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Syrie: Obama doit-il voir rouge?

Temps de lecture : 6 min

Si Assad a bien eu recours à des armes chimiques contre son peuple, s’il a franchi la ligne rouge tracée par Obama, comment le président américain doit-il réagir?

Un combattant de l'Armée syrienne libre, fin janvier 2013, dans la banlieue de Damas. REUTERS/Goran Tomasevic
Un combattant de l'Armée syrienne libre, fin janvier 2013, dans la banlieue de Damas. REUTERS/Goran Tomasevic

Jeudi 25 avril: pendant un moment, la guerre avec la Syrie est apparue comme imminente. Face aux journalistes, le secrétaire à la Défense Chuck Hagel a déclaré qu’au vu de nouvelles analyses des services de renseignements, le président syrien Bachar el-Assad avait très certainement fait usage d’armes chimiques –du gaz sarin, plus précisément– contre les forces rebelles.

Le président Barack Obama l’a souvent répété –au moins cinq fois au cours des huit derniers mois: l’utilisation d’armes chimiques à cette fin constituait une «ligne rouge» à ne pas franchir. Si ce n’était pas une menace, cela s’en rapprochait furieusement. Lorsqu’un président parle de «ligne rouge» sans agir lorsque cette dernière est franchie, il ne pourra plus jamais fixer cette limite (menacer de répondre à un acte répréhensible par la force) en espérant être pris au sérieux par quiconque, amis comme ennemis.

Obama n’a pas dit autre chose en lançant l’avertissement de la «ligne rouge» à la Syrie. L’utilisation d’armes chimiques entraînerait «des conséquences énormes», avait-t-il ainsi déclaré. Elle «changerait les règles du jeu de notre point de vue», avait-t-il précisé lors d’une autre occasion. Lors d’une troisième allocution, il avait affirmé qu’un tel acte serait «complètement inacceptable» et qu’Assad en serait «tenu pour responsable».

Que peut-on donc conclure des informations délivrées par Chuck Hagel? La ligne rouge a-t-elle été franchie? Comment le président américain va-t-il réagir?

Voici, en substance, ce qu’a déclaré la Maison Blanche jeudi après-midi: Oula, attendez, pas si vite.

Preuves de culpabilité

La déclaration de Hagel était empreinte de sévérité, mais il a fait remarquer que les services de renseignements américains étaient parvenus à cette conclusion «avec différents degrés de certitude». Dans une lettre adressée à plusieurs sénateurs, le responsable de la Maison Blanche chargé des relations avec le Congrès a de nouveau insisté sur ce point.

Lors d’une conférence téléphonique avec la presse, un haut fonctionnaire de la Maison Blanche est allé encore plus loin. Il a reconnu qu’il existait des «preuves physiologiques» de l’utilisation du gaz sarin en Syrie (il n’a pas précisé si ces traces avaient été retrouvées sur des personnes ou sur le sol). Il a toutefois expliqué que le Président voulait avoir plus d’éléments en main avant de déclarer que la ligne rouge avait bien été franchie, et ce notamment pour ce qui concernait la «chaîne de traçabilité».

Qui a utilisé le sarin? Le gaz a-t-il été diffusé délibérément? Le haut fonctionnaire a reconnu qu’Assad – ou un membre de son régime – était sans doute responsable, mais qu’un «sans doute» n’était pas suffisant pour agir. Etant donné la gravité de la question, et les erreurs d’analyse ayant marqué «l’histoire récente» (allusion transparente aux fausses armes de destruction massive qui ont justifié l’invasion de l’Irak), le Président américain – ce président – a besoin d’en savoir plus. Il veut des conclusions établies «avec certitude».

Pas besoin d’être un faucon pour se demander si le Président ne place pas la barre trop haut. Au fil de l’histoire des renseignements, on dénombre peu d’analyses énonçant leurs conclusions avec certitude. Et l’idée de reconstituer la «chaîne de traçabilité» avec certitude, d’obtenir des preuves permettant d’affirmer que les traces de gaz sarin retrouvées dans des échantillons sanguins de rebelles syriens (si l’on en croit de nouveaux rapports) proviennent bel et bien d’armes utilisées par des forces fidèles au régime d’Assad, n’est pas franchement réaliste.

Obligation d'agir

Dans le même temps, il est difficile de reprocher cette extrême prudence. Affirmer qu’Assad a bel et bien fait usage d’armes chimiques reviendrait à dire qu’il a franchi la ligne rouge tant redoutée – et Obama se verrait alors dans l’obligation de réagir. Cette réaction ne prendrait pas nécessairement la forme d’un conflit armé, mais elle pourrait provoquer une intensification de la situation nécessitant un déploiement de Marines, de forces spéciales, d’avions de chasse, de missiles de croisière ou de drones armés – et la guerre pourrait vite éclater.

