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Est-ce que les animaux de Tchernobyl brillent dans le noir?

Temps de lecture : 10 min

Le débat scientifique autour de la faune la plus improbable d’Europe.

REUTERS/Vasily Fedosenko
REUTERS/Vasily Fedosenko

Valentina Sachepok s’avance à grands pas tandis que j’essaie de la suivre au beau milieu de cette forêt située dans la zone d’exclusion entourant l’ancien site de la centrale nucléaire de Tchernobyl.

Une équipe de télévision nous suit; elle tourne un documentaire sur les babouchkas de Tchernobyl. La catastrophe de 1986 a provoqué l’exode forcé de 300.000 personnes, mais quelques femmes vivent encore, semi-illégalement, dans leurs anciennes demeures.

Valentina Sachepok, une infirmière à la retraite, âgée d’une soixantaine d’année et dont les cheveux gris apparaissent sous son foulard bordeaux, ne marche pas, elle trotte et sautille ça et là tandis que nous tentons de la suivre avec difficulté. Après avoir arraché une poignée de gros champignons jaunes sur une touffe de mousse, elle me guide jusqu’à un grand pin.

«Ça c’est pour le hérisson.»

Le hérisson, cette créature que l’on retrouve si souvent dans les contes folkloriques slaves. Elle choisit une branche basse et transperce le champignon dessus.

Nous sommes à l’endroit où la radioactivité est la plus élevée de la planète. L’explosion et l’incendie qui s’en est suivi ont provoqué l’équivalent d’au moins vingt bombes d’Hiroshima en termes de radiations, dans un périmètre de 40 kilomètres environ autour du réacteur. Les isotopes les plus radioactifs se sont depuis longtemps décomposés et la pluie a lavé le reste et a imprégné le sol et la chaîne alimentaire. Les deux isotopes les plus persistants sont le césium-137, dont la structure est proche de celle du potassium et le strontium-90, qui imite le calcium des êtres vivants.

Un écosystème unique

Ces isotopes ont donc été absorbés par les plantes, les animaux, les champignons et les bactéries et la radioactivité ne frappe donc plus la zone. Au contraire: c’est la zone qui est radioactive.

Il s’agit donc d’un écosystème unique, faisant deux fois la taille de l’Etat de Rhodes Island [8.000 km2 environ, NDLE] et divisé à peu près équitablement entre l’Ukraine et le Belarus. Une génération après que la plupart des humains ont abandonné le site, la végétation et les marécages ont regagné du terrain sur les anciens champs, les villes et les villages. Seules les ruines occasionnelles d’un ancien bâtiment nous rappellent que ces lieux ont été habités.

Valentina Sachepok plante un autre champignon sur une branche un peu plus haute de l’arbre.

«Ça, c’est pour les chevreuils. Ils ont du mal à trouver de la nourriture dans la neige.»

Nous sommes en octobre et il fait encore chaud, mais les hivers ukrainiens sont très rigoureux.

Rares étaient les animaux sauvages qui vivaient dans la région en 1986; leur habitat naturel avait été détruit pour laisser place à des exploitations laitières et à des plantations de pins. Pourtant, de gros mammifères sont apparus presque aussitôt après l’évacuation de la zone et la population animale a littéralement explosé.

Les animaux ont l'air... normal

Les chevreuils et les sangliers capturés dans ce secteur au début des années 1990 affichaient des taux de césium-137 supérieurs à 2.000 fois la norme de sécurité. Si les niveaux de radiation interne ont considérablement diminué, des tests récents effectués sur des animaux au Belarus excèdent tout de même le niveau de sécurité de plus de dix fois.

Mais à la surprise de presque tout le monde, les animaux de Tchernobyl ont l’air normal sur le plan physique. Il en va de même des autres espèces ayant fait l’objet de tests –elles sont bien radioactives, mais ont un air parfaitement normal. Les rares exceptions recensées concernent les hirondelles, qui connaissent des difformités et des défauts de coloration.

Valentina se hisse sur la pointe des pieds et fixe un dernier champignon en hauteur.

«Et ça, c’est pour le cerf!»

Je n’ai vu des cerfs qu’une dizaine de fois dans ma vie, à chaque fois dans la zone d’exclusion nucléaire, au cours des nombreux séjours que j’ai effectués, s’étalant sur plus d’un mois, pour écrire mon ouvrage consacré à la forêt de Tchernobyl, Wormwood Forest : A Natural History of Chernobyl. C’est un lieu étrange et magnifique, où j’ai pu voir des loups en plein jour; des traces de lynx dans la neige; et de vastes hordes de sangliers, de chevreuils et d’élans. Tout m’y ramène.

Vanessa Sachepok sourit avec une espièglerie que l’on ne s’attendrait pas à trouver chez une femme seule vivant au milieu d’un no man’s land radioactif. «Tous les animaux me connaissent», dit-elle, découvrant une de ses dents en or, avant de me faire tout un exposé sur la meilleure manière de mener une vie saine, en évitant aussi ce qu’elle appelle la «boîte à zombies» –la télévision.

