Peut-on insulter son patron sur Facebook? La question est vieille comme Facebook et ressurgit épisodiquement dans l'actualité au gré des décisions judiciaires. Le 10 avril, pour la première fois, la Cour de cassation a rendu un arrêt sur le sujet. L'affaire concerne une salariée qui était poursuivie par son ancienne patronne pour avoir écrit (entre autres) sur Facebook:
«éliminons nos patrons et surtout nos patronnes (mal baisées) qui nous pourrissent la vie !!!»
En première instance et en appel, la salariée a eu gain de cause, les tribunaux jugeant que ces propos n'étaient pas publics et qu'il n'y avait donc pas de délit. La Cour de cassation a confirmé cette analyse et a jugé que les propos étaient bien privés. Pour deux raisons: parce qu'ils ne sont visibles que d'un «nombre très restreint» d'amis et parce que ces derniers forment une «communauté d'intérêts».
A partir de combien d'amis c'est public?
Premièrement, les propos n'étaient «accessibles qu’aux seules personnes agréées par l’intéressée, en nombre très restreint». Le nombre de personnes qui ont pu lire le message n'est pas connu, mais le «nombre très restreint» avancé par la Cour de cassation laisse entendre que le caractère privé ne peut être retenu sur une page Facebook que si l'on dispose de très peu d'amis, sans doute en dessous d'une trentaine.
En France, la moyenne du nombre d'amis est un peu en dessous de 200. On peut donc estimer que la majorité des «murs» sont de fait des espaces publics. Mais ce n'est qu'une interprétation, la jurisprudence ne précise pas la limite d'amis au-delà duquel un espace privé devient public.
Insulter, oui, mais face à sa communauté d'intérêts
Deuxièmement, la Cour de cassation introduit une notion intéressante dans ce débat sur les «murs» Facebook. Pour que le caractère privé d'un message soit retenu, il faut que les personnes qui peuvent le lire fassent partie d'une «communauté d'intérêts».
C'est une notion classique de la jurisprudence sur la diffamation. Dans le cas d'un mail diffamatoire envoyé à un faible nombre de personnes, s'ils ne font pas partie d'une communauté d'intérêts, ces propos sont considérés comme publics. Autrement dit, si je diffame mon patron dans un mail collectif avec tout mon open-space en copie, ce n'est pas public. Mais si je fais la même chose en rajoutant le maire de ma commune et un syndicaliste local, mon mail devient public.
Une communauté de privacy
La Cour de cassation a considéré que ce «nombre très restreint» d'amis Facebook faisaient partie d'une même «communauté d'intérêts» puisqu'ils ont été choisies par l'intéressée. On peut imaginer que cette interprétation au premier degré du terme «amis» ne marche que pour des comptes avec très peu d'amis. Sur une page à 200 amis, les amis ne forment pas vraiment une communauté d'intérêts, mais plutôt une communauté de privacy, dans le sens où la seule chose qui les réunit est le fait qu'ils sont les seuls à pouvoir lire un message donné. En ce sens, ils forment un public.
La «communauté d'intérêt» pourrait se définir par «l'appartenance commune, des inspirations ou des objectifs partagés, formant une entité suffisamment fermée pour ne pas être perçue comme regroupant des tiers par rapport à l'auteur des propos». Qui peut dire qu'il n'a pas un intrus parmi ses amis Facebook, quelqu'un à qui on ne pense pas quand on écrit son statut et qui vient fâcheusement commenter?
La page Facebook n'est pas définitivement un lieu privé
Il faut donc être extrêmement prudent sur les conclusions à tirer de cet arrêt de la Cour de cassation. La page Facebook n'est pas définitivement considéré comme un lieu privé. C'est une notion à étudier au cas par cas qui dépend du nombre d'amis et aussi sans doute de l'endroit où est proféré l'insulte ou la diffamation.
Du fait de cette notion de «communauté d'intérêts», il apparaît plus dangereux, pour un même nombre de lecteurs potentiels, d'insulter quelqu'un sur une page Facebook (accessible à des amis très divers) que dans un groupe privé où la notion de «communauté d'intérêts» s'applique plus naturellement.
Facebook, cette cour d'hôpital
Pour l'anecdote, il est amusant de relever que l'accusation avait produit un arrêt de la Cour de Cassation du 4 mai 1935 pour tenter de prouver le caractère public d'une page Facebook. En 1935, la Cour avait considéré qu'une petite cour intérieure d'un hôpital était un espace public. L'accusation a jugé qu'une page Facebook était dans le même cas, «les procédures d'accès aux sites internet en cause [pouvant] très bien s'assimiler aux règlements administratifs régissant l'accès à la petite cour intérieure en question».
Facebook, la cour d'hôpital du XXIe siècle, peut être dans certaines conditions un espace privé. Mais ce n'est pas pour autant qu'on est protégé de toute poursuite judiciaire sur une page avec 20 amis. C'est l'autre enseignement de l'arrêt de la Cour de cassation. Si l'injure ou la diffamation sont considérés comme non publics, on risque tout de même une amende de 38 euros. La Cour a ainsi cassé l'arrêt de la Cour d'appel, estimant que l'employée relaxée aurait du être poursuivie pour injure non publique. 38 euros, plus les frais d'avocat: même non publique, une injure sur Facebook finit par revenir cher.
Vincent Glad