L'atmosphère est tendue en Europe, où la rigueur germanique commence à lasser, comme l'illustrent l'appel à une éventuelle «confrontation» avec Berlin lancé par le président de l'Assemblée nationale Claude Bartolone ou le texte du PS réclamant un «affrontement démocratique» avec le partenaire allemand. A l’opposé, en Allemagne ou en Finlande, des jugements sévères sont portés sur l’Europe du sud. Tout cela risque de mal finir.
De fait, on a vraiment l’impression que l’Europe se délite sous nos yeux. En Allemagne, on ne compte plus les dérapages verbaux de dirigeants politiques et économiques présentant les Européens du sud comme des fainéants qui en veulent à l’argent des Allemands qui, eux, travaillent et gèrent correctement leur économie. En Finlande, à en croire des sondages, la moitié des citoyens se montrent hostiles à l’idée de nouveaux plans de sauvetage européens, quitte à mettre l’euro en péril.
Dans les pays qui ont dû se résoudre à appeler leurs partenaires européens à l’aide, on dénonce la dureté des traitements imposés, dureté attribuée pour l’essentiel à Angela Merkel et aux autres dirigeants du nord. La zone euro se retrouve ainsi coupée en deux, avec une France qui apparaît plus proche du sud que du nord par bien des aspects de sa situation économique.
Des torts partagés
Comme toujours, la réalité est plus nuancée. Les populations du sud devraient d’abord interpeller leurs dirigeants: si on leur fait avaler des potions aussi amères, c’est bien parce que leurs pays ont été mal gérés et que leur état de santé est vraiment critique.
Mais il est vrai que l’Allemagne ne fait rien pour leur éviter des traitements aussi désagréables. Angela Merkel, à l’approche d’échéances électorales importantes, ne semble avoir qu’un seul souci: montrer aux électeurs allemands qu’elle défend fermement leurs intérêts et que les aides aux autres pays européens sont calculées au plus juste.
Les déclarations intempestives du président néerlandais de l’Eurogroupe, Jeroen Dijsselbloem, selon lequel la mise à contribution des déposants des banques chypriotes pourrait faire école, ont constitué une énorme gaffe: ce néophyte des finances européennes, nommé à la présidence de l’Eurogroupe pour mener la politique allemande, n’aurait jamais dû dire aussi brutalement la vérité! Car c’est bien ainsi que les dirigeants allemands voient la gestion future des crises bancaires en Europe: le Mécanisme européen de solidarité a été créé pour ne pas servir er tout sera fait pour que les contribuables ne soient pas sollicités.
Il est normal qu’un gouvernement soit soucieux des deniers de ses concitoyens. Mais l’appartenance à une union ne peut avoir que des avantages. On ne sait pas ce que les crises successives ont coûté à l’Allemagne –il faudra attendre de voir quel montant des prêts accordés sera remboursé–, mais il est sûr qu’elles lui ont profité.
L’Allemagne, si elle était seule, devrait travailler avec un taux de change encore beaucoup plus élevé que ne l’est l’euro actuellement et aurait beaucoup plus de mal à exporter hors zone euro. En fuyant les pays malades et en se réfugiant chez elle, les gérants de capitaux lui permettent d’avoir des taux d’intérêt beaucoup plus bas qu’elle ne pouvait l’espérer.
Enfin, faute de pouvoir trouver du travail chez eux, des Grecs, des Italiens, des Espagnols et des Portugais viennent de plus en nombreux se faire employer en Allemagne. Et il s’agit d’une main-d’œuvre jeune, dynamique, diplômée, dont la formation a été payée par les contribuables grecs, italiens, etc. Les Allemands ne peuvent se présenter en victimes.
L’Europe en panne
Mais ce n’est pas uniquement en serrant la vis budgétaire que l’Europe s’en sortira. Les dernières statistiques sont plutôt préoccupantes.
L’Europe reste à l’écart de la reprise mondiale. Globalement, la zone euro risque fort d’être encore en récession cette année, avec la même intensité qu’en 2012, et les écarts entre pays ne se résorbent pas. Cette panne de croissance accroît le malaise social et les tensions politiques. On le voit en Italie, en Espagne, etc., mais aussi en France, qui se situe à mi-chemin entre le sud et le nord, avec une croissance voisine de zéro. Les dernières déclarations de plusieurs ministres, dont celles d’Arnaud Montebourg, contre la rigueur, sont d’autant plus à prendre en compte qu’elles rencontrent un certain écho dans l’opinion.
La faiblesse de la zone euro inquiète même ses partenaires, comme l’a fait comprendre sans ambiguïté Jack Lew, secrétaire d’Etat américain au Trésor, lors de son déplacement en Europe les 8 et 9 avril.
La plupart des économistes partagent la même analyse: les politiques d’austérité font mal. Ainsi que le constate Philippe d’Arvisenet, directeur des études économiques à BNP Paribas:
«Les programmes d’ajustement sont très violents. En Grèce, il a fallu trois ans pour qu’on se rende compte qu’ils tuaient la croissance...»
