Ken Loach travaille le 1er mai. A l'heure où le cortège syndical s'ébranle de la place de la Bastille, le cinéaste britannique est à Paris, dans un cinéma du Quartier Latin, pour présenter son dernier film, L'Esprit de 45, en salles en France le 8 mai.
A eux deux, ces jours fériés résument l'histoire de ce documentaire mêlant images d'archives et témoignages, qui raconte comment, en juillet 1945, deux mois après la capitulation de l'Allemagne, une Grande-Bretagne ravagée, épuisée mais victorieuse, a installé au pouvoir un gouvernement travailliste qui, les années suivantes, a instauré un Etat-Providence: création du National Health Service, nationalisation des mines de charbon et d'acier, des chemins de fer...
Habitué aux documentaires d'actualité (Which Side Are You On?, sur la grande grève des mineurs, ou The Flickering Flame, sur les dockers de Liverpool), Loach se lance pour la première fois dans le documentaire historique: «On m'a demandé si je voudrais faire un documentaire d'archives, et j'avais cette idée depuis plusieurs années d'explorer les évènements de l'après-guerre.»
Le cinéaste avait à l'époque neuf ans: «Je me rappelle les fêtes dans la rue à la fin de la guerre, et avoir dû payer chez le docteur, puis ne plus avoir dû payer avec l'assurance-maladie. Mais je ne vivais pas dans une famille politisée, je ne me souviens pas des élections. Seulement des personnages politiques.»
Le «mythe» Churchill et le «modeste» Attlee
Deux personnages principaux, en l'occurrence. Côté conservateur, Winston Churchill, son éternel cigare et son discours blood, sweat and tears. Ou plutôt, pour Loach, le «mythe» Churchill:
«C'était un homme politique très à droite, très clivant, impérialiste, dur envers la classe ouvrière, brutal durant les grèves, hostile à l'indépendance irlandaise... La guerre a été son moment, en fait: c'était un belliciste, cela lui convenait.»
Côté travailliste, Clement Attlee, surtout connu en France pour une blague (sans doute apocryphe) de Churchill sur son côté falot («Un taxi vide s'arrête devant le 10, Downing Street. Mr Atlee en sort»). «Un homme politique extraordinaire. Pas un socialiste, un social-démocrate, très hostile au communisme, estime Loach. Très sous-estimé et modeste, il a fait beaucoup plus en temps de paix que Churchill.»
Lors des élections législatives du 5 juillet 1945, le Labour frôle les 50% des voix et dépasse largement la majorité absolue des sièges. Attlee forme un gouvernement dont un des portefeuilles principaux, la Santé, est confié au député gallois Nye Bevan, chargé de mettre en place, dans la lignée du rapport Beveridge, un système d'assurance-santé.
Exit Churchill (qu'une bande d'archive étonnante de L'Esprit de 45 nous montre sifflé lors d'un meeting, juste après la guerre), mais pour six ans seulement: les conservateurs reviendront au pouvoir dès 1951. «Les travaillistes étaient à court d'énergie, divisés et n'ont pas été capables de mener jusqu'au bout le programme de propriété collective: il n'y avait pas de démocratie industrielle mais une bureaucratie d'Etat. Ils ne sont pas allez assez loin», affirme Loach, en écho aux critiques exprimées dans son film.
«Pas d'opposition substantielle articulée»
Moins de trente ans plus tard, l'arrivée au pouvoir de Thatcher, à un moment où «il était devenu sexy d'être de droite», précipitera le démantèlement partiel du système. Projeté en février à la Berlinale, sorti en mars en Grande-Bretagne, le film arrive en France un mois pile après la mort de la Dame de fer, lors de laquelle a été souligné son impact sur le cinéma social anglais. «Elle était une cible parfaite mais je ne pense pas que vous avez besoin d'un monstre [sic] de ce genre pour générer de bons films», tempère Loach.
Autre actualité qui entre en résonance avec son film, la comparaison permanente entre les années 2010 et les années 30, que valide le cinéaste:
«Chômage de masse, pauvreté importante, danger à l'extrême droite, des boucs-émissaires évidents chez les immigrés, des syndicats très passifs. C'est dangereux, car on sait comment les années 30 se sont terminées.»
