison est déterminant dans l'entreprise Bensimon. Le concept store (qui fut le premier du genre à ouvrir ses portes en France) Home Autour du Monde, pilotée par ma femme Charlotte, a été créé en 1989. Le public ne fait cependant pas toujours le lien avec la marque Bensimon. En France, on foisonne de créativité, mais on n'aime pas trop quand ça déborde du cadre. Je prends toujours l'exemple de Calvin Klein. Il fabriquait des slips pour hommes, plutôt basiques. Du jour au lendemain, le voilà qui lance une aux Etats-Unis une ligne minimaliste, des boutiques léchées, une histoire avec des égéries – et personne n'est choqué, le succès est au rendez-vous !
En France, c'est à mon avis impossible: c'est la raison pour laquelle j'ai appelé mes magasins « Autour du Monde », et non «Bensimon». De fait, nombre de clients d'Autour du Monde ignorent le lien avec Bensimon, avec le surplus...
Vous trouvez donc encore le temps de vous balader «Autour du Monde»?
Je suis souvent en voyage, je regarde ailleurs pour nourrir mon imaginaire. Voyager, provoquer le choc des cultures, ça nettoie l'œil, et puis on multiplie les rencontres. Stéphane, mon architecte, et moi-même sommes partis au Mexique les mains dans les poches, et toutes les portes se sont ouvertes. Les fameuses maisons de Barragán? Nous les avons toutes visitées. J'ai rencontré le célèbre sculpteur Enrique Carbajal González, connu sous le pseudonyme de «Sebastián»: en dépis de la barrière de la langue nous avons sympathisé. Il devrait bientôt exposer à la Gallery S.Bensimon.
Gallery Bensimon. Bensimon/Autour du monde
Au Mexique, la culture n'est pas réservée aux familles les plus aisées: l'accès aux musées est gratuit le dimanche. J'ai vu de nombreuses familles s'y presser: ils sont avides de culture. La richesse n'est pas dans la préciosité des matériaux, mais dans les moyens d'expression. Les images, les couleurs, les rencontres étaient fortes: il en a découlé une collection de peinture aux coloris intenses. J'ai trouvé intéressant d'afficher cette envie de réappropriation du voyage.
Dans votre «antre» du Xe arrondissement, le QG Bensimon, on trouve la dernière collection de vêtements sur des portants, les accessoires, des pièces de design venues de la galerie, les photo de Jean-Marie Perrier que vous aviez exposées à la librairie Artazart, et les peintures pour Ressource sur les murs... Qu'en est-il de cette exposition rétrospective que vous envisagiez de faire?
Elle est difficile à monter. Je crains le côté «hommage», j'aurais presque peur de basculer dans la nécrologie! J'ai une idée bien particulière de ce que je souhaite faire pour raconter l'histoire de Bensimon, son univers, et même s'il me faut des années de plus pour y parvenir, je sais que le projet finira par voir le jour. On m'a proposé des alternatives, mais je n'en fais qu'à ma tête: je ne cède pas.
Mon père me disait: «Tu es comme un cheval sauvage, tu vas trop vite, tu gaspilles ton énergie!». C'est lié à ce que j'appelle ma «vision orientaliste»: la peur de manquer, de rater quelque chose. La crainte d'avoir besoin ou envie d'une chose indisponible. On ajoute un ou deux gilets à la collection, au cas où quelqu'un en aurait besoin; comme les yaourts que je vais empiler dans le frigo – pas pour moi, au cas où un ami viendrait à la maison et aurait, qui sait, une soudaine envie de yaourts...
Je suis animé d'un réel besoin de donner, de partager, d'anticiper les envies d'autrui. Je ne collectionne pas, j'accumule, j'amasse – en fonction de mes coups de cœur, avec discernement, mais en quantité ! Cependant, ma convoitise ne connait pas de frontières: regardez ce tableau, par exemple. Il y a avait une exposition collective, et dans la salle c'est celui-ci qui m'a sauté aux yeux, nul autre. La jeune artiste qui l'a réalisé ne souhaitait pas le vendre, pour des raisons personnelles. J'ai dû user de mon don de conteur, lui expliquer que je le traiterais à sa juste valeur, le mettrais à l'honneur, l'aimerais. Elle a fini par céder, des larmes dans les yeux.
