Concurrence des grandes surfaces, des géants du web, auto-édition, hausse des loyers...: dans un paysage en mutation accélérée les libraires résistent mais leur stratégie est floue.
Les propositions du syndicat national des libraires tentent de conjuguer rationalisation du modèle économique et soutien des pouvoirs publics. Dans la chaîne du livre, ils souhaitent une meilleure répartition des bénéfices. Car si la marge brute des libraires sur la vente d’un livre est élevée, leurs charges rendent le bénéfice net très faible. Observant qu'à l'inverse celle des éditeurs peut être très élevée («On a vu avec le rachat de Flammarion par Gallimard qu’un éditeur pouvait avoir une rentabilité à deux chiffres»), Matthieu de Montchalin, président du Syndicat de la Librairie, estime que les éditeurs doivent chercher des solutions en partenariat avec les libraires. «C’est leur intérêt aussi: pour la poésie, les premiers romans, les sciences humaines, la littérature jeunesse... 60% à 70% des ventes passent par les libraires indépendants.»
Fort de 15.000 emplois à préserver, le SLF demande à l’Etat «une réforme du code des marchés publics». Les collectivités doivent en effet faire des appels d’offres pour acheter produits et services, livres inclus, mais le prix unique ne facilite pas la sélection du prestataire. Le maire de Creil a récemment soulevé le problème, après l’attribution non désirée d’un marché à un grossiste... Il s’agirait de permettre à une commune ou une bibliothèque d’acheter ses livres chez le libraire local, avec «des critères qualitatifs, tenant compte du fait que les libraires font venir des auteurs, participent à l’animation des écoles, etc.»
Tous les métiers concernés
Le SLF préconise aussi la création d’un «dispositif de soutien similaire à celui qui existe pour le cinéma d’art et essai». Matthieu de Montchalin précise:
«Lorsque vous achetez une place de cinéma, une partie est reversée au CNC pour aider à produire des films ou soutenir des salles indépendantes. Aujourd’hui, le centre national du Livre apporte des aides aux éditeurs, pour publier des textes difficiles ou en traduire. Le Centre National du Livre n’est pas financé par l’Etat, mais par la redevance sur la reprographie (cette “taxe photocopieuse” a rapporté 30,7 millions d’euros en 2011). Nous pensons qu’il faut appuyer le travail du libraire dans la partie qualitative, c’est-à-dire la diffusion et l’animation culturelle. Exemple: le CNL pourrait financer le maintien de fonds spécifiques. Vous verrez qu’il n’y aura pas beaucoup de Leclerc ou de Fnac qui lèveront la main pour avoir un rayon poésie!» [1]
Ces propositions répondent-elles à la menace que fait peser le numérique sur des métiers essentiellement orientés vers le «papier»? Les libraires n’étant d’ailleurs pas les seuls concernés: «le numérique est en train d’impacter tous nos métiers», estime Christine Demazières, déléguée générale du Syndicat national de l’édition.
Pour l’heure, la France érige des remparts. Ainsi, comme pour le papier, la loi de de 2011 sur le prix du livre numérique impose un prix unique aux commerçants situés à l’étranger. Mais comment interdire les promotions, les frais d’envoi gratuits, les livres soi-disant d’occasion sur e-Bay ou Amazon? La loi n’impose qu’un plafonnement à 5% des réductions (que le SLF a proposé de supprimer...).
Bouc-émissaire idéal
Pour beaucoup, dont la Fnac, «le problème n° 1, c’est Amazon et les enjeux économiques qu’il représente. On est un peu inquiets», glisse Elodie Perthuisot, directrice du Livre au sein de la Fnac. Outre la différence de modèle (la Fnac vend dans ses magasins et sur le web), les conditions fiscales jouent à l’avantage du distributeur américain. Amazon est en effet basé à Seattle, et son siège européen au Luxembourg, où l'entreprise paye très peu d'impôts. Un rapport du Sénat, en 2010 s'en était inquiété, et une enquête du Fisc, lui réclamant près de 200 millions d'euros, avait été ouverte (selon le Sénat, le chiffre d'affaires d'Amazon Europe s'élevait en 2008 à 930 millions en France, contre pourtant seulement 25 millions de chiffre d'affaires déclarés).
Aurélie Filippetti a estimé anormal que le géant du web «contourne par des prix bas la loi du prix unique» et attend du médiateur du livre qui sera nommé qu’il constate les infractions aux législations françaises, et soit doté notamment du «pouvoir de demander des sanctions contre certains sites, comme Amazon par exemple».
Le bouc-émissaire favori des libraires, c’est donc Amazon (qui n’a pas souhaité répondre à nos questions). Un seul libraire, Frédéric Lapeyre, nous a donné un avis discordant, en estimant qu’«Amazon a eu un effet plutôt bénéfique. Il y a 20 ans, on allait voir son libraire pour tout et rien. Le libraire n’avait pas à se poser de questions. Amazon nous a donné un coup de pied au cul qui nous oblige à bien cibler notre activité. C’est parfait!»
