Cela se passait à la fin du printemps 2011. Hugo Chavez avait dû annuler plusieurs rendez-vous internationaux en arguant d'une «inflammation du genou». Les médias avaient alors émis diverses possibilités avant que le Nuevo Herald, un quotidien hispanophone de Miami, ne commence à évoquer son état de santé «compliqué» le 25 juin.
Cinq jours plus tard, le 30 juin 2011, après vingt jours de silence, Hugo Chavez annonçait qu'il suivait un traitement contre le cancer, maladie qui l'a finalement emporté dix-huit mois plus tard, ce 5 mars 2013.
Dix-huit mois qui ont été le cadre d'un jeu du chat et de la souris visant à pousser le gouvernement de Caracas à donner un maximum d'informations sur la santé du président, et dans lequel certains médias se sont particulièrement illustrés. Les journaux espagnols ABC et El Pais, par exemple.
Hôpital et services secrets
Le premier est un quotidien conservateur et fervent monarchiste, qui tire à presque 300.000 exemplaires. Amateur de scoops, au point d'être taxé de «sensationnalisme» par ses détracteurs , c'est lui qui a été à l'origine des principales vagues de rumeurs concernant la mort de Chavez. Le 23 janvier 2012, il est ainsi le premier à donner un diagnostic d'espérance de vie, parlant de «neuf à douze mois».
Les jours qui suivent, la planète a les yeux braqués sur le Venezuela. ABC donne ensuite des rapports les plus précis sur l'état de santé d'Hugo Chavez en se fondant sur des sources au Cimeq, l'hôpital cubain où est traité Chavez, et sur des informations transmises par des sources au sein des services secrets américains.
Au point de parfois s'emballer, y compris dans les tous derniers jours. Le 1er mars, ABC affirmait ainsi sans aucune preuve que le président vénézuélien avait été emmené sur l'île de la Orchila, là même où il avait été incarcéré quelques jours durant le coup d'Etat de 2002. Aucun mouvement n'avait pourtant été décelé dans l'hopital militaire de Caracas où Chavez était revenu se faire soigner il y a deux semaines, et aucun avion n'avait décollé du tarmac présidentiel.
Il n'en avait fallu pas moins au vice-président Nicolas Maduro, probable candidat à la présidentielle anticipée, pour dénoncer la «campagne de haine» d'un journal «fasciste» souhaitant «déstabiliser le Venezuela», en référence à l'attitude d'ABC pendant la période franquiste.
La fausse photo d'El Pais
El Pais, de son côté, avait perdu une grande partie de sa crédibilité en publiant, le 24 janvier dernier, en première page une fausse photographie de Chavez sur son lit d'hôpital. L'image avait été tirée d'une vidéo de 2009 par un journaliste italien souhaitant «tester» la réaction des médias, puis vendu par une agence à El Pais.
Le quotidien espagnol avait eu beau retirer un maximum d'exemplaires de la vente, donner ses sources et s'excuser, le mal était fait. Le gouvernement vénézuélien s'était empressé d'affirmer que le journal avait «dépassé les limites, [...] comme le 13 avril 2002», quand il avait justifié le coup d'Etat contre Chavez dans un éditorial.
Si le vice-président Nicolas Maduro a continuellement affirmé qu'Hugo Chavez était la cible de la «bourgeoisie apatride», c'est que, à l'image de celles publiées par les médias espagnols, les principales «fuites» venaient de l'étranger. De Floride, plus précisément, terre d'exil politique et économique des Vénézuéliens qui en ont les moyens.
Le Nuevo Herald de Miami, par exemple, publiait régulièrement des informations, au point que dès juin 2011, le vice-ministre Porras Temir avait estimé sur Twitter que «la seule chose qui s'est métastasé, c’est le cancer @MiamiHerald dans le reste de la presse de droite».
«L'homme qui ose parler de la santé de Chavez»
La principale source du quotidien était un médecin nommé José Rafael Marquina. «L'homme qui ose parler de la santé de Chavez» était devenu le commentateur médical privilégié des médias vénézuéliens, américains et espagnols en lâchant en février 2012 une petite bombe dans les colonnes d'El Pais:
«Chávez est très mal, son cancer est relativement avancé, avec une métastase au foie et une autre aux glandes surrénales de deux centimètres.»
Marquina avait continué à donner son avis sur Twitter, sur lequel il est suivi par plus de 430.000 personnes, à partir de ses propres sources médicales à Cuba et au Venezuela. Son dernier scoop: l'annonce de la trachéotomie subie par Hugo Chavez en janvier, une information d'abord démentie puis admise par les autorités.
Quelques tweets comme «Je suis heureux que Ben Laden soit mort, et je suis heureux que ce soit au tour de ce criminel de Chavez» lui avaient valu l'ire du gouvernement, mais Marquina était devenu plus modéré, espérant récemment son rétablissement. Mardi soir, après l'annonce de la mort du président vénézuélien, il a évoqué sur Twitter un «moment difficile» pour tous les Vénézuéliens.
