Il y a une histoire. Une histoire atrocement triste, et hélas exacte. C’est l’histoire d’une jeune femme si douée, et si originale, que son amant, sa famille et son époque préférèrent l’enfermer à vie que d’affronter la puissance de commotion de son talent. Camille Claudel, sculptrice, sœur de l’écrivain et ambassadeur Paul Claudel, maîtresse de Rodin abandonnée par lui, a vécu cela: être enfermée dans un asile d’aliénées, de 1913 jusqu’à sa mort en 1943. Cela, un film a entrepris avec fougue sinon avec légèreté de le raconter il y a déjà 25 ans, c’était le Camille Claudel de Bruno Nuytten avec Isabelle Adjani. Et puis il y a «autre chose».
Autre chose qui est bien sûr inséparable de cette histoire, mais qui pourtant ne s’y résume ni ne la résume. L’idée, l’intuition, la sensation que dans ce récit à la fois historique et symbolique, quasi-mythologique, il est possible de faire saillir une sensation, l’intensité d’un rapport au monde qui à la fois ne prend en charge qu’un tout petit moment et s’approche d’un sentiment tragique universel. Parce que soudain ces trois mots abstraits, «sentiment», «tragique», «universel» deviendraient incroyablement concrets, matériels, palpables. Qu’il ne s’agirait que de la dureté de la pierre, de la rugosité de la toile, du froid de la salle commune, du coupant de la lumière de mistral près d’Avignon en hiver, de la brusquerie des gestes et de la stridence des cris des autres femmes enfermées là.
Camille Claudel 1915 ne raconte pas la vie de Camille Claudel, et surtout pas comme le font ces objets étranges et souvent douteux qu’on appelle biopics. Il ne raconte même pas l’année qui figure en titre, laquelle ne sert, comme le reste, que de repère, de point d’accroche.
Le film de Bruno Dumont cristallise un moment, un moment de trois jours, qui lui permet de partager le plus simplement du monde, le plus frontalement du monde, une douleur infinie. Cette douleur a quelque chose qui tient à ce que subit alors «Mademoiselle Claudel», comme l’appelaient les religieuses, gardiennes et infirmières à la fois, paysannes ayant quitté la ferme pour s’occuper d’autres paysannes frappées de troubles mentaux.
Mais cette douleur rayonne, diffuse, comme le fait la douleur en effet dans les corps souffrants, elle envahit tout et concerne bien davantage non seulement que le cas sinistre de Camille Claudel, ou celui des femmes martyrisées à travers les siècles pour n’avoir pas tenu leur place, ou celui des artistes punis d'être différents.
On songe à Duras quand elle intitulait un de ses livres La Douleur. Pas la douleur de ceci ou de cela. La douleur comme une tautologie refermée sur un mot unique. Et bien sûr, elle, l’actrice, le corps, le visage, la voix et le silence, le silence surtout, le regard. Sans elle, rien de tout ça n’est possible.
Avec elle, Juliette Binoche, la dureté de ce qui est dur, la saleté de ce qui est sale, la pâleur de ce qui est pâle devient incroyablement humain. Au début du film, les sœurs lavent Camille de force, et Juliette sera dès lors ainsi, lavée à cru, au-delà de la nudité, l’âme à fleur de peau. Voyant le visage de Juliette Claudel, on songe à des visages féminins du cinéma muet, à cette surface blanche, crayeuse et hantée, magnétique, à Lilian Gish dans A travers l’orage, à la Mère dans le film de Poudovkine, à Falconetti, ce ne sont pas des comparaisons, encore moins des citations, c’est une onde brute, et juste.
Et c’est pourquoi être spectateur de Camille Claudel 1915, expérience bouleversante, n’est en rien l’expérience pénible que presque tout semblait annoncer. C’est ça que cherche inlassablement Bruno Dumont, depuis le début, depuis La Vie de Jésus en 1997, ça que non sans crânerie il nomma ouvertement dès son deuxième film, L’Humanité. Ce qui est au-delà de ce qu’on montre et de ce qu’on raconte, et qui pourtant est là, habite et transforme et transporte. «Ça» dont s’occupera si fort l’autre, le frère, le cadet, le petit bourgeois pourtant traversé lui aussi d’un souffle immense, qui balaiera en tempête son théâtre, et que lui, Paul Claudel –pas Camille, pas Dumont– circonscrira comme relevant de la religion.
Car il est là aussi, Paul. Il va venir. Camille l’attend, Camille l’espère. Il pourrait la faire sortir, il ne le fera pas. Il viendra la visiter à l’asile de Montdevergues, pourtant lointain, et repartira, ayant au contraire confirmé au médecin-chef que la place de sa sœur est bien derrière ses grilles, et si besoin sous sa camisole. Toutes ces années, il restera, lui plus que tout autre, le geôlier implacable de sa grande sœur.
Poète et dévot, rusé et dépassé, il vient voir Camille, avec sa belle voiture et son mysticisme sûr de lui. Et voilà que dans cet univers qui avait la dureté de la pierre et du bois, explose un autre affrontement, un choc tout aussi matériel, encore plus implacable. Un duel mortel de mots, les mots de Camille à bout de souffrance et qui n’a pas renoncé à espérer encore de son frère, les mots du grand écrivain, celui qui a déjà signé Tête d’or, L’Echange, L’Otage, Le Partage de midi, l’illuminé du deuxième pilier de Notre-Dame, et qui négocie et compose, pour maintenir les distances sociales et les barrières affectives, l’ordre dont il a besoin et les repères sans lesquels le monde, son monde, n’existerait pas. Formidable et terrible rencontre, réinventée par Dumont, Binoche et cet incroyable acteur, venu du théâtre (ce qui est logique), Jean-Luc Vincent. Ça brûle.
Jean-Michel Frodon