Culture

«La Maison de la radio» vue par ceux qui y vivent

Temps de lecture : 6 min

Dans son dernier documentaire, sorti début avril, Nicolas Philibert donne à voir les entrailles de la prestigieuse «maison» de Radio France, mi-forteresse, mi-fenêtre sur le monde. Et qu’en ont pensé ceux qui la pratiquent de l’intérieur? Les avis sont partagés.

«La Maison de la radio» de Nicolas Philibert (Les Films du losange).
«La Maison de la radio» de Nicolas Philibert (Les Films du losange).

Une attachée de presse s’enquiert: «Ce film, ça intéresse qui, passé le périph’ parisien?» Au Mouv’, on ironise dans les couloirs: «Ah, le film sur Radio France? Le film sur France Inter, tu veux dire?» Une petite pique envers l’inégalité de traitement des différentes stations publiques opérée dans La Maison de la radio par le documentariste Nicolas Philibert.

De janvier à juillet 2011, l’auteur d’Être et avoir a posé sa caméra un peu partout dans la Maison ronde, composée de sept stations et quatre formations musicales. Sorti le 3 avril, son film a attiré 60.000 spectateurs en salles pendant ses deux premières semaines d'exploitation, loin du succès de son documentaire sur l'éducation qui, au terme d'une carrière d'une très grande stabilité, avait dépassé les 1,6 million d'entrées en France.

La critique a été mitigée: difficile pour le journaliste du cru ou le confrère extérieur de poser un œil objectif sur cette Maison de la radio philibertienne. Quant au public, la radio est une pratique culturelle qui a ses adeptes et ses néophytes: le documentaire parle aux passionnés et aux curieux.

Les faces méconnues de Radio France

Le film de Nicolas Philibert n’est pourtant pas un panégyrique corporatiste destiné à trois reporters parisiens aimant se regarder le nombril.

Première idée reçue: on confond trop souvent Maison de la radio et journalisme. Radio France compte 700 journalistes en CDI, une centaine de CDD —le «planning», réservoir où piochent les stations pour combler des remplacements ponctuels— ainsi qu’une soixantaine de pigistes. Une minorité parmi les 140 métiers et 4.300 collaborateurs qui font tourner la Maison ronde.

En cela, Élora [*], pétillante jeune journaliste du planning, estime que le film est une réussite:

«Philibert dévoile des faces méconnues dont beaucoup de gens ignoraient jusqu'ici l'existence, y compris les salariés de Radio France. La maison de la radio, ce n’est pas UNE ambiance, c’est un panel d’activités diverses, produites au même endroit au même moment, et qu’on connaît plus ou moins bien.

Le film restitue cette réalité-là. Dans ce bâtiment s’activent des journalistes, mais aussi des musiciens, des ingénieurs du son, des acteurs, des réalisateurs qui enregistrent des fictions [pièces de théâtre diffusables à l’antenne, NDLR]…»

En radio comme ailleurs, on parle le jargon du métier: le «réalisateur» est le «metteur en ondes» qui, à partir d’un texte, va penser sa transformation en objet sonore. Le «producteur» est l’équivalent de l’animateur télé et relève des «programmes», tandis qu’un «journaliste» dépend d’une rédaction.

Ces distinctions sont évidentes pour un connaisseur, peut-être pas pour l’auditeur-spectateur lambda. L’absence de commentaires apporte fluidité à l’enchaînement de séquences orchestré par le cinéaste, mais paume en revanche celui qui n’a pas une connaissance aigüe de cet univers.

Un pari trop audacieux?

Nicolas Philibert (qui n'a pas donné suite à notre demande d'interview) entendait «filmer l’invisible» en se focalisant sur la spécificité de l’entreprise Radio France: «l’enregistrement des émissions radiophoniques», c’est-à-dire la création d’un «son» informatif, créatif ou mélodique. Pour ensuite «appréhender [les images tournées] comme du matériau brut à partir duquel à [s]on tour, [il] construirai[t] un récit».

L’intention était claire: ni film institutionnel, ni opération de com’, ni œuvre pédagogique, mais celle d’un artiste. On touche peut-être à une faille du propos.

Intituler une œuvre La Maison de la radio en admettant qu’elle ne sera pas représentative dudit établissement pose d’emblée un problème. On s’interroge sur l'appartenance même au genre «documentaire»: n’y aurait-il pas tromperie sur la marchandise?

Ernest [*] journaliste à France Bleu, ne mâche pas ses mots:

«On n’apprend rien sur le fonctionnement d’une radio… Déjà, on ne voit jamais qu’elle est ronde, cette maison! Or, pourquoi est-elle ronde? Pour que les studios offrent une meilleure acoustique. Pourquoi est-elle située dans le XVIe? Parce qu’il n’y a pas les vibrations du métro en-dessous et la tour Eiffel toute proche fait office d’émetteur: ce n’est mentionné nulle part et pourtant, c’est ça, le "son"!

