Culture

Iacub/DSK: le droit au roman n'existe pas

Temps de lecture : 6 min

Dominique Strauss-Kahn a assigné la juriste et son éditeur pour «atteinte à l'intimité de la vie privée». Ce genre de demande débouche rarement sur une interdiction immédiate du livre mais a toute chance d'être couronné de succès sur le plan financier.

A Pontevedra, en Espagne, en mars 2008. REUTERS/Miguel Vidal.
A Pontevedra, en Espagne, en mars 2008. REUTERS/Miguel Vidal.

Comme nous l'avions annoncé, Dominique Strauss-Kahn l'a emporté en justice contre Stock et Marcela Iacub, auteur de Belle et Bête, mais n'a pas obtenu l'interdiction du livre, mesure rarissime. La justice a ordonné, mardi 26 février, l'insertion d'un encart dans chaque exemplaire du livre précisant qu'il porte atteinte à la vie privée de DSK et a condamné Stock et Marcela Iacub à verser à ce dernier 50.000 euros de dommages et intérêts. Le Nouvel Observateur, qui avait annoncé la sortie du livre en une, devra lui verser 25.000 euros.

Si la littérature avale parfois la réalité, comme dans Belle et Bête de Marcela Iacub, la réalité peut aussi bien vomir un récit. Le bannir des librairies, l'interdire, le vouer au pilon. Elle l'a souvent fait. Il n'existe pas de «droit au roman» ou de «droit à la fiction», et Dominique Strauss-Kahn entend le réaffirmer.

Après la médiatisation du récit de la juriste, portrait de DSK en cochon à paraître chez Stock le 27 février, l'ancien directeur général du FMI attaque. Ses avocats, les ténors Richard Malka et Jean Veil, demandent à la justice la saisie du livre relatant leur liaison de quelques mois. Une audience de référé est prévue mardi 26 février.

Dominique Strauss-Kahn ne l'emportera pas forcément dès mardi, mais Stock perdra à la fin, selon Emmanuel Pierrat, avocat spécialiste du droit de l'édition et auteur de Cent livres censurés ou plus récemment de Familles, je vous hais! Les héritiers d'auteurs.

Pas besoin d'être nommé, il suffit d'être reconnaissable

La stratégie de la prestigieuse maison, telle que décrite par Le Monde, semblait pourtant subtile:

«[La solution choisie] est fondée sur une répartition stricte des rôles entre la presse et le livre. A la première, la vérité crue, au second la pensée, la métaphore, l'aimable transformation de l'expérience en fable. L'auteur rapporte, dans l'entretien au Nouvel Observateur qui a amorcé l'opération, des propos et des faits qui ne sont pas dans le livre, lequel, d'ailleurs, ne nomme pas l'ancien directeur du FMI, alors que le magazine titre: "Mon histoire avec DSK".»

Nul besoin que le nom soit dans le livre, précise pourtant Me Pierrat:

«La médiatisation orchestrée par la maison d'édition est suffisante. D'autant plus que la jurisprudence est très claire: si une personne n'est pas nommée dans un livre mais qu'elle est reconnaissable à travers des éléments descriptifs ou des événements (Carlton, etc), alors cela revient au même que si l'auteur avait mis son nom.»

La question est de savoir si le lecteur reconnaît ou non DSK. Pas de savoir si c'est grâce à l’auteur, l’attaché de presse ou le journaliste.

Le personnage perd parfois

Il peut arriver qu'une personne reconnaissable dans un personnage de livre perde son procès. Yves Mézières, l’ex-mari de Camille Laurens, avait ainsi intenté un procès à la romancière après avoir vu leur rupture exposée dans L’Amour, roman. Il avait perdu, le tribunal statuant ainsi:

«L'atteinte à la vie privée alléguée n'est pas caractérisée.[...] Le seul motif, en définitive, que les prénoms réels de sa famille aient été conservés par la défenderesse [...] ne suffit pas à ôter à cette oeuvre le caractère fictif que confère à toute oeuvre d'art sa dimension esthétique, certes nécessairement empruntée au vécu de l'auteur, mais également passée au prisme déformant de la mémoire, et, en matière littéraire, de l'écriture».

Mais il n'existe pas de droit suprême de la fiction, qui primerait sur la préservation de la vie privée ou l'intégrité de la réputation d'un individu. Cette idée est «une conception germanopratine du droit», s'amuse Emmanuel Pierrat.

C'est ainsi que Mathieu Lindon avait perdu son procès pour Le Procès de Jean-Marie Le Pen, roman publié en 1998 chez P.O.L., présentant Jean-Marie Le Pen comme raciste et le qualifiant de «chef d'une bande de tueurs».