Son propos est très clairement politique. La télévision ukrainienne est une télé de pure propagande. Mais dans la région de Tchernobyl, les mutants et les zombies ne sont jamais bien loin. Dès que je parle à quelqu’un de mes rencontres avec les animaux sauvages de Tchernobyl, les mêmes questions reviennent sans cesse:

Est-ce qu’ils ont deux têtes? Est-ce qu’ils brillent dans le noir? Est-ce que tu brilles dans le noir?

Il faut bien le dire: au cours des années qui suivirent la catastrophe, alors que la poussière radioactive recouvrait tout, les chercheurs trouvèrent d’innombrables exemples de mutations monstrueuses qui semblaient tout droit sorties de films d’horreur des années 1950: malformations, nanisme, gigantisme, excroissances étranges et même, oui, de la phosphorescence.Mais tout ceci n’apparaissait que sur des plantes.

Une réalité complètement contre-intuitive

Si L’Attaque de la Feuille Géante fait, de but en blanc, moins peur que La Créature avec un Cerveau Nucléaire, personne n’a jamais pu trouver d’animaux sauvages sérieusement difformes après l’accident de Tchernobyl (et pas de zombies, non plus). Les animaux mutants nés dans la nature meurent ou se font dévorer avant d’être découverts. Quel que puisse être le coût des radiations pour les individus, seuls les animaux en bonne santé survivent.

L’abondance et l’apparence étonnamment normale des animaux sauvages vivant dans la région de Tchernobyl a quelque peu remis en cause la manière dont les biologistes tendaient à envisager les effets de la radioactivité sur l’environnement. L’idée que la zone la plus contaminée de la planète sur le plan radioactif puisse devenir la plus grande réserve d’animaux sauvages d’Europe est totalement contre-intuitive pour toute personne familière de toute la littérature et de la cinématographie post-apocalyptique (nucléaire).

Cette nouvelle est cependant loin d’être bonne pour tous les animaux. De nombreuses espèces appréciant la compagnie des hommes –hirondelles, cigognes, pigeons– ont presque toutes quitté la région en même temps qu’eux.

Les petites créatures semblent par ailleurs plus vulnérables face aux effets des radiations que les grandes. C’est peut-être ce qui explique pourquoi les rongeurs étudiés dans la région de Tchernobyl durant les années 1990 avaient une espérance de vie plus réduite et des portées moins nombreuses que celles de leurs homologues vivant en dehors de la zone. Les lucanes (cerf-volants) avaient des cornes inégales. Mais leur population demeurait stable.

Et comme la santé d’une espèce animale est généralement jaugée à l’aune de son nombre plutôt que par la condition physique de chacun de ses membres, on peut considérer que la faune de Tchernobyl est en bonne santé.

L'homme plus nocif pour la faune?

Si l’on en croit tous les recensements effectués tant par l’Ukraine que par le Belarus depuis 27 ans, les espèces sont variées et abondantes. La majorité des scientifiques s’accorde à décrire la zone d’exclusion comme une réserve naturelle accidentelle. Cette conclusion semble induire que les radiations seraient moins nocives pour la faune que nous ne le sommes.

Pour contrecarrer cette vision des choses, les biologistes Thimoty Mousseau de l’université de Caroline du Sud et Anders Moller, chercheur au CNRS, ont publié une série d’articles affirmant que les populations d’insectes, d’oiseaux et de mammifères sont en déclin dans les régions les plus contaminées de la zone d’exclusion. Ils affirment également que les oiseaux évitent de nidifier dans les zones hautement radioactives. Ils rejettent les rapports faisant état de l’abondance des animaux, qu’ils présentent comme anecdotiques.

Leurs travaux ont attiré l’attention des médias, et particulièrement après la catastrophe de Fukushima, au Japon, et sans doute parce qu’elle correspond davantage à cette antienne du mutant et des zombies.

Une palanquée d’experts en radioactivité environnementale a contesté les méthodes de Mousseaux et Moller ainsi que leurs conclusions, tandis que l’un de leurs collaborateurs ukrainiens, chargé d’effectuer les recherches sur le terrain, a désavoué les conclusions de leur article qui affirmait que les oiseaux évitaient les zones radioactives. Dans une interview accordée en 2011 au magazine Wire, il a déclaré que les expériences n’avaient de toute façon pas été conduites pour vérifier cette hypothèse.

La particularité de la Forêt Rouge

Une des principales failles dans le travail de ces deux scientifiques est liée au fait qu’ils ont concentré leurs recherches sur le pire endroit possible. Quand Moller et Mousseau affirment que les effets les plus négatifs de la radioactivité sur la faune sont observables dans les «zones hautement contaminées», utilisant le pluriel, ils semblent suggérer qu’ils en ont étudié plusieurs.

Si la zone d’exclusion de Tchernobyl contient de nombreux territoires «très contaminés», elle ne contient que cinq secteurs «hautement contaminés» et ils n’en ont étudié qu’un seul, celui de la Forêt Rouge.