Est-ce à dire qu’il faudrait renoncer à la rigueur? Non, assure notre interlocuteur, mais une action plus modérée menée avec constance dans le temps serait plus efficace.
Des politiques à revoir
C’est d’ailleurs ce que la Commission européenne et l’Allemagne sont plus ou moins obligées d’accepter. Le discours est toujours aussi ferme, mais les délais accordés pour le rétablissement des équilibres s’allongent, par nécessité. Mais il paraît nécessaire aussi que la Banque centrale européenne adapte sa politique aux circonstances exceptionnelles que traverse la zone euro actuellement.
D’abord sous Jean-Claude Trichet, puis plus franchement encore sous Mario Draghi, elle a évolué. Mais d’autres étapes seraient à franchir, qui risquent fort de provoquer des réactions hostiles outre-Rhin, où l’on a quelque peine à se démarquer du modèle de la Bundesbank.
Le plus facile à faire admettre sera sans doute une nouvelle baisse des taux directeurs, que la faiblesse de l’inflation autorise. Un taux de refinancement à 0,50% au lieu de 0,75%, ce n’est pas cela qui changera la face du monde, mais cela aidera les pays les plus endettés.
Le vrai problème se situe cependant ailleurs: les entreprises des pays du sud de l’Europe ont un accès plus difficile au crédit et à des conditions moins intéressantes que celles du nord. Quand elles empruntent autour de 3% à cinq ans en France ou en Allemagne, elles le font à un taux situé entre 4% et 5% en Italie et en Espagne et entre 6% et 7% en Grèce et au Portugal.
C’est une anomalie qui ne peut durer: il est anormal que de tels écarts soient enregistrés dans une même zone monétaire. Mais, pour la corriger, la BCE devra employer des moyens «non conventionnels». Ce n’est pas encore acquis.
Enfin, tandis que les pays confrontés à des déséquilibres macroéconomiques (c’est le cas de la France, comme vient de le rappeler la Commission européenne, du fait du déficit de ses finances publiques et de celui de son commerce extérieur) sont dans l’obligation de continuer à mener des politiques de rigueur et à procéder à des réformes structurelles, il serait bien que les pays en meilleure santé soutiennent leur demande intérieure et qu’une action commune soit menée au niveau européen. Or on voit bien que l’Allemagne fait le service minimum et que le budget européen ne sert absolument pas de soutien de l’activité. Et rien ne pourra se décider avant les élections allemandes en septembre.
On peut comprendre l’exaspération d’une partie de l’opinion européenne: quand on est au chômage, que son niveau de vie plonge et que rien ne se fait en Europe parce que l’Allemagne ne le veut pas, on peut être tenté de prêter une oreille complaisante aux discours anti-européens et anti-allemands. Et cette situation est préoccupante. Elle va demander beaucoup de sang-froid à nos dirigeants au cours des prochains mois.
La zone euro plus fragile que jamais
Même si l’on désapprouve la politique d'Angela Merkel, on doit se méfier des conséquences de manifestations anti-allemandes ou de pressions trop appuyées sur la chancelière: la conséquence pourrait fort bien en être une radicalisation de l’opinion publique allemande et son opposition à toute forme de solidarité européenne. Pour l’instant, les Allemands se montrent encore majoritairement favorables à l’euro; cela pourrait changer si le climat devenait trop franchement hostile à leur égard.
En apparence, la zone euro n’est plus en crise, mais elle plus fragile que jamais: son seul ciment est la crainte de l’inconnu en cas de l’éclatement de la monnaie unique, mais le sentiment d’une communauté de destin en Europe n’a jamais été aussi faible. Le moindre dérapage peut avoir des conséquences incalculables. François Hollande et Jean-Marc Ayrault peuvent et doivent, en tête-à-tête, discuter fermement avec Angela Merkel, mais en public, l’accord doit apparaître sans faille. Si l’axe franco-allemand cassait maintenant, l’Europe serait en grand danger.
Il faut être clair: personne n’a intérêt à aller jusqu’à la rupture. Mais, dans le même temps, il est inacceptable qu’un Etat bloque des décisions qui seraient urgentes du seul fait du calendrier électoral de ses dirigeants. La crise révèle ainsi les faiblesses de l’Union monétaire.
La seule solution est d’avancer sur la voie de la souveraineté partagée en ce qui concerne la régulation des banques, le réglage des politiques budgétaires et les politiques de croissance. C’est exactement ce que propose le Conseil d’analyse économique au Premier ministre.
Un jour ou l’autre, cela nécessitera une modification des traités européens, mais on peut déjà beaucoup progresser dans les prochains mois sans attendre les élections allemandes. De toute façon, il ne faut pas se faire d’illusion: le problème d’une autre politique soulevé par certains en France n’a aucun sens s’il n’est pas replacé dans le cadre européen. A moins d’avoir envie de recommencer les erreurs de 1981.
Bref, les Allemands sont agaçants et la politique imposée par Angela Merkel a besoin d’être sérieusement revue. Mais on ne fera rien sans l’Allemagne, ni contre elle.
Gérard Horny