France

Réforme de l'Etat: la leçon de modernité de Christiane Taubira

Temps de lecture : 3 min

Pour repenser le régime des peines, la garde des Sceaux s'est appuyée sur une conférence de consensus. Elle préfigure ce que doit être une réforme de l'Etat, fondée non sur l'idéologie mais sur l'expérimentation de terrain

Christiane Taubira, le 12 février 2013 à l'Assemblée nationale. REUTERS/Charles Platiau
Christiane Taubira, le 12 février 2013 à l'Assemblée nationale. REUTERS/Charles Platiau

Il faut le dire avec beaucoup de prudence mais aussi beaucoup d'espoir: Christiane Taubira, ministre de la Justice, pourrait être la première à introduire en France le gouvernement par les chiffres. Une révolution dans un pays encore dirigé, comme au Moyen Age, par une classe politique qui «sait ce qui est bon pour le pays» et qui, élue, donne des ordres à une administration «neutre», chargée de mettre en application. Gouverner relève encore, ici en France, des ordres du suzerain qui tombent sur les vassaux. Le XXIe siècle a commencé à pulvériser cet archaïsme, mais la France, si bien gouvernée par nos politiciens, n'est-ce pas, ne l'a pas vu. D'où l'espoir que Christiane Taubira soit un précurseur et que les esprits s'ouvrent.

Les échecs du modèle d'administration d'hier s'accumulent. L'Etat est devenu trop lent, trop gros, ses réponses sont incapables de correspondre à des besoins de plus en plus individualisés. La crise des dettes souveraines le force désormais à maigrir, ce qui interdit l'ancestrale réponse: «Il y a plus de problèmes? Donnez plus de moyens!»

Et le monde a changé. Il est devenu incertain, volatil, complexe. L'administration, structurée sous l'empire, efficace à l'ère de la grande industrie et du management dit scientifique (parcelliser les tâches, en faire des routines et contrôler) est déboussolée. Comme les agents des PTT, hier dans les bureaux et les centraux téléphoniques, aujourd'hui dans les boutiques d'Orange face à des clients mécontents, les fonctionnaires sentent que «la citoyenneté» réclame voix au chapitre. Et, davantage, les citoyens estiment que le «bien public», à l'heure d'Internet, ne doit plus relever du seul monopole de l'administration puisque eux aussi, mieux informés et organisés par les réseaux sociaux, peuvent le diagnostiquer mieux; associations de quartier ou ONG par exemple.

Plus il y en a, moins elles comptent

Enfin, ouvrez les yeux: les réformes, celles que l'on applique depuis dix ans, ne marchent pas. La France a accumulé les lois à n'en jamais finir, et les dispositifs en tout genre, sociaux, fiscaux, carcéraux, dont l'impact est de plus en plus faible.

Ce sont des réformes à rendement décroissant, comme disent les économistes: plus il y en a, moins elles comptent. En outre, la fameuse RGPP (révision générale des politiques publiques) que l'administration s'est infligée dans un esprit de sacrifice chrétien, croyant bien faire, a abîmé certaines missions (hôpital ou prisons) et mis leurs services «à l'os» sans pour autant permettre des économies sérieuses.

L'heure est venue de changements radicaux. L'heure est venue de repenser entièrement l'administration au XXIe siècle, son cadre intellectuel, ses pratiques. Faisant cela, ouvrant les yeux, donc, la France découvre que de très nombreux pays ont pris de l'avance: Canada, Australie, Singapour, Pays-Bas, Grande-Bretagne...

Tandis que les gouvernements français se perdaient dans l'accumulation des réformettes pour «faire mieux avec moins», d'autres pays optaient pour des démarches inspirées de la pharmacie: on essaie, on teste, on évalue et, en cas de succès avéré, on généralise.

Le comble de la mauvaise gouvernance à la française est aujourd'hui représenté par le «contrat de génération» inventé par François Hollande, qui va coûter des milliards sans avoir fait l'objet de la moindre expérimentation nulle part. Est-ce que cela va marcher? Personne n'en sait rien.

La France est gouvernée «au pif»

C'est ce que Christiane Taubira appelle justement «le défaut de connaissance». On part de postulats idéologiques (en ce qui la concerne «le rôle dissuasif de la prison») qui inspire des kilos de mesures (de durcissement des peines) que l'on n'évalue jamais (puisque cela remettrait en cause le postulat). C'est ainsi que la France, à l'heure où Internet diffuse tous les savoirs, est gouvernée «au pif».

Christiane Taubira, en essayant de réfléchir à des mesures de prévention de la récidive, a vite fait exploser le cadre de cet exercice pour repenser radicalement le régime des peines. Elle a réuni une «conférence de consensus», mot choisi pour indiquer la tentative de dépassement des postulats idéologiques: cinq mois de travail pour analyser toutes les expériences et toutes les données. Ce jugement par les chiffres a débouché sur 12 recommandations (éviter autant que faire se peut la prison, instaurer une peine de probation, recourir aux contraventions...). La ministre veut en faire une loi avant l'été.

Comme attendu, la classe politique, les syndicats et nombre de commentateurs ont mis en cause cette nouvelle méthode de gouvernement. La droite n'y a vu que l'habillage nouveau de l'angélisme traditionnel de la gauche. D'autres ont dénoncé une ruse grossière: comme la ministre n'a pas d'argent pour construire de nouvelles prisons, elle en minimise le rôle.

Ce ne sont pas des critiques futiles: Christiane Taubira doit démontrer en effet que ce qu'elle propose est plus efficace, que l'idéologie n'est pas simplement passée des postulats aux données et que les résultats sont scientifiquement solides.

Ce n'est pas si simple en matière pénale. C'est néanmoins une révolution. Peut-être inspirée par la garde des Sceaux, Marylise Lebranchu, ministre de la Réforme de l'Etat, a annoncé une généralisation par la création d'un «laboratoire pour l'innovation publique» à l'image du MindLab danois.

On regrette que la gauche n'ait pas découvert ces sujets lorsqu'elle avait le temps de réfléchir dans l'opposition. On déplore que Marylise Lebranchu perde encore des mois en repoussant à la fin de l'année la création effective de ce laboratoire. Mais la modernité commence à entrer dans les têtes politiques françaises.

Eric Le Boucher

Article également paru dans Les Echos

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