Le romancier et critique littéraire avait eu beau arguer qu'il s'agissait d'une fiction, ni le tribunal correctionnel de Paris, ni la Cour de cassation, ni la Cour européenne des droits de l'homme, jusqu'où l'affaire était allée, n'avaient jugé ses arguments recevables. Il fut partout condamné, de même que P.O.L., à verser des dommages et intérêts. Les différentes juridictions avaient estimé que l'auteur et l'éditeur ne pouvaient échapper à la sanction sous prétexte qu'il s'agissait d'un roman.

Cela avait provoqué des remous —a fortiori parce qu'il s'agissait de donner raison à Jean-Marie Le Pen. Révoltée, la romancière Marie Darrieussecq avait cité Hemingway dans Libération, vitupérant la censure:

«Quand ça va mal dans la société, la littérature est en première ligne.»

Elle poursuivait:

«Par le jugement du 11 octobre, POL a été déclaré coupable ainsi que son "complice", l'écrivain Mathieu Lindon. Et le titre du roman incriminé a désormais pris une redondance ironique, grâce à la capacité renversante du génitif français: le procès "de" Le Pen est devenu le procès intenté "par" Le Pen. Cette redondance prolonge l'ironie inhérente au genre romanesque: art ambigu, embarrassant, malaisément maniable, porteur de sens multiples, instables et mouvants, de lectures diverses et de contradictions: l'inverse du pamphlet. Le roman n'est ni bien ni mal, ce n'est ni un fait, ni une thèse, ni une opinion. C'est un objet, posé là, encombrant, l'objet par excellence, impossible à réduire, à résumer, à contracter en formules, à peser, à juger.»

«Imaginons»

Mais la justice ne voit pas les choses ainsi. Philippe Besson en fit à son tour les frais en écrivant L'Enfant d'octobre, roman qui se plaçait dans la tête de Christine Villemin, mère du petit Grégory, retrouvé mort en 1984 dans son anorak rouge, flottant sur les eaux de la Vologne.

Dans une lettre dont Le Point avait publié des extraits, Christine Villemin se disait bafouée: Besson la présentait comme une mère «démoniaque», «qui se serait débarrassée du corps de son enfant après l'avoir noyé dans sa baignoire», précisait l'hebdomadaire.

L'écrivain et son éditeur, Grasset, furent condamnés en 2007, un an après la sortie du livre. Pour leur défense, l'auteur et l'éditeur mettaient en avant que cette affaire avait été très médiatisée et que le livre lui-même était très clair dans sa distinction entre les faits et l'imaginaire, grâce à la typographie, ou des mises en garde comme «Imaginons. Imaginons ce que s'imaginent ceux pour qui la mère est coupable», précédant les passages où Besson s'introduisait dans son esprit.

Les juges avaient pourtant considéré ces précautions insuffisantes et estimé que l'œuvre constituait une atteinte à la vie privée et une diffamation. En première instance, l'éditeur et Philippe Besson avaient été condamnés à verser 50.000 euros aux Villemin. En 2008, la cour d'appel porta la somme à 85.000 euros.

Si l'écrivain perd souvent, la saisie du livre reste en revanche rare. Comme le rappelle l'AFP, la dernière en France remonte à 1996:

«Cette année-là, Le Grand secret du Dr Gubler, écrit en collaboration avec le journaliste Michel Gonod, et consacré à la santé de François Mitterrand, avait été interdit à la vente pour violation du secret médical.»

L'interdiction reste une exception

La saisie est rare car le procès a souvent lieu après la sortie du livre: une fois celui-ci en librairie, les enjeux économiques sont lourds, notamment pour les libraires, et il faut rapatrier tous les livres en vente.

Il arrive cependant qu'un livre soit retiré de la vente après sa sortie, comme dans le cas de L'Affaire Yann Piat: Des assassins au cœur du pouvoir. Les auteurs, les journalistes André Rougeot et Jean-Michel Verne, y affirmaient que la députée Yann Piat avait été assassinée dans le cadre d'un complot impliquant notamment François Léotard et Jean-Claude Gaudin. Les deux élus portèrent plainte et le livre fut retiré de la vente par l'éditeur.

«On est plus fort en justice tant que le livre n’est pas sorti», souligne Emmanuel Pierrat —comme c'est le cas aujourd'hui pour Dominique Strauss-Kahn. «Mais l’interdiction est une atteinte à la liberté d’expression. Donc c’est une exception et elle doit être prudente.» Le versement de dommages et intérêts est ainsi plus fréquent.

Pour que l'affaire soit jugée en urgence, il faudra que les avocats de DSK montrent que les faits sont clairs. Les éditions Stock diront qu'ils ne le sont pas, qu'il ne faut pas juger l'affaire en urgence mais discuter de tous les points. Dans le premier cas, le livre peut être retiré avant même d'atteindre les librairies le 28 févrir. Dans le second, il peut rester plusieurs mois sur les étagères.

«Stock est sûr de perdre», selon Emmanuel Pierrat. Mais toute la réussite financière du livre réside dans la date de leur échec.

Charlotte Pudlowski

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