Le showroom. Bensimon/Autour du monde
Mon dernier fait d'armes concerne une sculpture. Voilà trente-sept ans que je me rends régulièrement au Japon. Au fil des voyages, j'ai sympathisé avec un galeriste tokyoïte; un visage sculpté, en bois, posé sur un socle en pierre m'avait intrigué. Le galeriste refusait de me le vendre, il lui avait été donné par une amie. Deux à trois fois par an, je reviens et reprends mon marchandage là où nous l'avions laissé. Rien n'y fait, il refuse de céder. Je comprends bien qu'il ne s'agit pas d'une question d'argent, mais d'un attachement d'une toute autre nature. Impulsion soudaine, je lui propose de me la prêter, afin que nous en profitions tous les deux. J'étais le premier surpris, mais au moment où je vous parle, cette sculpture trône dans mon salon parisien! Et dans un mois, comme promis, elle repartira d'où elle est venue.
Vous avez marchandé en japonais?
Je parle un peu le japonais, il parle un peu l'anglais, et l'un de mes plus vieux amis japonais, incrédule, était témoin (et garant de la véracité) de la scène. L'anglais, le japonais, je les ai appris sur le tas et dans une école de suggestopédie. Une méthode imaginée par un certain Lozanov, psychothérapeute bulgare, qui se vantait de pouvoir faire apprendre une langue 3 à 5 fois plus vite que par le biais d'une méthode traditionnelle. Dans les années 1970, la pratique s'est popularisée, plus particulièrement en Amérique du nord. Là-bas, on l'appelle Superlearning ou Suggestive Accelerated Learning and Teaching (SALT). C'est le secret des journalistes et des espions qui «absorbent» une nouvelle langue étrangère en quelques mois !
Un Canadien avait ouvert son école à Paris, et je m'y suis inscrit. Trois heures de cours du soir pendant moins d'un mois. Pour vous inciter à lâcher prise, on vous baptise d'un autre prénom. J'ai appris 1.200 mots d'anglais en moins d'un mois, et ne les ai jamais oubliés. Le voyage suivant aux Etats-Unis, je pouvais parler politique, économie, aborder tous les sujets. Mon japonais est en revanche plus limité: je sais me déplacer, me nourrir, et connais bon nombre d'insultes, dont j'aime à croire qu'elles me seront toujours utiles.
Et, en dehors du fait de ne pas avoir été espion, nourrissez-vous des regrets?
Je regrette ne pas avoir commis certaines erreurs avant: j'en ai beaucoup tiré, il m'aurait été utile de les faire avant. On ose plus facilement après s'être trompé, on devient plus sûr de soi. Il faut aussi savoir se souvenir d'hier pour préparer demain, surmonter les échecs. Je n'aime pas regarder par-dessus mon épaule, ce qui peut me porter tort: à ne pas savoir remettre dans le contexte, j'ai tendance à juger mes actions passées avec trop de sévérité.
Mais le regret, ça n'a jamais été mon truc. J'ai le souvenir marquant du premier voyage aux Etats-Unis avec mon frère Yves. Nous avions dix-huit, vingt ans, et étions partis avec un budget, une fois payés les frais de transport, d'environ 15 dollars par jour pour deux. On avait épluché tous les guides –c'était quelques décennies avant Internet– et choisi de voyager dans des bus Trailways: les Greyhound étaient pleins de touristes, nous voulions vivre l'expérience à fond.
Serge et Yves. Bensimon/Autour du monde
Un beau jour, nous rencontrons un chef amérindien, avec lequel nous sympathisons. Il nous propose de nous emmener le lendemain faire une balade à cheval près d'un lac, à un endroit quasi sauvage, où «aucun blanc n'était encore allé», nous avait-il assuré. Nous avons décliné, pour continuer nos pérégrinations selon le programme fixé: je n'en éprouve aucun regret. A dire vrai, je chéris plus le souvenir d'un moment qui n'est jamais venu. Qui sait, la réalité nous aurait peut-être grandement déçus?
