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«The end of men», d'Hanna Rosin: quand le plafond de verre se craquèle

Temps de lecture : 9 min

La journaliste américaine Hanna Rosin publie le 6 mars un livre sur les soubresauts d'une époque patriarcale vouée à devenir obsolète. Bonnes feuilles.

Le visage d’une employée de la Tate Modern Gallery se reflète, travail de l’artiste Gerhard Richter, le 4 octobre 2011 à Londres. REUTERS/Luke MacGregor
Le visage d’une employée de la Tate Modern Gallery se reflète, travail de l’artiste Gerhard Richter, le 4 octobre 2011 à Londres. REUTERS/Luke MacGregor

Dans un livre à paraître en France cette semaine aux éditions Autrement et qui a fait grand bruit aux Etats-Unis, la contributrice de Slate.com Hanna Rosin étudie l'évolution de notre société dans un sens qui bénéficie de plus en plus aux femmes et de moins en moins aux hommes. Contrairement à ce que son titre semble indiquer, The End of Men ne prédit pas la fin des hommes, mais explique simplement comment aujourd'hui, dans nos sociétés occidentales, leur place traditionnelle est mise à mal, en même temps que celle des femmes s'y accroît de plus en plus. Une révolution notamment due à l'économie de service, mais il ne faut pas pour autant croire que les femmes voient la vie en rose dans l'entreprise, qu'elles obtiennent les mêmes salaires que leurs confrères ni qu'elles arrivent à concilier famille et travail. Bonnes feuilles.

Les femmes de la Silicon Valley ne sont pas épargnées par le sexisme. Il faudrait en effet être aveugle pour passer ses journées dans les bureaux de Facebook ou de Google et ne pas remarquer que, dans leur immense majorité, les programmateurs sont des hommes. Mais, pour elles, le sexisme est l’équivalent de la pluie pour les Londoniens: une réalité indéniable et déplaisante dont il faut bien s’accommoder.

Sans chercher à nier leur environnement sexiste, elles s’efforcent de l’ignorer et de faire leur travail comme si de rien n’était. Ni idéalistes ni méfiantes, elles sont tout simplement pragmatiques. Il s’agit de résoudre ces problèmes un par un, comme autant de bugs informatiques.

Même les cas de sexisme les plus flagrants ne méritent pas qu’on s’y attarde. Emily White se souvient que, dans un précédent poste, son chef de service lui avait dit: «J’attends que tu donnes ta démission pour pouvoir t’épouser.» White ne s’en est même pas offusquée: c’était «un vieux ringard», un dinosaure proche de la retraite, un survivant de l’époque Mad Men. Ce genre de comportement n’a plus sa place que dans une série télé rétro ou un musée. Elle, en revanche, incarne l’avenir.

Toujours pas aux postes de patronnes

Les féministes enragent de voir que les grands patrons américains sont tous des hommes: «J’en ai marre d’entendre dire qu’on a fait du chemin. Marre d’entendre qu’on est mieux loties qu’autrefois. En réalité, les femmes sont toujours exclues des postes de direction», déplore Barbara Kellerman, professeure à Harvard. À l’appui de ce diagnostic, elle cite des statistiques bien connues: les femmes représentent seulement 3% des PDG des entreprises les mieux cotées, 17% des membres du Congrès et à peine 2% des chefs d’État.

Certes, on pourrait invoquer d’autres statistiques qui concernent une plus grande majorité de femmes. Dans les postes immédiatement inférieurs à celui de PDG (les cadres dirigeants les mieux rémunérés, par exemple), les femmes gagnent un point de pourcentage chaque année. Le nombre de femmes dont le salaire annuel dépasse 100.000 dollars augmente bien plus vite que le nombre d’hommes. […]

Le soubresaut d’une époque vouée à devenir obsolète

Plus que de statistiques, il s’agit au fond de points de vue. On peut voir dans la situation actuelle une preuve que les fonctions suprêmes resteront toujours la chasse gardée des hommes, ou on peut la considérer pour ce qu’elle est vraiment: le dernier soubresaut d’une époque vouée à devenir obsolète.

De toute évidence, les hommes sont en train de perdre du terrain. Dans le monde de l’entreprise, l’absence des femmes à des postes de direction est considérée comme une «fuite des cerveaux», une «rétention des talents».

Plusieurs études ont établi que la défection de cadres supérieures entraînait une diminution du chiffre d’affaires. Et si les femmes PDG sont encore rares dans les grandes entreprises américaines, leur contribution est prisée: en 2009, leur salaire était supérieur de 43 % en moyenne à celui de leurs homologues masculins; elles ont bénéficié d’augmentations plus importantes.

Les femmes montent au créneau

[…] Le modèle hiérarchique du patron omnipotent est désormais obsolète.

