Le 26 mars 2013, l’humanité fête les 40 ans de diffusion des Feux de l’amour. Malgré une moyenne d’audience mondiale de 100 millions de téléspectateurs, ce soap est complètement ignoré par les médias généralistes. Cet anniversaire est donc l’occasion de s’intéresser à ce phénomène. Nous proposons deux volets: Comment écrire un épisode des Feux de l’amour, ce jour, et Victor Newman, le pénis qui valait 3 milliards, mardi.
A savoir au préalable
Avant de vous lancer dans l’écriture et la réalisation de vos Feux de l’amour, il y a quelques petits trucs à savoir. Ce que vous qualifiez un peu rapidement de «ah ouais, le truc que ma grand-mère regarde» a été révolutionnaire, en 1973.
Revenons au titre original: The Young and the restless. Il s’agissait pour les créateurs, le couple Bell, de montrer à l’écran la nouvelle génération des années 1970. Du coup, les Feux de l’amour était le premier soap américain où le sexe avait une place importante. Sinon essentielle. Avant, les histoires d’amour à la télé américaine n’étaient jamais sexuelles. C’était le règne du platonique. Avec les Feux de l’amour, la télé américaine découvrait le sexe hors mariage, l’homosexualité, l’avortement, l’inceste, le viol et la lutte des classes.
Enfin, même si personne ne daigne s’intéresser à cette série, c’est quand même pas loin d’être la plus longue de l’histoire de la télévision et de l’humanité avec une audience mondiale de 100 millions de téléspectateurs. Pour TF1, c’est une part de marché assurée autour de 20%, donc largement leader même s’il y a encore quatre ans sa moyenne était plus proche de 30%.
Passons maintenant à la pratique.
1. Les personnages
Il faut comprendre tout de suite une chose qui va largement vous simplifier la tâche: les personnages n’ont pas de psychologie. Leurs réactions sont absolument interchangeables et rien de ce qui leur arrive ne peut modifier leur personnalité, vu qu’ils n’en ont pas. Ils ne sont différenciables que par leur physique.
Ce qui nous amène à la question des acteurs. Imaginons que vous avez commencé à tourner votre épisode avec votre cousine, mais qu’elle se casse la jambe. Que faire? Rien. Si dans une série classique, quand un acteur décide de partir, les scénaristes cherchent comment faire disparaître son personnage. Quand vous travaillez sur les Feux de l’amour, vous n’avez pas ce genre de problème. Il suffit de trouver un autre acteur qui ne ressemble pas au précédent.
Exemple avec les actrices qui ont interprété le rôle de Mackenzie Browning
Par Ashley Bashioum de 1999 à 2002 mais aussi de 2004 à 2005 (oui, ça l’a reprise comme ça):
Par Kelly Kruger de 2002 à 2003:
© Compte instagram de l'actrice
Par Rachel Kimsey de 2005 à 2006 (salut le rôle maudit):
© Page officielle Facebook
Et enfin par Clementine Ford de 2009 à nos jours:
© REUTERS
Au début de la scène où ce nouvel acteur apparaît, une voix off vous indique «le rôle de Mackenzie Browning est désormais interprété par Clémentine Ford». Parce que dans cette série, les personnages sont plus forts que les acteurs. Il est hors de question de faire disparaître un des personnages phare de la série. Du coup, malgré la centaine d’accidents de voiture, d’incendies, de cancers, de coups de feu etc, il y a notoirement peu de morts.
2. Macrostructure
Que va-t-il arriver à vos personnages?
On a compris que les intrigues n’ont que peu d’influence sur eux, contrairement aux séries modernes qui se demandent «comment mon personnage va évoluer grâce à l’intrigue?».
En général, la série suit trois intrigues en même temps, dont une plus forte que les autres. Mais, et attention, c’est là que réside la puissance de la série, LE secret de sa longévité: une intrigue ne finit jamais. Il n’y a pas de résolution. Faites un autodafé avec vos manuels de scénarios. C’est complètement fascinant. Une intrigue évolue de péripétie en péripétie dans un développement infini.
Une succession de «mais là». Ce qui signifie que si on remontait toutes les intrigues à rebours, on reviendrait logiquement aux premiers épisodes. Et c’est l’une des forces majeures de la série. Les téléspectateurs regardent en attendant la résolution d’un arc narratif, résolution qui n’arrive jamais. Et c’est comme ça qu’on se rend compte que ça fait 40 ans qu’on est bloqué devant sa télé.
3. Les événements
L’intrigue forte typique met en scène une femme folle, aka la méchante, qui a un plan machiavélique pour ruiner la vie d’un gentil qui ne s’en rend pas compte.
Absolument tous les épisodes reposent alors sur un suspens simple: quand est-ce que la vérité va éclater? Et c’est l’attente de cette scène de révélation, l’attente de la satisfaction qu’elle va procurer qui pousse à regarder. Le problème c’est que, quand cette scène arrive, on apprend toujours un nouveau secret, et c’est reparti pour un tour.
- Exemple d’intrigue: La méchante qui a tué la femme du gentil est en réalité la sœur sachée du gentil mais elle a été kidnappée à la naissance et réduite en esclavage.
- Suspens: Quand est-ce que le gentil va apprendre que son ennemi n’est autre que sa sœur?
