Ce samedi 6 avril, j'affronte Paris-Roubaix en amateur, vingt-quatre heures avant les pros. Une façon comme une autre de toucher à une légende qui trouve notamment son origine dans la novlangue créée à propos de «l'Enfer du nord» par les journalistes. «Paris-Roubaix est une fresque dans l’anthologie sportive», déclamait ainsi un commentateur en 1980, lors de la 78e édition de l'épreuve.
Une fresque qui a nourri mes jeunes années. Depuis ma plus tendre enfance, je suis en effet passionné par la chose vélocipédique: autant dire que la «grande pascale» relève, pour moi, d’une certaine idée de la tradition française. Une image légendaire construite par les récits de mes aïeux… et les allégories dont les journalistes usent à l’envi.
Il fut donc un temps où je rêvais de pouvoir affronter cet Enfer. Hélas, cycliste, je ne l’ai jamais été. Je toucherai donc au mythe de manière dilettante, ce samedi.
Un dilettantisme à relativiser, car la tranchée d’Arenberg m’effraie. Une tranchée —ou même «trachée», comme la nommait Laurent Delahousse en 2010 dans un lapsus révélateur— qui a vu son histoire écrite par des jambes, celles des coureurs, mais aussi des mains, celles des journalistes.
Les fresques confectionnées par ceux-ci, servies par un vocabulaire guerrier, foisonnent sur le site de l’Institut national de l’audiovisuel. Dans un premier temps, mon attention s’est portée sur cette présentation de la course en date du 4 avril 1968.
Cette année-là, la drève des Boules d’Hérin (vrai nom de la tranchée d'Arenberg) doit être «percée» pour la première fois. Sa légende n’a pas encore été écrite, et elle n’est donc pas citée nommément dans le propos liminaire à ce reportage diffusé la veille de l’épreuve. Mais sa réputation perce déjà dans les mots employés par le journaliste:
«Une fin de parcours dantesque comme jamais une édition de la grande pascale n’en a connu de mémoire de coureur. C’est pourtant un coursier qui a particulièrement souffert depuis le début de sa carrière qui est à l’origine de cette fin de parcours: l’ex-champion du monde Jean Stablinski.»
«Je viens apprendre mon métier»
Passons sur la coutume œcuménique qui voulait que Paris-Roubaix se dispute généralement le dimanche pascal —si cela n'est pas le cas cette année, cela l'était encore en 2012. Intéressons-nous plutôt au vocabulaire employé. Ces «pavés disjoints, routes infâmes et non carrossables». Ces «chemins vicinaux», emploi d’une expression désuète rappelant une prescription fiscale d’antan. Et l'évocation d'un scénario apocalyptique:
«S'il pleut, les coureurs auront à rouler dans de véritables cloaques.»
Je clique ensuite sur un reportage présentant l’épreuve de 1965. Robert Chapatte se situe à l’entrée des locaux de L’Equipe et commence par interroger Raymond Poulidor. Et ce dernier de dire: «C’est une course très spéciale. Je ne vois pas d’épreuve plus difficile.»
Le journaliste interpelle ensuite le coéquipier de l’Éternel Second —quoi qu’il ne fera jamais mieux que cinq(uième) sur le vélodrome de Roubaix, en 1962— Georges Chappe, champion du monde amateur, à la veille de son dépucelage: «Je viens apprendre mon métier.» Un passage initiatique pour «voir ce que c’est…».
Ce que c’est de la «plus grande de toutes les classiques» comme l’affirme alors le journaliste… et ancien cycliste. Nous supposerons qu’il parlait en connaissance de cause.
À cette date, notons toutefois qu’il n’est pas encore question de se trouer la peau à Arenberg et que le départ n’a pas non plus pour cadre le faste de la cour pavée du château de Compiègne. Le peloton s’élance de la petite couronne parisienne, depuis le 9-3, à Saint-Denis. Le nom Paris-Roubaix conserve alors encore tout son sens: un départ de Paris et une arrivée à Roubaix.
La légende de la drève des Boules d’Hérin
Suivront, dans les années 70, plusieurs tentatives de refonte du parcours. Ainsi, si le lever de drapeau depuis la banlieue parisienne est abandonné, c’est entre autres pour donner une large place à l’exploration de nouveaux chemins pavés dans le Valenciennois.
Des changements imposés par un fait majeur: les pavés sont en voie de disparition. Ces pavés menacés ne sont désormais plus entretenus, et font donc de chaque nouvelle édition un énième chemin de croix pour les participants.
