Monde

Le Venezuela otage de la paix entre Bogota et les Farc

Temps de lecture : 8 min

Alors que le monde entier espère l'aboutissement du processus de paix entre la Colombie et les guérillas, les frontaliers vénézuéliens s'en méfient. Ils voient d'un mauvais œil le probable débarquement d'ex-combattants colombiens, comme l'ont fait avant eux des ex-paramilitaires.

Un garde-frontière vénézuélien le long de la frontière avec la Colombie, en 2010. REUTERS/Isaac Urrutia.
Un garde-frontière vénézuélien le long de la frontière avec la Colombie, en 2010. REUTERS/Isaac Urrutia.

La vie de Fabrizio[1] pourrait être celle, tragique, de milliers de Colombiens. Ce petit agriculteur est victime d'un groupe de paramilitaires qui lui rendent régulièrement visite, lui extorquent quelques sous en souriant jaune et repartent tranquillement.

Fabrizio est pourtant vénézuélien. Ceux qui l'exploitent sont arrivés dans son pays au début des années 2000, lorsque le gouvernement colombien a décidé de démobiliser les groupes paramilitaires.

Lui parler d'une possible démobilisation des guérilleros en cas de paix —qui se négocie actuellement dans la douleur— entre Bogota et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (Farc) et l'Armée de Libération Nationale (ELN) le fait donc sauter au plafond:

«Si c'est pour qu'ils fassent n'importe quoi comme les paras, ça n'est pas la peine! Au moins, pour l'instant, ils ont une hiérarchie, des règles.»

Fabrizio est installé depuis toujours à Rubio, une ville de 80.000 habitants située à l'extrême-ouest du Venezuela, à quelques kilomètres de la frontière colombienne. Sa bourgade s'étend à 900 mètres d'altitude au milieu des collines verdoyantes de la région Tachira.

La «Cité des sept ponts» ne doit sa réputation internationale ni à son magnifique fleuve, ni au pétrole qui abonde dans la région, mais à son café. «Il y a encore quinze ans, les plantations s'étendaient à perte de vue», commente nostalgiquement Fabrizio, qui possédait lui-même quelques hectares.

Tout en affairant son petit corps trapu dans l'auge aux cochons, le quinquagénaire peste contre le monde entier. Contre le gouvernement socialiste, dont la politique de redistribution des terres et de contrôle des devises a «tué la production privée», contre sa femme, qui l'a quitté, et surtout contre les «bandes».

En 2004, il a du quitter sa maison sous la pression de paramilitaires colombiens. Un an plus tard, ces derniers «morts au combat», Fabrizio a pu reprendre ses quartiers à Rubio. Depuis, rien n'a changé. La région est toujours aux mains de «groupes irréguliers» qui agissent comme bon leur semble, en quasi-impunité.

Le doigt de Fabrizio désigne un immense parking de terre le long de la route. «Les paras soutirent tous les mois 100 bolivars à chacun des 1.600 taxis qui s'arrêtent ici, à mi-chemin entre la frontière et San Cristobal», la capitale de la région. Soit l'équivalent de 48.000 euros par an, une petite fortune.

2.300 kilomètres de frontières

Les extorsions ne forment réellement qu'une partie de l'immense business géré par les paramilitaires. Trafic d'essence, de drogues et de produits en tout genre, enlèvements, assassinats, ils sont partout. Depuis dix ans, ils font régner la terreur sur les 2.300 kilomètres de frontières avec la Colombie.

Ils seraient maintenant plusieurs centaines au Venezuela, répartis en petits groupes de 20 à 100 personnes. Les plus puissants d'entre-eux répondent aux noms d'Aigles Noirs, Visages Rouges ou encore Uribenos.

Le «nettoyage social» est leur mot d'ordre. Lorsqu'ils débarquent à Rubio, ils expulsent les homosexuels et les prostituées et commencent à assassiner les délinquants. A San Cristobal, ils attendent même ceux en permission à la sortie de la prison de Santa Ana pour les exécuter.