- Péripéties: Il l’apprend mais à la suite d'un accident de voiture / une chute dans un escalier, il perd la mémoire et erre dans les rues.
- Suspens: Quand est-ce qu’il va être retrouvé? Retrouvé, quand est-ce qu’il va se souvenir de la vérité?
- Péripéties: La méchante retrouve le gentil amnésique, le recueille et parvient à le séduire. Ils se marient, elle tombe enceinte.
- Suspens: Quand est ce qu’il va se souvenir que c’est sa sœur?
- Péripétie: La mémoire lui revient, début de confrontation, mais la méchante perd les eaux. On pense que le bébé est mort, mais en fait il a été kidnappé.
Etc.
Quelques axiomes simples dont vous devez vous souvenir:
- Dans les Feux de l’amour, dès qu’une femme enceinte descend un escalier, elle fait une fausse couche.
- Dès qu’un couple est heureux, l’un des deux tombe amoureux de quelqu’un d’autre (si possible de la même famille que son conjoint).
- Dès qu’un couple a finalement accepté de se séparer, ses deux membres retombent amoureux aussi sec.
- Si vous avez besoin d’un avocat, il s’appellera toujours Michael Baldwin.
- Le bébé qu’on vous donne à la maternité n’est jamais le vôtre.
- Vous perdez souvent la mémoire.
4. Episodes
Pour le découpage de vos épisodes, ça ne sert à rien de vous prendre la tête. TF1 nous a fait la démonstration qu’on pouvait charcuter des épisodes comme on voulait. Comme l’expliquent les spécialistes de soap-passion: en 2008, pour des questions de temps d’antenne à caler, TF1 s’est mis à remonter les épisodes. Ainsi le 23 septembre 2008, les 40 premières minutes correspondaient à l’épisode 8.146 enchaînées avec les 10 premières minutes de l’épisode 8.147. Un décalage qui faisait que le lendemain, le cliffhanger de l’épisode 8.147 était diffusé en milieu d’épisode français. Un scandale qui n’a pas ému le landerneau médiatique. Comme le note soap-passion, «nous nous demandons si la chaîne agirait de même avec d'autres séries: LOST, Prison Break, Desperate Housewives ou Grey's Anatomy par exemple…»
5. Réalisation
La charte de réalisation des Feux de l’amour est d’une simplicité désuette.
- Jamais au grand jamais de plan large. Un plan large, c’est une infamie.
- Cantonnez-vous à l’alternance champ, contre-champ. En n’oubliant pas une donnée pleine de bon sens: la caméra est toujours sur celui qui parle.
- La marque de fabrique de la série: quand un personnage apprend quelque chose ou se retrouve face à une question difficile, il se tourne. Le plan montre alors le personnage de face et derrière lui son interlocuteur la bouche ouverte qui attend sa réaction. C’est la série où les personnages se parlent de dos.
- Les scènes durent 1 minute en moyenne. Un bout d’1 minute, écran noir, puis autre scène ou alors suite de la même scène –les personnages se sont déplacés de 2 mètres en général. Ils étaient au comptoir, ils sont à une table.
6. Le problème de la durée
Quel problème? Une série qui dure 40 ans entraîne une biographie des personnages émaillée d’incohérences –comme nous le verrons plus en détail dans l’étude du cas Victor Newman. Mais à part les dingos qui passent leur dimanche à retracer toute la vie de Victor Newman, ça ne gênera pas les téléspectateurs, puisque la série n’est jamais rediffusée et qu’on oublie ce qui s’est passé dix ans avant. Que Katherine Chancellor flirte allègrement avec Jill en 1974 alors qu’en 2004 on apprend que Jill est en réalité la fille cachée de Katherine, ce n’est pas grave.
Que Brad Carlton se marie successivement avec deux sœurs de la famille Abbot, ce qui fait que la deuxième se retrouve être à la fois la tante de sa nièce et sa belle-mère, et comme ils auront un enfant ensemble, les gamines sont... heu... cousines et demies-sœurs, ce n’est pas grave non plus.
7. Les fans
Il y a des gens comme moi ou Gaël Monfils qui regardent les Feux de l’amour sans trop savoir pourquoi (à part que ça tombe à l’heure de la sieste). J’imagine, peut-être naïvement, que nous sommes les téléspectateurs types de ce programme.
Et puis, il y a les vrais fans. Nikki, Ashley, Jill... Pour certains, ces noms évoquent juste une liste de prénoms à ne pas donner à son môme, pour d’autres ce sont de vrais gens. Ce ne sont pas des personnages inventés par des pools de scénaristes. C’est ce dont témoigne une plongée dans certains topics des forums de fans. Exemple avec le topic Jana, peut-on lui refaire confiance?
Les fans se montrent circonspects quant à Jana:
Mais l’incompréhension est totale entre les fans qui osent évoquer les «scénaristes» et ceux qui refusent qu’on casse leurs illusions fictionnelles.
Pour finir, j’aimerais rendre hommage à Jeanne Cooper qui va fêter ses 85 ans et qui interprète le même rôle depuis 1973.
Ça fait donc aujourd’hui 40 ans qu’elle est Katherine Chancellor. C’est d’autant plus impressionnant qu’elle avait déjà 45 ans au début de la série.
Titiou Lecoq