Un momento difícil para todos los venezolanos ojalá y sirva para mayor unión y menos intolerancia
— Jose Rafael Marquina (@marquina04) 5 mars 2013
En mort cérébrale depuis décembre
José Rafael Marquina avait gagné en renommée grâce au journaliste vénézuélien Nelson Bocaranda, qui diffuse ses analyses sur son site RunRun et compte plus d'un million d'abonnés sur Twitter. Opposant notoire, ce dernier était devenu un spécialiste des petites infos sur les derniers soucis de santé de Fidel Castro et Hugo Chavez, ce qui lui valait l'appellation de «nécrophile» de la part des chavistes. Ses notes s'avéraient généralement exactes mais, en octobre 2012, il avait annoncé à tort la mort du leader cubain.
Un autre médecin a eu son heure de gloire, Salvador Navarrete, qui s'est lui-même occupé quelques années du président Chavez. Il avait quitté le Venezuela en octobre 2011 après avoir affirmé que Chavez souffrait d'un sarcome rétropérinéal et avait moins de deux ans à vivre.
D'autres voix encore, beaucoup moins crédibles, participaient de la cacophonie générale. L'ex-embassadeur de Panama à l'Organisation des Etats Américains (OEA), Guillermo Cochez, avait notamment affirmé très récemment qu'Hugo Chavez était en état de mort cérébrale depuis le 31 décembre 2012. D'après Tamoa Calzadilla, rédactrice en chef du service enquête du journal vénézuélien Ultimas Noticias, que nous avions interrogée avant la mort de Chavez et qui avait choisi de ne pas relayer sa déclaration, «Cochez n'a pas donné de preuves, et il venait d'être désavoué par son gouvernement pour des propos concernant Chavez».
«Vous pensez que je serais ici debout devant vous?»
Ces derniers mois, le ministre de la communication Ernesto Villegas démentait systématiquement les rumeurs sur la santé de Chavez, et dénonçait la «haine» et la «morbidité» des médias vénézuéliens et internationaux. Les médias locaux ne relayaient généralement pas les affirmations de ABC ou de Marquina dans leurs éditions papiers, mais offraient les liens vers ces déclarations sur leurs sites internet, au risque de participer des rumeurs.
«Plus le vide est grand, plus les rumeurs sont fortes. Hugo Chavez est un tel personnage que tout le monde veut tout savoir de lui», nous expliquait Tamoa Calzadilla. En juin 2011, Clémentine Berjaud, une chercheuse spécialiste du Venezuela interrogée par Slate lors de l'annonce de la maladie de Chavez, expliquait déjà que «la manière de gouverner “en direct”» du président vénézuélien créait par contrecoup «un vide et une vive inquiétude, [...] l’image d’un navire sans capitaine, sans personne à la barre».
Depuis le 8 décembre dernier, date à laquelle le Président avait annoncé sa rechute, le gouvernement avait publié plus de 30 communiqués de presse sur sa santé, mais Hugo Chavez n'était jamais apparu en direct, ce qui avait alimenté les supputations hasardeuses. Durant ses précédentes apparitions en public, le président avait aussi fréquemment détourné les questions des journalistes: «Si mon état de santé était grave, vous pensez que je serai ici debout devant vous?», avait-il ainsi lancé en août 2011 à ceux qui lui demandaient la nature exacte de son cancer.
«Les Vénézuéliens sont de vrais concierges»
Tamoa Calzadilla avançait aussi une autre explication à cette frénésie de rumeurs: «Les Vénézuéliens sont de vrais concierges, ils adorent les rumeurs.» Et celles sur la santé de Chavez prenaient de l'ampleur en quelques secondes sur les réseaux sociaux.
Ildefonso Novoa, un jeune architecte, nous expliquait ainsi, avant même la mort du président vénézuélien, qu'il avait cru à celle-ci «pendant plusieurs heures» vendredi dernier, après qu'une fausse vidéo de Nicola Maduro annonçant l'évènement soit apparue via les multiples chaines de messages qui s'échangent sur les téléphones portables Blackberry. Le gouvernement avait menacé de poursuites les «Twitteros» qui «incitent à la haine», mais d'après Luis Carlos Diaz, professeur en nouvelles technologies à Caracas, celles-ci n'ont pas été mises en oeuvre.
Arnaldo Espinoza, en charge du site internet d'Ultimas Noticias, nous expliquait récemment que Twitter est le terrain de jeu de l'opposition:
«Twitter est surtout utilisé par les classes moyennes, qui ont accès à internet les téléphones portables dernière génération. Elles utilisent massivement ce réseau social depuis 2009, lorsque l'Etat a fermé 34 radios. C'est un moyen de s'évader et de critiquer le gouvernement.»
Pour sa part, il nous expliquait qu'il ne considérait pas le médecin José Rafael Marquina comme une source mais comme un commentateur et qu'il ne se fiait qu'à ce qu'il voyait, à l'hôpital militaire par exemple, et aux communiqués du gouvernement. Avant l'annonce de la mort de Chavez, Ernesto Villegas parlait lundi d'une «nouvelle et sévère infection respiratoire» et d'un état de santé «délicat», avant que mardi matin, Nicolas Maduro ne qualifie cette infection de «très grave». Le 18 février, Chavez avait publié son ultime tweet, où il faisait part de sa confiance dans ses médecins.
Simon Pellet-Recht