Ces deux aspects distincts vont finir de forger le «caractère» de l’Enfer du Nord. «Les secteurs disparaissent, les organisateurs cherchent désormais de petites sentes entre les champs de betteraves, apprend le téléspectateur en 1978. Paris-Roubaix est devenu un safari, un long cyclo-cross.»
La tranchée d’Arenberg est devenue un lieu incontournable de l’épreuve. «C’est ici, à Wallers-Arenberg, dans cette tranchée hérissée de pavés monstrueux, que commence véritablement l’enfer. Ces sentiers du Moyen-Âge sur lesquels des coureurs employaient encore des roues en bois jusqu’à l’année précédente», entend-on en 1972. En une poignée d’années, la drève des Boules d’Hérin a construit sa légende.
En 1973, le propos journalistique bégaie:
«Paris-Roubaix commence ici, à Wallers-Arenberg. Dans cette terrible tranchée préhistorique, la bataille broie la machine et le matériel. […] Et si le boyau paraîtra insignifiant à vous téléspectateur, les coureurs en ont une peur bleue.»
«Toujours un grand champion qui gagne»
Las, 1974 est marquée par l’abandon de la Tranchée: ce secteur, aussi important soit-il pour tout un tas de bonnes raisons, va être déserté durant une petite dizaine d’années. Reste la phraséologie, qui ne bouge pas d’un iota, ce mythe des flammes de l’enfer qui séduit ou agace, à l'image de Bernard Hinault, vainqueur en 1981 de cette «connerie»:
«Ce n’est pas une course que j’aime. Je ne pense pas que je l’aimerai un jour.»
Et d'évoquer ce caniche noir (heureusement, ce n'était pas un chat) qui lui avait barré la route durant cette édition, pourtant triomphale. Déjà, en 1978, l’irascible Breton pérorait («Ce n’est pas une partie de plaisir. On est obligé de le faire, c’est notre métier»), à l’image de Georges Chappe, qui voyait la course comme une obligation professionnelle treize ans plus tôt...
Cette légende de Paris-Roubaix est tellement enracinée qu'elle pousse certains journalistes dans le fossé. Dans un reportage de l’émission Les Jeux du stade en 1978, un journaliste évoque ainsi à mauvais escient une phrase célèbre d’Octave Lapize, en réalité prononcée en 1910 au sommet du Tourmalet, pendant le Tour de France:
«Messieurs les organisateurs, vous êtes des assassins.»
Fort de ce propos mal à propos, il interpelle Jean Stablinski: «Mais vous êtes un peu des sadiques?» Et le héraut ch’ti, alors prospecteur en chemins pavés —oiseau de mauvais augure pour tout un peloton—, de répondre «Des sadiques, un peu!», puis de rectifier dans la foulée: «Je ne dirais pas qu’un peu, on peut dire beaucoup.»
Avant de s’excuser («On ne peut pas faire autrement») puis, enfin, de se justifier: «Je veille à garder le caractère de Paris-Roubaix. Par ce caractère, c’est toujours un grand champion qui gagne.» Le palmarès de l’épreuve en atteste.
«Une route pavée de mauvaises intentions»
Mythe, légende, etc. Monument historique, aussi: Paris-Roubaix —on le sait aujourd’hui— est sauvé. Ces pavés ont été classés, comme nous l’apprend ce reportage de 1983.
Cette même année, les coureurs (re)découvrent la tranchée d’Arenberg:
«Une route toujours pavée de mauvaises intentions [expression déjà entendue en 1979, ndlr]. Une route pavée de 2,5 km que les coureurs n’avaient plus empruntée depuis dix ans […] Ici, la moindre chute est fatale. Pour cette raison, le secteur sera interdit aux spectateurs venant en voiture.»
En arrière-plan de ce commentaire, le téléspectateur aperçoit un chemin pavé dont les bas-côtés n’ont pas été fauchés. L’image de cette tranchée d’Arenberg nous est inconnue. Les trous sont béants. La boue est bien plus visible que le pavé. Et d’entendre, en tendant bien l’oreille, un coureur s’exclamer:
«Mais ils sont fous!»
Qui sont ces fous? Les organisateurs? Les coureurs aficionados de cette épreuve? Les spectateurs friands de cet Enfer sans pareil? Les journalistes qui chantent ces épopées à coups d'allégories? Ou moi, ce fou payant de sa personne, juste pour vérifier la sentence d’Antoine Blondin, selon qui «le haut du pavé se retrouve toujours sur les pavés du haut»?
Antoine Decourt