Il ne faudrait pas que les hauts fourneaux de Florange, dont l'extinction débute ce mercredi 24 avril, s’éteignent pour rien. Et que demain, en Lorraine ou dans une autre région de France, à propos de sidérurgie ou de toute autre activité, on assiste à nouveau au spectacle pitoyable d’un Etat appelé uniquement pour jouer les pompiers et compter les emplois perdus.
Des emplois détruits par la désaffection d’une entreprise, avec les répercussions chez les sous-traitants, mais perdus aussi pour les générations à venir, avec la disparition d’une activité qui fonda le développement d’une région. Sans qu’aucune transition n’ait été préparée.
Après avoir redressé la sidérurgie française, l’Etat avait passé la main au privé sans conserver aucun moyen de contrôle —il en existe pourtant, qui permettent de s’opposer à une OPA hostile. C’est ce qui permit au groupe Mittal de s’emparer du groupe européen Arcelor en 2006. L’Etat a failli.
Il est vrai que l’Etat français n’était pas le seul concerné dans ce groupe franco-hispano-belgo-luxembourgeois. Il aurait pu toutefois prévoir des dispositions pour que les engagements d’investissements soient tenus. Mais il aurait fallu pour cela qu’il eût un projet dans la sidérurgie.
Quand l’Etat déserte un secteur stratégique
En plus, malgré les batteries d’indicateurs et de clignotants dont il dispose, il n’a pas su anticiper la situation. Pourtant, depuis des décennies et combien de naufrages industriels, les crises et les alertes en Lorraine n’ont pas manqué. La région comptait une cinquantaine de hauts fourneaux lorsque la gauche arriva au pouvoir en 1981. Il n’en reste plus que deux, qui vont s’éteindre.
En trente ans depuis les fermetures de Longwy, l’Etat n’aurait-il rien appris? A Florange aujourd’hui, malgré les promesses de François Hollande, comme à Gandrange hier, malgré celles de Nicolas Sarkozy, les pouvoirs publics sont pris au dépourvu. Alors que, pour éviter une multiplication des friches industrielles, ils auraient dû échafauder des politiques alternatives qui ne reposent pas sur les seuls intérêts d’un groupe privé.
Il est temps, sans brandir le spectre de la nationalisation systématique et sans la repousser de façon dogmatique, de redessiner une politique industrielle française avec une vision de long terme. Non pas pour que la puissance publique s’implique en lieu et place des acteurs privés dans l’exploitation des outils de production, mais pour qu’elle ne leur délègue pas le pouvoir de décider seuls de l’avenir d’une activité, surtout dans un secteur aussi stratégique pour l’économie que la sidérurgie.
Même la très libérale Commission européenne est intervenue en demandant à ArcelorMittal de renoncer aux fermetures de sites, au nom du caractère crucial de la sidérurgie pour la croissance de l’Europe. Quand un secteur est un socle pour l’activité, il est un moment où le politique doit pouvoir reprendre la main.
Mais le gouvernement pas plus que la Commission n’ont pu détourner ArcelorMittal de son objectif, ni empêcher la fermeture des hauts fourneaux de Florange.
Face à l’industriel, le politique est nu.
Même le projet LIS (low impact steel) pour la valorisation des émissions de CO2 ressemble à un leurre lancé par l’industriel après le retrait du projet Ulcos pour l’enfouissement de ces émissions à Florange. Un retrait qui, précisément, signait la fin des deux derniers hauts fourneaux.
Quand intérêts publics et privés ne concordent pas
Il ne s’agit pas d’opposer des idéologies, mais de considérer que l’horizon dans lequel se projette une entreprise privée ne correspond pas à la vision à beaucoup plus long terme qui doit être celle d’un Etat. Et d’admettre que les paramètres économiques sur lesquels se fondent les choix d’une entreprise ne sont pas ceux qu’un Etat doit prendre en compte: la notion même d’efficacité économique varie selon que l’on rend des comptes à des actionnaires ou à des citoyens.