Philibert livre une version fantasmée et intellectuelle, absolument pas concrète, du média "radio". Il n’a pas du tout dépeint mon métier ou les problématiques de la radio en 2013. Il ne révèle pas ce que c’est que le timing, la pression, la concurrence avec la télé... Tous les problèmes liés à cette maison, il n’en évoque pas un seul, ce que je trouve dommage quand on se prétend documentariste. Il aurait dû appeler ça "MA maison de la radio".

C’est tellement subjectif, ça en devient presque faux. Des syndicats se battent parce que nous sommes contraints à une productivité effrénée et tout ce que Philibert montre, ce sont des gens qui ont le temps. Il nous expose l’inverse de l’époque!»

L’impression d’une jolie façade enchantée, d’une suite de saynètes drôles ou incongrues, laisse aux placards les aspérités et les parts d’ombres inhérentes à toute institution. Quid du nombre important de précaires, qui permettent à cette maison d’exister au jour le jour, du journaliste à l’ingénieur du son en passant par l’attaché d’émission, cette petite main qui assiste la personne au micro sans toujours bénéficier d’une réelle reconnaissance?

Hasard du calendrier, le 2 avril, veille de la sortie du film, un collectif anonyme baptisé «Les Journalistes précaires de Radio France» interpellait la direction: une réalité assez peu raccord avec le ton global de la vision philibertienne. Les salariés de Radio France ont-ils projeté leurs propres attentes sur le film, espérant qu’il leur rende justice ou hommage? Cela expliquerait le rejet de certains…

Récit à sketch fantaisiste

Clément [*], chroniqueur et journaliste à Radio France, ne voit pas cette absence de militantisme comme une faute:

«Admettons que le film de Philibert soit d’abord un "film", c’est-à-dire une "œuvre artistique" avec un parti pris: la Maison de la radio sera un monde à l’écart du monde, avec une temporalité propre. Les mêmes scènes auraient pu être tournées il y a 30 ans, du xylophone du jeu des 1.000 euros jusqu’à l’extraordinaire question à rallonge du manifestement peu 2.0 Alain Bédouet.

Ce qui me semble intéressant, c’est que ça ne correspond que très peu à mon quotidien. En tant que journaliste, je suis au contraire plongé dans mon époque et stressé en permanence par la pendule. Philibert cherche à nous divertir et ça fonctionne. Et je le remercie de me présenter des professions insolites et rares, le directeur artistique du Chœur de Radio France Matthias Brauer ou l'audionaturaliste Marc Namblard, avant que les contraintes de rentabilité et d’audimat emportent ces talents loin de la Maison ronde.»

Philibert aurait-il fait œuvre d’archiviste, section «patrimoine en voie d’extinction»? Thomas Baumgartner, en charge de L’Atelier du son sur France Culture et présent dans les dernières minutes du film, s’insurge contre cette vision:

«Dans le film, je vois une radio dans son époque, pas un vieux meuble qui sent l’encaustique! Si une certaine radio créative se vit parfois en "résistance", elle demeure absolument contemporaine, multiple et vivace. Et on y trouve une bonne partie de cette fameuse "différence" que la radio publique revendique souvent, et à juste titre. On n’est pas dans les traces d’un âge d’or finissant: on est au présent!

Pierre Bastien, que l’on voit dans mon émission à l’écran, a une actualité artistique très active de par le monde: il ne représente pas le vestige d’une autre époque. Nicolas Philibert a filmé une radio totale, qu’il aime et dont il trouve que ce serait dommage qu’elle s’achève. Il dit lui-même qu’il a failli sous-titrer son documentaire: "Pourvu que ça dure".

Quant au reste, c’est le film d’un auteur, il y a donc des choix, des angles, des rythmes. Et l’engagement est dans le sujet même: le service public, la diffusion pour tous du savoir, de l’information, de l’artistique, la mécanique collective que cela implique...»

À voir donc si le documentaire sera toujours «actuel» dans quelques années. Reste que Philibert possède ce don d’écouter et de capter l’humanité des êtres qu’il filme: parmi ses personnages «fil rouge», certains, Marie-Claude Pinson et le «tatiesque» Marc Namblard en tête, dégagent un charisme évident et leurs interventions deviennent de vraies scènes de cinéma, comme si l’artiste Philibert s’était entouré de comédiens non professionnels.

C’est peut-être la meilleure façon d’envisager l’œuvre: ne pas en attendre une vérité sociologique, mais apprécier un récit à sketchs fantaisiste, où la radio imprime les corps et les gestuelles. Ça va mieux en le disant. Élora conclut avec humour:

«Une amie journaliste télé s’est exclamée en sortant de la séance: "J’aurais pu regarder ça pendant des heures!"»

Gabrielle Edelman

[*] Les prénoms ont été changés. Revenir à l'article

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