La Cour suprême des Etats-Unis pourrait bientôt restreindre la discrimination positive en faveur des minorités ethniques dans les universités publiques. Le procès en question –qui sera jugé par la Cour avant la fin du printemps– est celui d’une étudiante blanche, Abigail Fisher, qui accuse l’université du Texas de ne pas l’avoir acceptée du fait de sa couleur de peau.
«La plupart des observateurs prévoient que la Cour utilisera ce cas pour fortement limiter la discrimination positive», explique Richard Kahlenberg, chercheur pour le think tank progressiste The Century Foundation.
Pour décrire ce type de procès, on parle aux Etats-Unis de «discrimination à l’envers» (reverse discrimination) ou même, chez les conservateurs, de racisme anti-blanc.
Contrairement au débat lancé par Jean-François Copé l’année dernière, il ne s’agit pas de se plaindre d’injures ponctuelles dans la rue, mais d’essayer de prouver une discrimination institutionnelle.
«En 2003, la Cour a déclaré que les politiques d’affirmative action étaient pour l’instant acceptables, mais qu'elles ne seraient peut être plus justifiées dans quelques années, et qu’il faudrait réévaluer les choses dans 25 ans», rappelle Deborah Hellman, professeur de droit à l'université de Virginie. Juste dix ans après, le débat est de nouveau sur la table.
Les quotas illégaux aux Etats-Unis
Contrairement à ce que dit parfois la presse française, la discrimination positive aux Etats-Unis n’est pas une politique de quotas. Pour décrire le cas d'Abigail Fisher contre l’université du Texas, une dépêche de l’AFP parlait en octobre d’un procès contre «la politique de quotas» de l’établissement. Or les quotas raciaux ont été jugés illégaux par la Cour suprême en 1978.
Ce qui est légal actuellement à l’université, c’est d’avoir des objectifs de diversité, c’est-à-dire de prendre en compte l’origine ethnique parmi d’autres facteurs de sélection, comme les notes et les activités extra-scolaires.
Ces objectifs sont flous, et il n’y a pas de pourcentages précis à atteindre, mais pour les sceptiques, il s’agit malgré tout de quotas informels car les universités essayent de recruter un minimum d’étudiants noirs et hispaniques.
Aux Etats-Unis, utiliser le mot de quota dans ce contexte n'est donc pas neutre, et signale une prise de position contre l'affirmative action. Le Brésil a récemment mis en place une politique de quotas à l’université: depuis 2004 l’université de Brasilia réserve 20% de ses places aux noirs, ce qui serait absolument illégal aux Etats-Unis.
Pas très favorables aux politiques de préférence raciale
Même sans quotas, l’opinion publique américaine n’est pas très favorable aux politiques de préférence raciale[1]. Depuis 1996, sept Etats, dont la Californie et la Floride ont éliminé la discrimination positive fondée sur l’origine ethnique dans les universités publiques.
Selon un sondage de 2012, 58% des Américains blancs entre 18 et 24 ans pensent que la discrimination envers les blancs est devenu un problème aussi grave que la discrimination envers les minorités ethniques. Et 60% des blancs issus des classes populaires pensent de même.
Ce sentiment est beaucoup plus courant chez les Républicains et les chrétiens évangélistes du Sud, selon une étude qui vient d’être publiée par l’université de Stanford.
De plus en plus de plaintes et de procès
Dans le monde du travail, les plaintes pour discrimination raciale initiées par des employés blancs sont passées de 9,7% du total en 2002 à près de 13% en 2011, selon la Commission en charge de l’égalité des chances dans l’emploi (EEOC).
Les procès pour discrimination à l’envers se sont multipliés ces dernières années dans les emplois du secteur public.
L’année dernière, un pompier blanc de Las Vegas a gagné un procès contre son chef noir, qui l’avait licencié et promu un collègue noir. En 2011, 47 policiers blancs du Michigan qui se sont plaints de ne pas avoir été promus du fait de leur couleur de peau, ont aussi gagné leur procès. En 2009, la Cour suprême a donné raison à plusieurs pompiers blancs dans un cas similaire.
Cela fait longtemps que les conservateurs américains critiquent la discrimination positive, et certains élus du Parti républicain utilisent leur opposition à ces politiques pour attirer un électorat blanc qui a l’impression que le gouvernement en fait trop pour les minorités.
Mais l’affirmative action est désormais aussi critiquée par des voix de gauche qui soutiennent un système qui prendrait en compte les inégalités socio-économiques.
La classe sociale plus discriminante que l’origine ethnique
Quand elles ont été mises en place dans les années 1960, ces politiques de discrimination positive étaient vues comme temporaires, car créées pour compenser l’héritage de l’esclavage et de la ségrégation.
Ce n'était pas le cas il y a 50 ans, mais aujourd’hui, les études montrent que la classe sociale est un plus grand obstacle à la réussite scolaire que la couleur de peau. Un étudiant noir de classe moyenne ou supérieure a en moyenne de meilleures notes aux tests nationaux que les jeunes de milieux pauvres. Or le problème, c’est que la discrimination positive continue d’aider les minorités, et pas les pauvres.