En temps de crise, les intérêts à court et moyen terme de l’entreprise s’opposent par construction à ceux à long terme de la collectivité. Toutefois, on ne peut laisser l’une définir des stratégies dont l’autre ne peut que ramasser les morceaux lorsque ces stratégies échouent.
Par exemple, lorsqu’une entreprise ferme un site pour défendre ses intérêts, les pertes d’emploi et la réhabilitation des friches industrielles ont un coût humain que l’Etat ne peut ignorer et que l’entreprise lui abandonne. Même chose pour le coût financier que la collectivité doit assumer dans le temps, bien au-delà de la seule fermeture à la charge de l’entreprise.
Combien coûtent le chômage, la désaffection des sous-traitants, la réhabilitation, la reconstruction… Et comment évalue-t-on la détresse? Pour les exclus du marché du travail, le mot n’est pas trop fort. Un Etat ne peut s’en désintéresser.
Quand ArcelorMittal réoriente ses priorités
Tel est le cas de figure dans la sidérurgie française, qui voit s’opposer l’Etat et ArcelorMittal. Certes, au niveau mondial, la Chine a fait une entrée fracassante sur le marché, triplant à 45% sa part de marché en dix ans lorsque l’Europe a vu la sienne divisée par deux à 12% sur la même période. Est-ce une raison pour céder la place?
Pour ArcelorMittal, c’est certain. Supportant une dette énorme de plus de 21 milliards de dollars en 2012 et devant digérer une perte nette de 3,7 milliards l’an dernier, le groupe taille dans ses actifs les moins rentables pour ramener sa dette à 12,6 milliards de dollars en 2015 et revenir aux bénéfices (près d’un milliard de dollars attendus dès cette année).
Pour le groupe, il s’agit de relever le niveau de l’action, tombé de 63 dollars en mai 2008 à environ 9 dollars à la mi-avril 2013. Priorité est donc donnée aux usines les plus rentables du groupe sur les marchés émergents et aux investissements dans le secteur minier qui fournit actuellement de plus fortes marges que la production d’acier, comme le souligne le rapport Faure de juillet 2012 sur la filière acier en France.
Clairement, l’avenir à long terme de la sidérurgie en Lorraine ne fait pas partie des priorités du groupe. Au contraire: si relever les prix de l’acier passe par une réduction des capacités mondiales, ArcelorMittal est prêt à en fermer et à faire obstacle à tout rachat par des concurrents.
Quand l’Etat a perdu toute vision industrielle
Mais il n’appartient pas à un groupe privé de faire la politique industrielle de la France ni celle de l’aménagement du territoire. C’est à l’Etat de définir des règles, fixer des objectifs et créer un contexte favorable pour les atteindre. Aux industriels, ensuite, d’entrer dans le jeu.
Le problème, c’est que les gouvernements en France, de droite comme de gauche, n’ont plus exprimé de vision industrielle depuis vingt ans. La réussite allemande montre que ni l’Europe ni l’euro n’en sont responsables. C’est une question de volonté politique, comme en Chine ou en Corée, ou auparavant au Japon, qui a bâti son rayonnement industriel sur la toute puissance de son ministère de l’Industrie.
D’ailleurs, certaines filières françaises ont bénéficié par le passé d’une vision stratégique et d’un engagement de l’Etat, comme l’aéronautique, le nucléaire et l’électricité. Le résultat fut au rendez-vous, même s'il y eut aussi des échecs, comme dans l’informatique.
Aujourd’hui, en dehors de sauvetages ponctuels, il n’existe plus de vision globale pour l’industrie. Pechiney en avait déjà fait les frais en 2003. L’automobile, aujourd’hui, dérape à son tour.
Les filières tardent à se reconstituer. La stratégie doit être reconstruite, en même temps que la compétitivité restaurée.
Il faudra du temps pour aboutir. On en est seulement aux replâtrages. Trop tard pour la filière chaude de la sidérurgie lorraine. Reste à consolider les sites de Dunkerque et Fos-sur-mer.
Gilles Bridier