Culture

«The Grandmaster», Wong Kar-wai en grand maître

Temps de lecture : 5 min

Récit de la vie d'un génie des arts martiaux au début du XXe siècle, le dernier film du cinéaste hong-kongais est un opéra puissant et stylisé, mais qui garde une fragilité et un caractère énigmatique qui ne le rendent que plus séduisant.

Tony Leung dans «The Grandmaster» de Wong Kar-wai.
Tony Leung dans «The Grandmaster» de Wong Kar-wai.

A lire également, notre interview de Wong Kar-wai: «Mon film aurait pu s'appeler Il était une fois le kung-fu».

Si quelqu’un avait un doute sur la capacité de Wong Kar-wai à la fois de servir le cinéma d’arts martiaux, au sens d’accepter les ressorts propres au genre, et en même temps de se l’approprier, la scène d’ouverture de The Grandmaster se charge de balayer sans retour de telles interrogations.

Puissante et élégante, archi-stylisée et très physique, la séquence d’affrontement sous une pluie torrentielle entre Tony Leung et une armée de spadassins teigneux, totalement dépourvue d’explication dramatique, est un pur moment de chorégraphie brutale et graphique, entrée en matière ayant exactement les vertus qu’on peut attendre de l’ouverture d’un grand opéra. Ce qu’est, de fait, The Grandmaster.

Témoignant dans un registre nouveau pour lui, celui de la pratique du kung-fu, du talent pratiquement illimité qu’on lui connaît depuis une vingtaine d’année, Tony Leung interprète Ip Man, le maître d’une technique de combat, le wing chun, qui deviendra mondialement célèbre après que Bruce Lee ait été un de ses élèves. Mais la dimension historique et, dans une certaine mesure, biographique, de The Grandmaster n’est explicitée que tardivement dans le cours d’un film qui dramatise au contraire de manière spectaculaire et gracieuse les enjeux philosophiques et politiques portés par les différents styles de kung-fu et les relations entre les différentes factions qui les représentent.

Récit historique et histoire d'amour

Grâce à de grandes séquences ayant chacune son style visuel et son atmosphère, Wong Kar-wai réussit à organiser une circulation entre un récit historique (les arts martiaux chinois à partir de la fin des années 1920, puis dans le contexte de l’invasion japonaise, de la république fantoche de Mandchourie, et après l’émigration à Hong Kong de la plupart des protagonistes, dont Ip Man suite à la victoire des communistes), une histoire d’amour (entre Ip Man et la fille du grand maître de la génération précédente, jouée par Zhang Ziyi) et une mise en jeu de traits dominants de la culture chinoise, son rapport à la famille, à l’apprentissage, à la mort, et une dramatisation des questions de styles comme porteurs de choix vitaux.

Le cinéaste y parvient en réinventant la mise en œuvre des procédés où il excelle, mais qu’il a garde de réutiliser à l’identique. La circulation temporelle, à la fois sophistiquée et rendue très lisible, notamment par l’usage de repères visuels (les couleurs, les photos et les archives filmées) et si besoin de cartons et de la voix off, tisse une trame qui en croise une autre: une construction non-linéaire autour de chacun des protagonistes principaux et ce qu’ils incarnent.

Complexe mais très solide, cette organisation de base est étayée par la constante splendeur des images —la séquence de l’enterrement dans la neige est un cinglant camouflet au chromatisme bébête du Hero de Zhang Yimou, qui s’était avisé d’essayer de rivaliser sur ce terrain avec le grand master de Hong Kong, la baston mortelle en manteau de fourrure sur le quai de la gare en Mandchourie tient l’exact équilibre entre coup de génie formel et ironique défilé de mode de l’extrême, le bordel Golden House offre aux rivalités politiques, éthiques et claniques qui s’y jouent un écrin d’une somptuosité rarement égalée, le combat entre Tony Leung et Zhang Ziyi est sans hésiter la meilleure scène d’amour physique vue au cinéma depuis longtemps. Et sa suite, le simple message «Nous avons combattu. Je rêve de davantage. Dans le Nord» est d’une classe imparable.

Tout ne se raccorde pas

Loin de l’onirisme échevelé et de l’abstraction des Cendres du temps (1994), la première incursion de Wong Kar-wai dans le domaine des arts martiaux, cette solidité narrative et stylistique n’est pourtant nullement au service d’une démonstration de force et de virtuosité pour elles-mêmes. Bien au contraire, elle fournit le cadre nécessaire à une fragilisation généralisée, qui ne cesse d‘ouvrir des gouffres au sein de cette puissante et gracieuse construction.

Parce que tout ne raccorde pas entre les éléments mobilisés —oh non! Parce que les causes et les effets sont aussi fragiles que le fil du temps, le sens exact des choix de chacun et leurs motivations pas moins énigmatique que la recette de cette soupe qui mijote comme un philtre ou un songe. Des personnages apparaissent et disparaissent, qui ne sont pas du tout des personnages secondaires au sens habituel, qui pourraient même à tout moment devenir le centre de toute l’affaire avant de s’évanouir mystérieusement.

Nulle affectation d’ésotérisme dans cette part d’ombre qui surgit de temps en temps, de telle matière qu’elle demeure présente comme possibilité durant tout le film. Simplement, The Grandmaster est inscrit dans le monde, le vaste monde («Il y a plus que le Nord et le Sud», comme dit le vieux maître) et dans l’Histoire, la grande et complexe histoire des humains et des sociétés.

Et il lui importe grandement de ne pas s’isoler tel un petit morceau bien taillé bien poli, incapable de réfracter le monde, même par brefs et coupants éclats —coupants comme la lame de cet étrange personnage nommé le Rasoir (Chang Chen, sans doute le plus grand acteur taïwanais) qui traverse le film tel un fantôme.

Interrogations sur les manières de faire du cinéma

The Grandmaster est construit autour de ce que furent la vie et l’œuvre d’Ip Man, grand maître du kung-fu porteur d’une très haute idée de son art et bénéficiaire d’une situation à tous égards très enviable, puis ruiné par l’invasion japonaise et devenu mercenaire désenchanté à Hong-Kong.

Mais c’est pour invoquer un monde, et les questions qu’il pose au nôtre, sûrement pas pour se contenter de profiter d’une biographie, aussi intéressante soit-elle. Que les différences, et le cas échéant les oppositions entre différents styles de kung-fu, aient aussi valeur d’interrogation sur différentes manières de faire du cinéma est tout naturellement l’une des implications du dispositif complexe mis en mouvement par Wong Kar-wai.

On ironise souvent sur sa difficulté à finir ses films. Mais c’est que ce déséquilibre dynamique entre la puissance de séduction des composants et l’instabilité maximale qu’il faut y faire vivre est un processus d’une extrême fragilité. On perçoit bien, en regardant ses films, et celui-là en particulier, combien il n’est possible d’y arriver que par d’infimes et constants tâtonnements à l’intérieur d’un immense matériau accumulé.

Encore n’existe-t-il pas de réponse ferme à ce défi: il faudra comparer un jour la version qui sort en France avec celle qui est sortie en Chine, et il est évident que si Wong Kar-wai se remettait au montage (et aussi au mixage et à l’étalonnage) un an de plus, il trouverait d’autres réponses encore. Pas forcément «meilleures», d’ailleurs, différentes. On perçoit cette mobilité, cette possibilité, en regardant le film tel qu’il est: elles ne font qu’ajouter au plaisir du spectateur.

Jean-Michel Frodon

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