Mais que peuvent faire des libraires indépendants sur le web? N’est-il pas trop tard pour espérer une quelconque visibilité face à quelques géants solidement implantés en haut des requêtes de Google? En quelques clics, un livre s’achète en ligne ou se lit gratuitement... L’échec du site 1001libraires.com (lancé en avril 2011 et qui a fermé en mai 2012, écrasé de dettes) illustre la difficulté à fédérer une action, même largement soutenue par les pouvoirs publics[2]. Sans doute la vente en ligne reste-t-elle possible mais en passant par des sites existants, lesquels prélèvent au passage leur commission. Là encore, Frédéric Lapeyre affiche un optimisme résolu.
«La tablette est une extension de la librairie et je comprends parfaitement mes clients qui veulent partir en vacances avec leur Kobo ou leur Kindle... Evidemment il nous faut avoir une plateforme pour vendre des livres numériques! Mais nous ne vendrons pas les tablettes, car c’est un autre métier, qui implique de faire de la maintenance. Or, nous ne sommes pas des informaticiens. Sur le site de Tome7, nous vendrons uniquement des livres, mais dans tous les formats et nous en informerons nos clients.»
Tout seul ou avec d’autres libraires?
«Tout seul.»
Le numérique, voilà l’ennemi!
Discours isolé tant le livre numérique est aujourd’hui absent des librairies. «Ca fait six ans que j’entends dire que le livre numérique va tuer la librairie mais je n’ai pas vu beaucoup de libraires s’y intéresser!», s’étonne Anne Béraud. Comme si le métier consistait à vendre des contenants (du papier) plus que du contenu… En même temps, tempère-t-elle, «il est difficile de s’investir dans un marché qui n’existe pas vraiment…»
Il est vrai que la plupart des libraires se montrent réticents face à ce nouveau format. Maya Flandin, libraire à Lyon, est plutôt réservée: «pour des formats comme les guides touristiques, il y a une valeur ajoutée. J’ai des clients tentés par le numérique qui reviennent au papier. En fait, j’ai le sentiment que la transition peut être très longue...» Réserves également pour Valérie Broutin, libraire à Boulogne-sur-Mer:
«Je n’en ai pas envie mais je pense que je vais y être obligée. C’est générationnel. Je dois avouer que mes clients ne sont pas vraiment jeunes: ils ont plus de 40 ans. Ils me disent: "Le livre, ça ne se perdra pas."»
L’attachement au papier semble parfois viscéral, empêchant les libraires de considérer le numérique comme un format supplémentaire. Récemment, Dominique Mazuet, directeur de la librairie Tropiques à Paris qualifiait d’«abus de confiance» et de «détournement de fonds publics caractérisé» le travail mené par l'Institut national de formation de la librairie consistant à faire «découvrir le livre numérique à ses étudiants.» Dans une défense pour le moins maladroite, un formateur répondait: «Si nous mentionnons le livre numérique, c'est pour permettre à nos élèves de connaître l'ennemi pour mieux le contrer.» L’ennemi...
Cette frilosité, voire ce refus ne semblent guère tenables. Le marché évolue et les libraires ne peuvent l’ignorer, plaide Matthieu de Montchalin:
«Le livre numérique n’est pas l’ennemi de la librairie! Notre premier métier est le conseil aux clients. Le format ne change pas la valeur du texte. Si le client veut offrir un livre, il choisira le grand format. S’il veut le lire au bord de sa piscine ce sera en poche. Mais il peut vouloir l’écouter à bord de sa voiture ou emporter plusieurs livres dans sa tablette. Il faut vendre du numérique pour préserver le chiffre d’affaires du papier. Imaginez un libraire qui refuserait de vendre du livre de poche!»
Le livre numérique représente encore une part marginale des ventes, «de 1% à 2% et c’est plutôt l’apanage des professionnels que du grand public», estime Christine Demazières. Mais, pour la Fnac, qui affichait 180.000 kobo vendus mi février, «il est crucial pour un libraire d’investir ce marché. S’il représente 1% des ventes de livres actuellement, le potentiel est estimé à 7% en 2015. Aujourd’hui, il y a 3 acteurs importants: Amazon, Apple et la Fnac. Deux Américains et un Français… », souligne Elodie Perthuisot.
Le livre se pirate d’un simple clic
L’autre danger est celui du téléchargement illégal, qui concerne l’ensemble de la chaîne. Aujourd’hui, comme pour la musique ou les films, le livre se pirate d’un simple clic. Il suffit de chercher sur Google un titre et un format de livre électronique. Pour le Kindle c'est AZW et dans les versions récentes KF8, par exemple. Mais c’est aussi vrai pour de nombreux autres formats comme Epub ou Stanza pour iPad. Sans oublier les sites spécialisés ou l’on trouve tout.