Un checkpoint à El Rubio (Simon Pellet-Recht)

La nuit, dans certains quartiers, la rue est à eux. «Ils arrêtaient souvent mon fils pour lui demander ses papiers lorsqu'il rentrait tard de l'université», se souvient Maria, une habitante de San Cristobal. Progressivement, ils se fondent dans les masses urbaines pour repérer les jeunes désoeuvrés et les recruter. Ils ne se cachent plus guère, raconte Maria:

«J'ai changé de quartier car j'étais menacée de mort. J'avais surpris plusieurs fois mon voisin, un ouvrier tout a fait normal, bourré du soir au matin, en pleine discussion avec des hommes en costume qui sortaient de grosses voitures aux vitres teintées. J'ai ensuite appris qu'il faisait du repérage pour les paras.»

Selon la seule enquête réalisée sur le sujet, par l'Université catholique de Tachira en 2008, dans certaines petites villes vénézuéliennes, plus de 70% des habitants connaissent un paramilitaire. Ces derniers représentent environ 10% des 400.000 âmes de San Cristobal.

Les paras, des délinquants comme les autres

Selon Carlos Medina, des services de renseignements vénézuéliens (SEBIN), les «paras» ne sont maintenant plus que des délinquants comme les autres: «La seule différence, c'est qu'ils sont bien organisés», explique-t-il.

Evoquant les conséquences d'éventuels accords de paix en Colombie, l'inspecteur ajoute que «les guérilleros les plus jeunes, ceux qui ont le moins de culture politique, risquent de faire comme les paras. Ils vont monter de petits groupes armés au Venezuela ou se faire récupérer par de plus grands cartels».

Son discours donne corps à une peur diffuse: la démobilisation des guérillas pourrait augmenter la criminalité dans une zone déjà en proie à toutes les violences. Leur présence dans les régions vénézuéliennes de Zulia, Tachira et Apure n'est déjà un secret pour personne: d'après Neida Albornoz, qui a dirigé l'enquête de l'Université catholique de Tachira, «les paramilitaires sont plus puissants dans les villes alors que les guérilleros sont installés dans des zones plutôt rurales».

Le Venezuela. A l'ouest, le long de la frontière colombienne, les régions de Zulia, Tachira et Apure. Via Wikimedia Commons.

Pourtant, d'après Pavel Rondon, ambassadeur du Venezuela en Colombie au milieu des années 2000, les accords de paix ne peuvent être que bénéfiques à la sécurité régionale. Selon lui, c'est «le bon moment»:

«Tout le monde veut en finir avec ce conflit, les guérilleros, la Colombie et le Venezuela.»

L'ancien diplomate, qui ne s'émeut que des exactions des paramilitaires, ne reconnait pas de présence permanente des Farc et de l'ELN au Venezuela:

«Ils n'ont pas de campement ici, le Venezuela n'est qu'une zone de repos passagère pour eux.»

Selon lui, en cas de paix, les guérilleros de passage retourneront définitivement en Colombie, «pays qu'ils connaissent mieux.»

Les guérillas ont infiltré le tissu social

Les guérillas fréquentent pourtant le côté vénézuelien de la frontière depuis plusieurs décennies, au point qu'elles pourraient s'y trouver très bien. Elle ont progressivement infiltré tout le tissu social dans de nombreux villages, souvent à la demande des habitants eux-mêmes.

Jesus Rodriguez est curé à El Nula, une petite ville de 20.000 habitants au nord de la région d'Apure. A première vue, rien ne semble justifier son surnom de «capitale de la guérilla» au Venezuela.

La journée, le soleil, écrasant, fait règner sa loi. Le soir, les riverains se pressent autour de l'artère principale en terre pour manger un bout. Dans un ballet incessant, les jeunes défilent à moto devant leurs belles.

C'est ici, dans la torpeur générale, que les guérilleros se sont installés il y a quelques années, en toute simplicité. Le prêtre explique qu'ils ont profité des défaillances de l'Etat pour «prendre le contrôle» de la localité:

«Face à l'absence d'une justice efficace, ils se sont institués “juges de paix” pour régler les conflits des villageois, de façon parfois expéditive. Une dette mal remboursée ou un divorce un peu compliqué peut vous coûter la vie. Ils assurent aussi d'autres services, comme prêter des générateurs d'électricité de secours, et redistribuent parfois des terres en menaçant les grands propriétaires.»

Jesus Rodriguez, bâti comme une armoire à glace, est parti en croisade contre la peur. Menacé plusieurs fois de mort, il continue de dénoncer l'apathie, voir la complicité, des milliers de militaires vénézuéliens en faction à la frontière. Pendant la messe, le prêtre n'hésite pas à critiquer ouvertement les enlèvements, les meurtres et l'impôt révolutionnaire.