Il a été remplacé par un nouveau modèle, qualifié de «post- héroïque» ou de «transformationnel», pour reprendre la formule de l’historien James MacGregor Burns. Le chef est censé «accompagner» ses employés en usant de son charisme pour les motiver et les inspirer. Ce modèle n’est pas explicitement défini comme féminin, mais il recoupe certaines études sur les différences hommes-femmes.

À Columbia, une grande école de commerce propose ainsi des séminaires sur le leadership sensible et l’intelligence sociale. Les étudiants sont formés à déchiffrer les expressions faciales et corporelles. «On ne leur dit pas explicitement de “cultiver leur côté féminin”, mais c’est tout comme», avoue Jamie Ladge, professeure à Northeastern University.

Les entreprises performantes sont celles qui promeuvent les femmes

En 2008, des chercheurs de Columbia et de l’université du Maryland se sont interrogés sur les conséquences de ce management «féminin». Ils ont analysé le bilan de 15.000 grandes entreprises américaines sur la période 1992-2006, en vue d’établir un lien entre leur chiffre d’affaires et la présence de femmes parmi les cadres dirigeants.

Il s’avère que les entreprises où des femmes occupent des postes à responsabilité affichent de meilleurs résultats, en particulier si elles appliquent une «stratégie d’innovation intensive» fondée sur «la créativité et le travail d’équipe».

Faut-il en déduire que les femmes contribuent à l’augmentation du chiffre d’affaires, ou bien que les entreprises les plus performantes ont les moyens de recruter des femmes compétentes? Quelque soit le lien de cause à effet, le résultat est clair: les entreprises performantes et innovantes sont celles qui promeuvent les femmes. […]

Les femmes ne prennent pas le pouvoir parce que ça ne se fait pas

Une trentenaire frustrée de ne pas pouvoir s’imposer dans l’organigramme de son entreprise ne se consolera pas en pensant à la longue marche de l’histoire. Mais, de fait, le monde ne change pas du jour au lendemain. Les hommes sont au pouvoir depuis près de quarante mille ans; les femmes ont commencé à se faire entendre il y a à peine cinquante ans. Il est évident qu’il leur reste bien du chemin à faire.

À l’heure actuelle, les femmes d’ambition qui ne bénéficient pas des conditions idylliques de la Silicon Valley sont aux prises avec ce que l’on pourrait appeler un problème identitaire.

Les postes de cadres dirigeants restent largement masculins et les quelques femmes qui parviennent à s’y hisser sont perçues comme des extraterrestres.

Elles sont soupçonnées d’avoir renié certaines qualités essentielles à la féminité (douceur, instinct maternel, empathie). Au fond, personne (homme ou femme) n’est indifférent au genre. Nous attendons des femmes qu’elles se comportent de telle manière et les hommes de telle autre.

C’est un cercle vicieux: les femmes ne prennent pas le pouvoir parce que ça ne se fait pas. Mais, à mesure qu’elles s’imposeront, on peut espérer que cette logique s’estompera. […]

Pourquoi les salaires stagnent

Certains chercheurs ont voulu comprendre pourquoi le salaire des femmes stagnait. Les femmes sont pourtant plus diplômées que les hommes. Elles sont majoritaires dans le secteur tertiaire. Comment expliquer que leur salaire, en particulier au sommet, n’augmente pas?

L’économiste Linda Babcock a trouvé la réponse, [en menant] une enquête auprès d’anciens élèves de l’université Carnegie Mellon qui venaient d’entrer sur le marché du travail et [en leur demandant] combien ils gagnaient.

Il s’avère que 57% des hommes avaient négocié leur salaire de départ, contre seulement 7% des femmes. En conséquence, le salaire des hommes était de 7,6% supérieur à celui des femmes.

Babcock, en bonne économiste, a fait le calcul: même si un homme ne demande pas d’autre augmentation par la suite, à supposer que les salaires des hommes comme des femmes soient régulièrement augmentés de 3% par an jusqu’à la fin de leur carrière, l’avantage dont il bénéficiait au départ lui assurera un gain de 500.000 dollars par rapport à sa collègue femme. Montant qui, au moment où il prendra sa retraite, équivaudra à la différence entre un studio en banlieue et un luxueux appartement au bord de la mer. […]

La rançon de la demande d'augmentation

Parallèlement, les recherches scientifiques sont arrivées à des conclusions étonnantes. Plusieurs études ont constaté que les femmes qui ne se conforment pas aux stéréotypes féminins (celles qui n’hésitent pas à demander une augmentation, se mettent en avant et ne se contentent pas de rester dans l’ombre) le payent très cher.

Leurs collègues les trouvent antipathiques et dures, ils n’ont pas envie de travailler à leurs côtés ni sous leurs ordres et, pire encore, ils ne leur accorderaient pas d’augmentation. Nous voilà encore face au fameux «tic» que provoquent les femmes d’ambition. Il semblerait que le monde du travail ne soit pas encore prêt à accepter l’agressivité féminine.