Richard Kahlenberg, un des principaux défenseurs d'une affirmative action fondée sur les revenus aux Etats-Unis, pense que, paradoxalement, une décision juridique conservatrice contre l’affirmative action cette année pourrait être une bonne occasion de mettre en place un système plus juste:
«Dans les Etats où les préférences raciales ont été interdites, les universités ont trouvé d’autres façons de promouvoir la diversité, et ces alternatives sont meilleures car elles prennent en compte la classe sociale.»
Les politiques de diversité ethnique ne fonctionnent pas toujours
Dans les facultés publiques de Californie par exemple, les administrateurs n’ont plus le droit de prendre en compte l’origine raciale, et à la place, ils étudient plusieurs paramètres, comme le quartier d’origine, le salaire des parents ou encore la langue parlée à la maison.
Sans être des politiques de préférence raciale, ces pratiques permettent de recruter des minorités ethniques, dans la mesure où ce sont des populations plus pauvres que la moyenne.
A l’inverse, les politiques pro diversité raciale n’ont pas toujours un impact très convaincant au niveau de l’égalité des chances.
«C’est moins cher pour les universités de favoriser la diversité ethnique. Les étudiants noirs ou hispaniques aisés n’ont pas besoin de bourses. Il suffit aux universités d’avoir des étudiants riches de toutes les couleurs pour avoir l’air de soutenir la diversité», explique Kahlenberg.
En effet, selon une étude de 2007, 41% des étudiants noirs dans les universités les plus prestigieuses des Etats-Unis sont des immigrés récents, souvent issus de familles africaines et caribbéennes aisées.
Pourtant, l'affirmative action était supposée aider les Afro-Américains qui ont souffert de l’héritage de l’esclavage et de la ségrégation, pas les fils de diplomates...
L’inverse de la France
A ce niveau, les Etats-Unis sont à l’opposé de la France, où la discrimination raciale en tant que telle est moins prise en compte que les inégalités sociales.
Dans son livre La Condition Noire, l’historien Pap Ndiaye expliquait que jusqu'à la fin des années 1990, «la discrimination raciale était systématiquement niée ou rabattue sur d’autres variables d’inégalités», notamment celle de la classe sociale.
Alors que l’antiracisme français s’intéresse depuis longtemps aux insultes et aux discours racistes, la prise en compte légale des discriminations est un secteur relativement nouveau.
Aux Etats-Unis à l’inverse, il y a de nombreux groupes de pression qui défendent les minorités ethniques, mais presque aucun qui parlent au nom des citoyens les plus pauvres.
Vers une double discrimination positive?
Les défenseurs de l'affirmative action raciale rappellent que ces pratiques ont permis de faire émerger une classe moyenne noire, et soulignent que les deux formes de discrimination positive (ethnique et sur les revenus) pourraient coexister, comme c’est le cas à l’université du Texas.
«Certaines études montrent que l’affirmative action socio-économique ne permettrait pas d’atteindre le même niveau de diversité raciale. Il serait donc préférable d’adopter une double affirmative action, à la fois raciale et socio-économique», explique Julie Ajinkya, une analyste pour le Center For American Progress.
Il y a débat entre chercheurs en ce qui concerne ces statistiques, dans la mesure où d’autres études montrent qu’il est possible d’obtenir autant, voire plus, de diversité raciale avec des critères de sélection uniquement socio-économiques.
L’égalité des chances contre les bienfaits de la diversité
Cet automne, des avocats du ministère de la justice ont recommandé à la Cour suprême de maintenir l’affirmative action, «vu l’importance de la diversité dans les institutions éducatives», une diversité qui permet selon eux de favoriser le dialogue interracial et de lutter contre les stéréotypes.
«Pour justifier l’utilisation de catégories raciales dans les admissions universitaires, la Cour n’utilise jamais l’argument de l’égalité des chances, mais toujours celui des bénéfices de la diversité», rappelle la professeur de droit Deborah Hellman. Dans une précédente décision de la Cour, «la juge Sandra Day O’Connor écrivait qu’un manque de diversité dans les institutions d’élite pourrait mettre en péril la légitimité de la démocratie américaine».
Mais la mise en avant des bénéfices de la diversité plutôt que de l’égalité des chances a rendu l’affirmative action très vulnérable aux critiques, écrivait cet automne le journaliste David Leonhardt:
«Les Américains sont plus attachés à l’égalité des chances qu’à la diversité. La plupart des gens s'opposent à l'idée qu'une université ou un employeur rejette un candidat qualifié simplement pour recruter un groupe qui reflète la diversité du pays.»
C'est pourquoi après plus de 40 ans d'affirmative action raciale, un nombre croissant de voix s'élèvent pour défendre un système qui prenne mieux en compte les inégalités socio-économiques.
Claire Levenson
[1] NDLR: nous employons le mot «race» ou «racial» dans sa compréhension anglo-saxonne, c’est-à-dire pour désigner l'origine ethnique, bien qu'en France l'utilisation de ce mot fait débat. Il n’y a pas chez les Américains de connotation raciste à l’emploi du mot. Retourner à l’article.