El Nula (Simon Pellet-Recht)

Bien que le gouvernement vénézuélien n'arrête officiellement que des paramilitaires, les guérilleros seraient aussi auteurs de nombreuses activités délictueuses. D'après Luis Hernandez Guanipa, le président du Syndicat des éleveurs de Tachira (Sonagat), qui possède un ranch au nord d'El Nula, «les enlèvements continuent malgré ce que disent les guérilleros». Protégé en permanence par plusieurs gardes du corps, il lui arrive de devoir négocier des libérations, tant auprès des paras que des guérillas.

A Rubio, Fabrizio parle lui-aussi aussi de ces guérilleros qui viennent de temps à autre réclamer une «contribution révolutionnaire» entre deux passages de paras. Natif de la zone, figure locale, il les connaît bien. Il lui arrive parfois de devoir «monter au campement» dans les montagnes vénézuéliennes pour réclamer la libération d'un otage ou demander un répit pour un voisin fauché. Il explique cependant qu'il est plus facile de discuter avec les guérilleros:

«Ils ont une certaine culture de la négociation, ce sont des intellectuels.»

Le frère de croix de Jesus Rodriguez à El Nula, un jésuite converti aux idées marxistes dans les années 60, est nettement moins virulent que son homologue à l'encontre des guérilleros. «Grâce à eux, il n'y a plus de délinquance à El Nula. C'est sûrement la ville la plus sûre du pays!», raconte en souriant le père Acacio Belandria.

Il admet cependant que la ville était déjà tout à fait tranquille avant l'arrivée des guérillas. Mais selon le religieux, de 2006 à 2008, les disputes idéologiques et l'affrontement territorial entre Farc et ELN faisaient jusqu'à deux morts par semaine à El Nula.

La politique comme point de chute?

Jesus Rodriguez affirme que les guérilleros ont dorénavant de l'influence auprès de tous les partis de la ville, et «convoquent» parfois le conseil communal pour exposer un point de vue. Il assure même que la politique vénézuélienne pourrait être un point de chute pour les démobilisés.

La thèse est reprise par la seule journaliste à suivre quotidiennement la situation à la frontière du Vénézuéla, Sebastiana Barraez. Ses enquêtes montrent que la seule guérilla d'origine vénézuélienne, le Front bolivarien de libération (FBL), serait déjà en train de se régulariser, «comme l'ETA». «En cas de paix, certains guérilleros vont faire de la politique en Colombie, comme Gustavo Petro [ancien guérillero, aujourd'hui maire de Bogota, la capitale colombienne, NDLR] mais d'autres ne pourront pas et chercheront à se recycler au Vénézuéla», affirme-t-elle.

«Certains sont mariés et ont des enfants au Vénézuéla, où voulez-vous qu'ils aillent?», interroge Jesus Rodriguez. Nombre de combattants historiques, fatigués par la guerre et apeurés à l'idée de rentrer en Colombie, ont ainsi commencé à investir dans des activités économiques et politiques au Venezuela.

Joseph[2], un vieux guérillero de l'ELN rencontré dans la zone frontalière, explique qu'il a investi dans une petite entreprise à San Cristobal et qu'il a déjà deux associés. Il vit d'ailleurs au Venezuela, dans une petite maison qui sert parfois de lieu de rencontre pour ses camarades. Lui-même considère qu'Hugo Chavez devrait reconnaître l'existence des guérilleros au Venezuela, «pour faciliter leur réinsertion».

Le gouvernement socialiste continue de nier la présence des guérillas sur son sol et les négociations de paix avec les Farc ne traitent que de la réinsertion en Colombie. Selon Johnson Delgado, député au parlement régional de Tachira, «les accords de paix peuvent participer à ramener un peu de sécurité à la frontière, tout dépend de la bonne volonté du gouvernement vénézuélien. Tant qu'il continuera de fermer les yeux sur les guérillas, il ne pourra pas prendre le problème dans toutes ses dimensions».

Les autorités vénézuéliennes, submergées par les problèmes frontaliers et engluées dans la corruption, n'ont pas commencé à anticiper les conséquences de la paix en Colombie. Les frontaliers, eux, continuent de voir proliférer les «groupes irréguliers» au Venezuela.

Simon Pellet-Recht

[1] Le prénom a été changé. Revenir à l'article

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