Stupeur? Est-ce donc si facile de trouver en deux minutes un livre piraté? «Absolument», confirme Christine Demazières. Pour lutter contre le téléchargement, le SNE n’a «pas rejoint Hadopi, bien que le principe soit positif» juge-t-elle. «La riposte graduée est un très bon système mais coûteux et, en plus, très mal perçu.»
Choisir le mode de lutte
Le syndicat regarde ce qui se pratique ailleurs: «au Royaume-Uni, les éditeurs envoient des notifications lorsqu’ils repèrent des contrefaçons. Ça marche plutôt bien... Les auteurs sont très demandeurs de solutions.» Pour l’heure, le piratage progresse mais selon une étude du Motif, reste limité à quelque milliers d’ouvrages par an, principalement des bandes dessinées. A la Fnac, on relativise le risque. «Le piratage n’est pas si facile que ça. D’abord les livres se trouvent souvent en format PDF, ce qui n’est pas le plus simple pour la lecture. Et on n’est jamais sûr qu’il ne va pas nous manquer une page ou deux... La qualité compte!»
Téléchargement illégal en deux clics, prix élevé du livre numérique, incompatibilité des formats entre eux...: difficile d’imaginer un avenir pour les libraires dans ce marché aux contours flous. «Il y a des prévisions mais on n’est sûr de rien, constate Frédéric Mériot. L’essentiel du marché est encore constitué du papier. Raison de plus pour renforcer la chaîne du livre, imprimeur, éditeur et libraire, et se préparer à «affronter le tsunami de l’e-book.»
Un entre-deux pas très confortable
Pour Matthieu de Montchalin, il y a urgence à «trouver des solutions ouvertes» pour s’imposer face à des systèmes fermés comme ITunes ou Kindle:
«Dans le Grand Emprunt, il y a un projet de modèle ouvert, qui unit des fabricants de tablettes, des libraires et Orange. Le principe, c’est de faire un livre numérique que l’on puisse conserver, quel que soit le terminal (téléphone, tablette, opérateur...), et emporter partout, comme un livre papier.»
Et proposer à l’acheteur d’un livre papier, un code lui permettant de le conserver en format numérique? A un prix abordable pour ne pas reproduire l’erreur stratégique des éditeurs de musique qui, en faisant racheter des discothèques en CD à prix d’or, ont soigneusement écœuré leur clientèle.
Secondaire pour les éditeurs, la question de l’interopérabilité (entre différents supports) est sans doute majeure pour les libraires. «Les éditeurs ne nous facilitent pas la tâche, regrette Maya Flandin. Il n’y a pas d’uniformisation et le service après vente est déplorable. Il serait suicidaire d’embaucher quelqu’un pour quelques ventes par jour, d’autant que nos marges sur le numérique sont plus faibles» Faut-il vendre des cartes prépayées, orienter vers un site, ou, de manière transitoire un marché «physique» du numérique avec des bornes spécifiques? Un tel investissement est incertain car, avec une liseuse, une connexion internet suffit pour télécharger un livre.
Sans doute la question de la rémunération des libraires devra-t-elle être posée. Qui captera la valeur du livre numérique? L’éditeur? Christine Demazières s’en défend: «D’abord, les auteurs demandent un pourcentage supplémentaire. Ensuite, le coût de fabrication n’est pas nul, d’autant plus qu’il n’y a pas un format mais plusieurs. Comme le marché est réduit, aujourd’hui, ce sont plutôt des investissements à perte. Ainsi des livres scolaires: ils sont disponibles mais personne ne les achète. Alors qu’ils ont été enrichis avec des contenus multimédia… Tout cela a un coût.»
Quoi qu’il en soit, la vente en librairie de livres numériques se traduira par des investissements, forcément difficiles pour un commerce qui peine à préserver son équilibre. «On est dans un entre-deux pas très confortable...» résume Maya Flandin.
Jean-Marc Proust
[1] Dans un entretien à Livres hebdo, Aurélie Filipetti a évoqué un fonds de soutien «ciblé», ainsi qu’un «accès de tous les libraires aux marchés publics», dans une logique de proximité. Retourner à l'article.
[2] Ou à cause de cela? Sur Contrepoints, non sans arguments, un article fustige l’initiative. Porté par Dominique Mazuet, un projet de “comptoir général des libraires” entend tirer les leçons de l’échec de l’opération. Avec comme premier enjeu une livraison en 24 h: “Demain, chez votre libraire.” Retourner à l'article.
Sollicités, Amazon et Aurélie Filippetti n’ont pas souhaité répondre à nos questions. Cultura n’a pas trouvé le temps «dans les délais impartis.»