Ce secteur de forêt a gagné ce nom quand les pins qui le composaient, frappés par les radiations et vidés de leur chlorophylle, sont devenus rouges. Les arbres ont été abattus, la terre retournée et plantée de jeunes pins. C’est un des rares endroits où il est encore possible d’observer les difformités végétales que l’on pouvait observer immédiatement après la catastrophe. Les jeunes arbres sont petits et tordus et font penser à des ronces folles.

Cette forêt ne ressemble donc en rien à une forêt naturelle. Les oiseaux dont Mousseau et Moller affirment qu’ils évitent une zone hautement radioactive, évitent surtout un habitat naturel dont l’apparence n’a précisément rien de naturel. Il est difficile de trouver un endroit dans toute la zone où l’on puisse trouver moins d’animaux.

Suggérer comme ils le font que la population animale de la Forêt Rouge, extrêmement basse, est représentative des 99,098% restants de la zone d’exclusion revient à dire que les populations animales sont en chute libre dans le parc de Yellowstone parce que l’on ne trouve que très peu d’araignées sur le parking des visiteurs.

Des canards, des cygnes, des aigrettes

Car à l’intérieur même de la zone d’exclusion, là où sont situées les autres zones «hautement contaminées» et où il n’y a plus trace de vie humaine, se trouve un marécage rendu à son état naturel, sur le territoire du Belarus, où j’ai pu un jour observer une multitude ahurissante de canards, de cygnes, d’aigrettes et même des nuées de cigognes noires, une espèce qui tendait à se raréfier, prendre son envol vociférant sous l’œil placide d’un élan, situé de l’autre côté de la route.

Le lac Hlyboke, l’étendue d’eau de loin la plus radioactive du globe, fait également partie de ces endroits «hautement contaminés» où j’ai pu observer une grouse noire, un vol de perdrix et trois chevreuils en moins d’une heure de visite. En 2011, une étude a montré que la diversité des espaces de ce lac est supérieure à celle des autres lacs de la zone d’exclusion nucléaire.

Dans un email, Mousseau a concédé «qu’il est possible qu’il y ait bien plus d’animaux dans les zones radioactives» situées en dehors de celle qu’il a étudié avec Moller. Mais il a également affirmé au New York Times «qu’il convient de réaffirmer que l’idée que la population animale serait supérieure à la norme en densité dans la zone d’exclusion nucléaire de Tchernobyl est une légende».

Mais dans ses mails, il a tout de même fini par admettre, comme il l’avait déjà fait, que personne ne s’était jamais rendu sur zone pour compter les animaux –alors que le Belarus a conduit des études systématiques des populations animales entre 2005 et 2007 et des recensements ciblés depuis cette dernière date. Ces études ont mis en lumière une diversité et une abondance de mammifères équivalente à celle observée dans des réserves naturelles, avec la présence d’espèces rares, comme des ours, des lynx, des loutres de rivière, des blaireaux et même des troupeaux de bisons européens et de chevaux de Przewalski (qui y ont été réintroduits). La diversité chez les oiseaux est encore plus grande. On a répertorié 61 espèces rares: les cygnes chanteurs –que personne n’avait jamais vus dans la région– y apparaissent régulièrement.

De nouvelles recherches?

Mousseau affirme que pour répondre à certaines critiques, lui et son collègue ont modifié leurs protocoles de recherche, mais à ce jour, ni lui ni Moller ne se sont aventurés en dehors de la zone de la Forêt Rouge pour effectuer des recherches dans d’autres zones «hautement contaminées» au sein de la zone d’exclusion. Il serait lamentable qu’ils ne le fassent pas, d’un point de vue scientifique. Ils font en effet partie des trop rares scientifiques occidentaux à effectuer des recherches dans le secteur. Et à moins qu’ils ne parviennent à effectuer des mesures plus probantes de l’impact des radiations sur les populations animales, leur discours sur le déclin de la faune ne s’applique qu’à une zone aussi réduite que non-représentative.

Cette controverse devrait, dans l’idéal, provoquer de nouvelles recherches, mieux conçues, peut-être conduites par ceux qui critiquent aujourd’hui ces deux acolytes. Il est grand temps que l’on étudie à nouveau l’impact des radiations sur la faune de Tchernobyl. Plus d’un quart de siècle s’est écoulé depuis ce désastre. Fukushima vient de nous montrer qu’il y en aura probablement d’autres, hélas.

Si nous voulons faire des choix avisés en matière d’énergie, la science doit établir avec plus de précision les effets des radiations environnementales chroniques. Nous ne savons pas si ce que nous considérons comme sûr l’est autant que nous le pensons. Les terres dévastées par le nucléaire sont des laboratoires naturels qui peuvent nous permettre de répondre à ces questions.

Mais en attendant, soyez sans crainte: les bestioles radioactives de Tchernobyl ne vont pas se mettre à attaquer des humains –du moins, tant qu’on continuera à les laisser tranquilles...

Mary Mycio

Traduit par Antoine Bourguilleau

A regarder: une galerie de photos de Tchernobyl

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