Dans son approche de la guerre et de la paix, Obama a toujours montré qu’il exécrait une chose : la perspective d’une intensification incontrôlée. (Il ressemble à cet égard à John F. Kennedy). Et – comme il le sait sans doute – la Syrie n’est pas la Libye; la Libye où un dictateur assiégé, isolé, n’était plus soutenu que par des mercenaires étrangers. Assad a l’armée syrienne de son côté (à l’exception de quelques haut gradés déserteurs). Il est soutenu par plusieurs communautés au sein de la population syrienne, et notamment par les chrétiens, qui redoutent une prise du pouvoir par les rebelles musulmans (on y dénombre des islamistes radicaux). Il est soutenu (à divers degrés) par la Russie, la Chine et l’Iran. Le renversement d’Assad pourrait bien marquer non pas la fin, mais le début d’un nouveau chapitre d’une guerre civile en plein essor.

Dans un premier temps, Obama pourrait réagir au franchissement de la ligne de manière à limiter l’engagement du pays. Il pourrait fournir des armes aux rebelles, mettre en place une zone d’exclusion aérienne ou bombarder certaines «cibles de grande valeur» du régime, entre autres possibilités. Le Comité des chefs d’Etats-majors interarmées a sans doute préparé une liste recensant toutes ces options, avec des petites cases devant chaque ligne, pour que le président américain puisse cocher ses choix.

Mais tout président redoutant l’intensification – et tout président ayant lu l’histoire de la guerre du Vietnam, ce qui est le cas d’Obama – sait qu’une action appelle toujours une réaction. Que se passera-t-il si l’Amérique fait le premier pas? Que se passera-t-il lorsque les Syriens riposteront, intensifiant par là même le conflit? Qui paiera les pots cassés? Combien cette (énième) entreprise hasardeuse, aussi bien intentionnée soit-elle, coûterait-elle – en vies et en dollars? Les sénateurs qui exhortent aujourd’hui le président à intervenir militairement seraient les premiers à s’en laver les mains et à le transformer en bouc émissaire si la Syrie de l’après-guerre sombrait dans le chaos – et cela, Obama le sait sans doute.

Donner du temps au temps

Reste qu’il est bien difficile de rester aveugle au franchissement d’une ligne rouge; après tout, la ligne n’est pas rouge par hasard. Celui qui a lancé l’avertissement ne peut fermer les yeux sur l’acte. C’est pourquoi les chefs d’Etat n’aiment pas fixer de lignes: elles les forcent à agir, et il n’est pas toujours simple de déterminer si l’action (ou quel type d’action) sera véritablement utile au bout du compte.

Mais quant à l’utilisation des armes chimiques en Syrie, le dilemme de la ligne rouge n’est pas une simple affaire de «perceptions», il ne s’agit pas simplement de préserver la «crédibilité» américaine. Nous parlons également d’un acte épouvantable, d’une violation du droit international et de toutes les règles d’éthique et de sécurité. Si Assad est coupable (et si le niveau de preuve de cette culpabilité est raisonnablement élevé), il serait fâcheux de laisser ce régime agir à sa guise, et ce à plus d’un titre.

Peut-être Obama essaie-t-il de gagner du temps. Du temps pour élaborer un plan d’action. Pour consulter ses alliés dans la région (la Turquie, la Jordanie et les Etats du Golfe sont d’une importance primordiale). Pour savoir si ces derniers éléments de preuve peuvent faire évoluer l’attitude des Russes et des Chinois —il serait moins risqué de s’en prendre au régime si ce dernier était privé de ses alliés, et une résolution des Nations Unies serait particulièrement utile. Peut-être aussi pour prendre la mesure des dissensions au sein de l’entourage d’Assad (un coup d’Etat nous épargnerait nombre incalculable de difficultés).

Espions et diplomates sont peut-être déjà en train d’envisager toutes ces possibilités. Ce serait une bonne chose. Obama a parfaitement raison d’exécrer l’intensification des conflits. Mais il a aussi eu parfaitement raison de mettre en garde le régime syrien contre l’utilisation des armes chimiques. Ces deux instincts –la mise en place d’une ligne rouge, et la réticence à sanctionner son franchissement– semblent sur le point d’entrer en conflit. Il devra agir. Mais il doit se garder de le faire dans l’urgence.

Fred Kaplan

Traduit par Jean-Clément Nau

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