[…] Faut-il recommander aux femmes d’offrir à leurs collègues des brownies faits maison, de leur faire des massages et d’apporter un rayon de soleil au bureau? Les femmes sont prises en tenailles: comment être suffisamment mielleuses pour éviter le «tic», sans être timorées au point de ne jamais obtenir de promotion?

Concéder aux stéréotypes

En 2011, Hannah Riley Bowles, de l’université Harvard, a tenté de résoudre cette difficile équation. […]

Elle a imaginé un scénario selon lequel une jeune cadre dynamique recevait une offre d’emploi et négociait son salaire. Ce personnage était joué par des comédiennes professionnelles qui faisaient valoir différents arguments.

Pour arriver à ses fins, la candidate devait remplir deux critères: être suffisamment «petite fille» pour ne pas susciter une réaction hostile (le «tic»), mais suffisamment agressive pour être convaincante.

  • «Je mérite le salaire maximal à mon échelon. Et aussi, je compte sur une prime annuelle»: trop rentre-dedans.
  • «J’espère ne pas vous choquer en prétendant à ce salaire...»: trop timoré.
  • «Considérez mes compétences de négociation comme un atout que je peux apporter à votre entreprise»: bingo.

Les sujets expérimentaux se sont dits prêts à embaucher cette candidate et à lui accorder une augmentation. Son secret? Faire quelques concessions aux stéréotypes. La candidate était polie mais déterminée. Plus important encore, il semblait acceptable qu’elle se mette en valeur dans la mesure où ses intérêts propres coïncidaient avec ceux de l’entreprise. […]

Des résultats dévalorisants mais pragmatiques

[…] Cet argumentaire est tout de même pragmatique et, en un sens, libérateur. Quand les femmes négocient, elles ont tendance à se laisser emporter par leurs émotions: humilité, honte, ressentiment, amertume.

Ces sentiments ne les aident pas à se mettre en avant. Bowles les incite à faire valoir d’autres arguments: montrer que leurs propres intérêts coïncident avec ceux de l’entreprise.

Les femmes finiront-elles un jour par maîtriser cette subtile rhétorique? Leurs capacités d’adaptation leur permettront peut-être de trouver un équilibre entre féminité et agressivité, de prendre le pouvoir sans être montrées du doigt. […]

Servez-vous de votre mari!

Les femmes qui parlent de leur bébé en utilisant le possessif «mon bébé» n’ont rien compris. Si la mixité est un atout sur le lieu de travail, elle l’est aussi à la maison. […]

D’après une enquête menée par le Département de l’éducation des États- Unis, la réussite scolaire d’un enfant dépend du nombre de fois où son père est venu assister à un événement organisé à l’école.

Les enfants dont le père est très présent ont un quotient intellectuel supérieur, une plus grande confiance en eux, et les filles, en particulier, ont moins d’aventures hasardeuses à l’adolescence. Le partage des tâches n’est donc pas simplement une affaire de logistique; il suppose que les femmes viennent à bout des préjugés qu’elles entretiennent bien avant d’avoir des enfants.

Sheryl Sandberg vient de promouvoir une des employées responsables du développement commercial.

Celle-ci lui fait part de ses inquiétudes, elle a peur de ne pas être à la hauteur de la tâche. «Pourquoi?», lui demande Sheryl. L’air tout penaud, elle lui annonce qu’elle est enceinte. «Félicitations!, s’exclame Sandberg. Raison de plus pour accepter ce poste. Vous serez impatiente de revenir de votre congé maternité!» La logique est imparable: comment trouver le courage de quitter un adorable bambin qui s’accroche à votre jambe? Ce qui vous attend au bureau a intérêt à être motivant. […]

Des obstacles dans les esprits

Les femmes franchissent les obstacles les uns après les autres. Bientôt, elles occuperont 30% des postes les plus haut placés et, au-delà de ce seuil, leur présence ne sera plus considérée comme marginale. Les obstacles les plus difficiles à franchir sont dans les esprits.

On a souvent reproché à Sandberg son impatience envers les femmes, son incapacité à prendre en compte la réalité des travailleuses ordinaires (l’introduction en Bourse de Facebook devrait en effet lui rapporter 1,6 milliard de dollars).

À mon avis, ce reproche n’est pas complètement justifié. À partir du moment où c’est Sandberg qui octroie les congés maternité, la réceptionniste, elle aussi, y gagnera. Si nous voulons moins de réunions et plus de temps avec notre famille, nous avons besoin de femmes comme Sheryl Sandberg.

Sa réussite ne sert pas seulement des intérêts qui lui sont propres: elle plaide la cause de toutes les femmes qui n’ont pas le pouvoir de faire entendre leurs revendications. C’est aux femmes comme elle de façonner le monde de l’entreprise à leur image.

Hanna Rosin

The end of men, Voici venu le temps des femmes. Editions Autrement, 19 euros. Les intertitres et les coupes ont été réalisés par la rédaction de Slate.

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