Ce voyage itinérant a révélé quelque chose : Yves et moi avons vécu des aventures inattendues, des rebondissements surprenants. Une sorte de rite initiatique, qui nous a permis de rebondir à deux: nous avons compris notre complémentarité. C'est ici que commence l'histoire de Bensimon.
Le «personnage» Serge Bensimon, vibrionnant, est-il aussi emblématique de la marque que la tennis?
J'ai le verbe haut, mais c'est souvent une diversion. En réalité, j'observe, j'écoute. Dans le fond, je suis un grand timide; l'exubérance affichée permet aussi de se protéger, de tenir son quant-à-soi. Les gens me renvoient cette image joviale, de facilité… Mais j'ai passé ma vie à me poser des questions, à prendre des paris. Je suis un produit de la méritocracie.
Yves et moi avons suscité du désir, de l'envie à partir de fripes, d'objets dont on ne voulait plus, que nous avons transformés. On avance souvent à l'encontre de l'avis des autres, à contre-courant. On ne fait pas de noir, on ne fait pas de mode. Après 35 ou 40 ans de métier, j’ai encore cette impression d'avoir la bonne idée qui m’arrive au bon moment. Est-ce de la chance, ou un don d’observation?
C'est en tout cas ma méthode, ma vision. Mais je suis sensible à l'idée de la transmission: je voudrais que l'esprit Bensimon se propage, que d'autres puissent aussi prendre le relais. A Lyon, un peu poussé par mon amie Martine Villelongue, directrice de l’Université de la mode, je suis intervenu auprès des étudiants. Pas facile les dix premières minutes, puis on oublie le micro. J’ai avoué sans détour que je me demandais ce que je faisais là, moi qui n’avait pas suivi d’autres cours que ceux de l'école de la vie. Ils ont ri: c’est du théâtre, finalement. Et puis, la note humoristique, ça facilite l’échange, la transmission aussi: ils m'ont vraiment écouté!
Un peu comme avec Bill Murray, tout le monde semble avoir une anecdote rocambolesque à votre sujet. Faut-il les croire?
En tous les cas, mieux vaut que ces histoires émanent des autres! Les gens pensent souvent que j’invente les aventures qui m'arrivent. Vous vous souvenez de ce film de Tim Burton, Big Fish? Quand j’ai vu ce film, je me suis retrouvé dans le personnage du père, joué par Albert Finney: il évoque des histoires extragavantes auxquelles son fils refuse de croire, avant de s’apercevoir qu’en fin de compte tout était véridique. Il y a du fantastique, du merveilleux dans le quotidien: tout le monde peut l’expérimenter, mais tout le monde n’est pas capable de le voir, de le vivre.
Je suis fasciné par la magie, la prestidigitation: j'aurais pu être magicien. On raconte des histoires, on fait porter l'attention sur un détail, on surprend... Quand je rends visite à mes amis ou à ma famille, je passe le voyage en avion à m'entraîner à faire des tours de cartes. Les enfants adorent, les adultes se laissent prendre au jeu. Ça brise la glace, ça créée des liens, et cela abolit aussi la frontière de la langue, de l'âge, du milieu; on rit ensemble.
A Paris, dans une soirée de gala, je reconnais soudainement le magicien monté sur scène: je l'avais connu adolescent, et nous nous retrouvions par hasard, quarante ans après. Je connais quelques tours, je m'y exerce depuis longtemps. On décide, de façon impromptue, de faire un tour ensemble – le voilà tout déstabilisé ! Les spectateurs n'y ont cependant vu que du feu, persuadés que le «double act» avait été dûment prémédité. La magie, c'est s'émerveiller de choses qui n'existent pas, inventer une nouvelle histoire, un autre souvenir.
Serge Bensimon, adepte du «C’était mieux avant?»
