Nadine Morano, Bernard Laporte, Nicolas Sarkozy, Eric Zemmour, Alain Bauer, Michèle Alliot-Marie, Jacques Attali (cofondateur et actionnaire de Slate.fr), Bernard Henri-Lévy... Les photographies de ces personnalités et de beaucoup d'autres (dont des parents de victimes de faits divers sanglants) sont affichées sur le «mur des cons» des locaux du Syndicat de la magistrature (SM, qui représente 30% de la profession).
L'existence de ce mur a été révélée, mercredi 24 avril, par le site Atlantico dans une vidéo capturée par un magistrat «non syndiqué» —ou un journaliste du site lui-même, affirme le SM. Essentiellement composé de clichés de personnalités de droite, il affiche également le visage de quelques élus de gauche, comme le ministre de l'Intérieur Manuel Valls.
Qualifié de «pilori judiciaire» par Bruno Beschizza, secrétaire national de l’UMP à l'emploi des forces de sécurité, ce «mur des cons» a provoqué une tempête à droite, tandis que certains y voient une simple anecdote instrumentalisée par les adversaires du SM pour le discréditer. L'affaire pose en tout cas une série de questions juridiques sur le statut des magistrats et leur liberté d'expression.
1. Que risquent les magistrats au niveau disciplinaire?
La ministre de la Justice Christiane Taubira a annoncé jeudi devant le Sénat la saisine du Conseil supérieur de la magistrature pour avis. Celui-ci jugera s'il y a eu, de la part des magistrats du syndicat, un «manquement à la déontologie».
Le Conseil supérieur de la magistrature assiste le président de la République dans sa fonction de garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire et des magistrats par rapport au pouvoir exécutif.
L'ordonnance du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature caractérise la faute disciplinaire comme «tout manquement par un magistrat aux devoirs de son état, à l'honneur, à la délicatesse ou à la dignité», puis précise:
«Toute délibération politique est interdite au corps judiciaire. Toute manifestation d'hostilité au principe ou à la forme du gouvernement de la République est interdite aux magistrats, de même que toute démonstration de nature politique incompatible avec la réserve que leur imposent leurs fonctions [...].»
Avec ce «mur des cons», les magistrats syndicalistes ont-ils violé leur devoir de réserve? La balance pencherait plutôt vers le non, car ils ne se trouvaient pas en fonction et exerçaient leur activité syndicale. Ce mur a été élaboré dans les bureaux du syndicat, un lieu indépendant de l'exercice de leur métier au sens strict. S'il avait été affiché dans le bureau d’un magistrat, le manquement au devoir de réserve par celui-ci aurait été avéré.
Cependant, délimiter les contours de l’application de l’obligation du devoir de réserve reste très difficile. Il est tout à fait possible de considérer qu’un agent de l’Etat exerce sa fonction en permanence et doit en toute circonstance faire preuve de prudence dans ses actes et ses propos. Christiane Taubira a d'ailleurs déclaré jeudi à ce sujet que «le devoir de réserve des magistrats suppose de la retenue même dans le cadre de l'expression syndicale».
2. Et au niveau judiciaire?
La sanction judiciaire que risquent les magistrats dépend de la nature de l'offense ainsi que du caractère privé ou public des locaux du Syndicat de la magistrature.
L'article 29 de la loi de 1881 sur la liberté de la presse définit l'injure comme «toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferme l'imputation d'aucun fait». Elle se distingue de la diffamation, qui est l'«allégation ou imputation d'un fait qui porte atteinte à l'honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé».
En affichant les photographies de certaines personnalités sur un mur des cons, les magistrats se rendent coupables d'injure. Reste à déterminer si elle est publique ou non.
Selon Françoise Martres, présidente du syndicat, la vidéo a été «prise à [leur] insu dans un lieu privé, [leur] local syndical, qui n'est pas accessible au public». Si la justice est saisie d'une plainte (Brice Hortefeux ainsi que deux autres «victimes» au moins en ont l'intention) et confirme le caractère privé de ces locaux, les magistrats sont coupables d'injure non publique et ne risquent pas grand chose.