A ceci près que, contrairement à 1945, celui qui s'est associé à Left Unity, une initiative de réflexion sur la création d'un nouveau parti à gauche, ne croit pas en le Labour pour y apporter une réponse:
«Nous avons beaucoup de colère, de ressentiment, de cynisme, mais nous n'avons pas d'opposition substantielle articulée. Quand je me suis lancé en politique dans les années 60, la première question que nous nous sommes posés est "Le Labour peut-il être réformé?". Cela fait cinquante ans et je pense qu'il faut regarder la réalité en face, il ne le peut pas.»
«Ce n'est pas un programme d'information»
Eloge quasi-inconditionnel de la propriété publique (Loach estime que la crise des années 70, époque où la Grande-Bretagne, «homme malade de l'Europe», dut faire appel au FMI, est avant tout le symptôme d'un échec du capitalisme) et critique virulente du thatchérisme, L'Esprit de 45 ne surprendra pas les familiers du cinéaste palmé à Cannes il y a sept ans.
Le film a d'ailleurs été accueilli de manière tout aussi tranchée par la presse britannique: le Guardian l'a reçu de manière globalement favorable tout en regrettant quelques imprécisions historiques, tandis que le tabloïd de droite le Daily Mail dénonçait un «fantasme marxiste» et «arriéré» d'un cinéaste «subventionné», critiques reprises de manière édulcorée par un éditorialiste du conservateur The Daily Telegraph.
Ce déséquilibre des points de vue dans son film, Loach le revendique:
«Ce n'est pas un programme d'information. C'est un film sur l'esprit de 45 et ce qui lui est arrivé. Il s'agissait de le capter et de réfléchir dessus depuis le point de vue de ceux qui le revendiquent.»
Le cinéaste voit en effet moins son fil comme un documentaire militant que comme l'«histoire orale» d'une période:
«Nous racontons une histoire oubliée qui est pourtant un moment important: les gens construisaient une société dont ils pensaient qu'elle durerait pour toujours. Ces évènements ont été largement effacés de l'histoire, aucun des principaux partis politiques ne veut s'en souvenir. Cela semble une bonne idée d'enregistrer les souvenirs de ces gens, de manière directe, tant qu'ils sont vivants.»
«Rêvez-vous en couleurs?»
Les témoignages de ces «gens» constituent le principal intérêt du documentaire. Devant la caméra de Loach défilent, aujourd'hui quasiment nonagénaires, des médecins, infirmiers, dockers, mineurs, qui racontent, dans leurs mots et avec leur accent, leurs souvenirs du Blitz («Je me rappelle que mon père m'a emmené à l'école et qu'on a vu une maison en ruines. Devant, une femme disait: "Dire que j'ai fait mes vitres hier"») et de l'après-guerre, depuis ce jour où des larmes ont coulé sur les joues des rugueux mineurs apprenant la victoire du Labour.
Vestiges gravés sur l'écran d'un passé qui disparaîtra bientôt, que Loach filme dans un sobre noir et blanc qui vient se superposer avec celui, un peu passé ou charbonneux, des documents d'archives. Une manière de signifier que ces témoins, toujours en noir et blanc soixante ans après, sont restés fidèles à leurs idéaux? Ou qu'à l'inverse, ceux-ci sont en voie d'extinction, privés des couleurs de la vie? Le réalisateur botte en touche:
«C'était juste un choix esthétique, pour ne pas passer du noir et blanc à la couleur, puis au noir et blanc, puis à la couleur. Cela fait de plus belles images.»
Il est pourtant un moment, à la toute fin, où L'Esprit de 45 bascule brutalement à la couleur, le temps de quelques plans d'archives montrant les célébrations de la victoire alliée, sur fond de confettis et de musique swing. Derrière ces quelques plans colorés, toute la question que l'on se pose, sans avoir de réponse, au sortir du film: une refondation collective semblable à celle de 1945 est-elle possible aujourd'hui, dans le monde de 2013? Ou, pour le dire comme le personnage joué par Claude Rich dans Les Tontons flingueurs: «Rêvez-vous en couleurs?»
Jean-Marie Pottier
L'Esprit de 45, de Ken Loach. 1h34. Distribution: Why Not Productions. Sortie en salles le 8 mai. Egalement disponible en DVD.