Je conserve des souvenirs exceptionnels de ma jeunesse niçoise. On devait gagner l’équivalent de 200 euros, peut-être 300 par mois, mais nous étions les plus heureux du monde! C'étaient les années 1970. On prenait le temps d’apprécier ce que nous avions: déguster une glace, aller voir un film au cinéma, une fois par mois. On avait peu, on attendait avec impatience, et on appréciait. On n’était pas dans la course à la surconsommation…
Le magasin Autour du Monde, rue des Franc-Bourgeois à Paris. Bensimon/Autour du monde
La vie n’était pourtant pas plus difficile, au contraire. Les embûches sont partout aujourd’hui, et surtout dans la course effrénée au plaisir immédiat, à la satisfaction éphémère. Je n’ai pas d’enfant (j'ai cependant la chance d'avoir quelques filleuls au Japon, en France, aux Etats-Unis): à une époque, je vous aurais dit mon regret, aujourd’hui je pense que c’est une chance. Devant un système de valeurs aussi contradictoire, je vous assure que moi aussi, si j’avais vingt ans en 2013, j’irais vers l’argent facile! On suscite trop d’envies, on ne sait plus mériter. Où est passé le goût de l’effort, l'émotion de l'attente?
Est-ce que votre prochaine aventure se mêlerait de politique?
Non, bien qu'on m'ait déjà sollicité. J’aurais bien aimé, pourtant, être maire d’un village, mais un village pauvre et sans ressources, un peu moche, pour prouver qu’on peut faire de l’exceptionnel en partant de rien. Il y a tant d’incohérences! Si un médecin en hôpital gagne à peine plus de 3.000€, qu’un chef d’entreprise se trouve sans cesse pris à la gorge, comment se développer? Il est grand temps de tout remettre à niveau.
Et le scandale des prisons françaises? Pourquoi ne pas donner aux prisonniers la possibilité de suivre des formations pratiques : plomberie, peinture, de quoi travailler à remettre en état les prisons. Ils seraient diplômés, auraient une formation pratique, et pourraient bénéficier de remises de peine en échange de leur labeur.
On oublie que les gens travaillent, le travail se dépouille de sa valeur intrinsèque. Si vous réussissez, c'est une vague déferlante de jalousie qui vous écrase. Quel cliché, quelle hypocrisie! On ne voit cela que par le petit bout de la lorgnette des médias: l'argent, la réussite, mais on oblitère le travail, la prise de risque, les années de travail acharné, le sacrifice.
Vous avez deux bureaux: l'un entouré d'objets d'arts, l'autre équipé d'un Mac – menacé par l'éboulis imminent d'une pile de dossiers et notes.
L’élément décoratif n’est pas celui que vous croyez! Cet ordinateur est un leurre, sachez-le. Il n'est là que pour tromper l'ennemi. La technique fait souvent perdre du temps. Je vais plus vite que cet ordinateur, j’en suis certain. On parle de «fenêtre sur le monde», mais moi j’ai encore besoin d’aller voir, de me rendre compte par moi-même, d’aller toucher, humer, savourer.
Si vous pouviez demander au génie de la lampe (design, la lampe) d'exaucer un voeu, lequel serait-il?
J’adorerais jouer les Gordon Ramsay, quand il débarque dans des restaurants ou hôtels qui frisent la faillite! Prendre la température, faire l'inventaire des horreurs, expliquer haut et fort qu’ils se trompent, redécorer sans demander leur avis aux propriétaires, en me fichant royalement des bien-pensants qui me montreraient du doigt! Prouver que le goût, ça s’éduque.
C’est un peu ce que j’ai fait avec la boutique de Lyon. J’ai passé le bout du nez, j’ai modifié les plans des travaux, fait fabriquer mes couleurs, et imposé ma vision. Tous ont dû se demander où j’allais… mais, en fin de compte, ont salué la cohérence du projet. Et mon «brouillon» a donné naissance à une collection de peintures: je n’en attendais pas tant! L’audace paie encore.
Lancer une maison d'hôtes ou un hôtel un jour, pourquoi pas? Cela dépendra des rencontres qui se feront. Condition sine qua non: qu'on me laisse faire ce que j'ai envie de faire. Si je n'ai pas carte blanche, ce n’est pas la peine de m'approcher! C'est mon luxe. Il ne s'agit pas d'un caprice: je tiens à conserver une ligne cohérente. Pourquoi accoler l'étiquette Bensimon sur un produit qui n'a rien à voir avec la marque? Même si le potentiel commercial était particulièrement juteux, je ne m'y risquerais pas.
Recueilli par Elodie Palasse-Leroux