«Il s'agit d'une contravention de première classe pour laquelle ils encourent 38 euros par personne qui porte plainte», a expliqué à L'Express Maître Eolas, avocat au barreau de Paris et célèbre blogueur juridique. Il ajoute que cette amende pourrait même être évitée en raison du délai de prescription du délit d’injure non publique, qui est de trois mois (sachant que les membres du SM affirment que ce mur date de la présidence Sarkozy, donc d'il y a au moins un an).
En revanche, s'il s’avère que les locaux du syndicat ont accueilli des conférences de presse, leur caractère privé pourrait être contesté. En effet, la jurisprudence judiciaire définit un lieu ouvert au public comme «lieu accessible à tous, sans autorisation spéciale de quiconque, que l’accès en soit permanent et inconditionnel ou subordonné à certaines conditions». Dans ce cas, les magistrats ayant créé le «mur des cons» se seraient rendu coupables d'injures publiques et encourraient jusqu'à 12.000 euros d'amende.
3. L'affaire pourrait-elle donner lieu à des récusations?
Si les auteurs du «mur des cons» sont identifiés et qu'ils sont juges sur une affaire qui concerne un des «cons», ils risquent d'être l'objet de requêtes en suspicion légitime. «Ce qui risque de se passer, c'est qu'une fois les auteurs du mur identifiés, on s'aperçoive qu'ils ont des procédures en cours avec certains des "cons" affichés, explique Maître Pierre-Louis Piloix, avocat pénaliste au barreau de Lyon. Ils pourraient alors être récusés.»
Le juge, lorsqu’il est saisi d’une affaire, a en effet une obligation de neutralité et d’indépendance vis-à-vis des parties pour garantir son impartialité. Si les parties suspectent que ces principes ne pourront être tenus par le magistrat, elles peuvent déposer une demande de récusation par le biais de leur avocat.
Les motifs sont cependant très précis et sont énumérés en huit points dans l'article L731-1 du Code de l’organisation judiciaire. Il relève par exemple les liens familiaux, financiers ou d’intérêt possibles entre le juge ou son conjoint et les parties, ou encore le cas où «il y a amitié ou inimitié notoire entre le juge et l'une des parties». Au regard de la loi française, les opinions politiques du magistrat ne peuvent être un motif valable de récusation.
4. Le Syndicat de la magistrature peut-il être dissout?
S'engouffrant dans la polémique ouverte par le «mur des cons», le Front national, imité notamment par Nadine Morano, a émis de le souhait de voir dissout le Syndicat de la magistrature.
Ce n’est pas la première fois que le FN appelle à la dissolution du syndicat: il l'avait déjà fait en 1998, critiquant des «prises de position» privilégiant «l'action politique, sans rapport avec la défense de la profession de magistrat [...]». Sa requête auprès du tribunal de grande instance n’avait pas abouti.
La justice a cependant déjà procédé par le passé à des dissolutions de syndicats en raison de leurs tendances politiques. L’exemple le plus éclairant concerne... le même Front national, à la même époque: deux syndicats, le FN-police et le FN-pénitentiaire, avaient été interdits car jugés directement liés au parti. La Cour de cassation, dans son arrêt du 10 avril 1998, avait estimé que ces organisations étaient «l'instrument d'un parti politique» dont elles serviraient «exclusivement les intérêts et les objectifs». L’avocat général s’était appuyé sur l'article L2131-1 du Code du travail, qui dispose que:
«Les syndicats professionnels ont exclusivement pour objet l'étude et la défense des droits ainsi que des intérêts matériels et moraux, tant collectifs qu'individuels, des personnes mentionnées dans leurs statuts.»
Un syndicat peut donc être dissout par la justice quand celle-ci considère qu’il ne répond pas à la définition légale du syndicat et au principe d’indépendance envers tout pouvoir ou parti politique. Mais le cas du SM n'a que peu à voir avec les exemples ci-dessus car, s'il est ouvertement de sensibilité de gauche (il a appelé à voter contre Sarkozy en 2012), il ne s'appelle pas «PS-magistrature» et son «mur des cons» ne contient pas que des personnalités classées à droite.
Célésia Barry et Mathilde Sagaire