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Robert C. Baker, l'homme qui a inventé les nuggets de poulet

Temps de lecture : 10 min

Robert C. Baker était un génie de la volaille. Mais sa contribution à la restauration rapide a été rayée des livres d’histoire

Une installation de Banksy à New York, le 21 octobre 2008, REUTERS/Lucas Jackson
Une installation de Banksy à New York, le 21 octobre 2008, REUTERS/Lucas Jackson

Nous pensons connaître les beignets de poulet: petits, salés et spongieux, moqués par Michael Pollan et vilipendés par Jamie Oliver, qui en a fabriqué devant une caméra en mettant une carcasse de poulet dans un mixer avant d’en passer le résidu dans un tamis et de le paner.

Nous savons que les enfants les adorent, que les parents ont des avis variés à leur sujet, que les responsables des campagnes de santé publique les détestent car ils les tiennent pour responsables de la véritable épidémie d’obésité qui frappe les Etats-Unis. Nous savons fort bien que nous ne pouvons pas leur échapper: il y a des beignets de poulets dans presque toutes les chaînes de restauration rapide, dans presque tous les menus enfants des restaurants et dans presque tous les rayons surgelés des supermarchés: panés ou non; à cuire au four ou à la friture; sans gluten ou bio; en formes de lettres de l’alphabet, de dinosaures ou d’étoiles.

Nous savons presque tout sur les beignets de poulets, sauf le nom de leur inventeur. Le blâme ou le crédit doit en être porté à McDonald’s, qui a commercialisé ses premiers McNuggets en 1980. Mais le probable inventeur du beignet de poulet est un professeur de l’université de Cornell, Robert C. Baxter, mort en 2006 et qui en avait proposé un prototype – un «bâtonnet de poulet» pané et congelé – en 1963.

Les «produits à base de volaille»

Baker était un scientifique spécialiste des volailles et plus particulièrement du poulet. Lui et ses étudiants ont pensé et commencer l’élaboration ses premières versions de produits que nous connaissons tous: les hotdogs au poulet, les blancs de poulet en tranche, les boulettes de poulet et 50 autres produits à base d’œuf ou de poulet mais qui peuvent ressembler à quelque chose d’autre.

La nourriture qu’ils ont inventé, dont ils ont affiné les détails et les ont abondamment diffusés dans de nombreux bulletins, a été à l’origine ce que l’industrie appelle à présent les «produits à base de volaille». Pratiques et attirants, ces produits ont transformé le marché du poulet: aux Etats-Unis, la consommation est passée de 17 kilos par personne en 1965 à 42 kilos l’an dernier. Mais la pression due à cette nouvelle demande a également transformé l’industrie, qui est passée d’une constellation de petites exploitations agricoles familiales à une série de conglomérats gigantesques et dont les pratiques tant dans le domaine du travail qu’environnementales sont régulièrement questionnées.

Voilà l’héritage contrasté de l’homme qui ne voulait au départ que donner un coup de main aux éleveurs de volaille du nord de l’Etat de New York – des hommes dont les familles ont depuis longtemps dû fermer boutique, tant les changements engendrés par l’apparition des beignets de poulet ont ruiné leurs affaires. «Je pense qu’il faut tenter de se le représenter comme un homme de son temps, me disait son fils aîné Dale, aujourd’hui âgé de 66 ans. Il a grandi dans l’Amérique de la dépression des années 1930, et n’avait pas assez à manger. Quand il achetait de quoi manger, il voulait obtenir le maximum de calories pour le meilleur prix. Il voulait être sûr que les éleveurs obtiendraient les meilleurs prix pour leurs volailles.»

La version «officielle» de McDonald's

L’histoire plus ou moins officielle des beignets de poulet est racontée, avec quelques différences, dans The omnivore Dilemma, Fast Food Nation et Behind the Arches, un livre consacré à McDonald’s édité avec l’accord de la firme (qui me l’a envoyé quand je l’ai appelée). Voilà l’histoire «officielle»: McDonald’s a commencé avec des hamburgers, bien sûr.

Mais en 1977, le premier document édicté par le gouvernement fédéral sur la question de l’alimentation demande aux Américains de manger moins de gras, et particulièrement moins de viande rouge. Les ventes commencent alors à chuter et McDonald’s se met à chercher une alternative qui lui permettrait de conserver ses clients.

Ses dirigeants se disent alors que la meilleure opportunité est le poulet, cette protéine faible en graisse sur laquelle les Américains sont en train de se rabattre et la compagnie commence donc à effectuer de nombreuses recherches sur des nouveaux produits, louant même les services d’un chef européen qui avait cuisiné pour la reine d’Angleterre afin de contribuer à la réflexion. Des clients-tests rejettent la première tentative, une tourte de poulet; l’idée suivante ressemble beaucoup trop à ce que sert la chaîne rivale de KFC, des ailes de poulet frites.

Ray Kroc, le fondateur de McDonald’s, ordonne donc au chef, René Arend, de travailler sur un autre produit – des beignets d’oignons en morceau, plus facile à produire que des «onion rings» - mais le président de la chaîne, Fred Turner, intervient et fait cesser ces recherches. Turner veut toujours son produit à base de poulet et demande au chef de travailler à des beignets de morceaux de poulet.

Un rouleau-compresseur culturel

Arend coupe un blanc de poulet en petits morceaux, le pane, fait frire ces morceaux et les sert avec une sauce. Au siège de McDonald’s, tout le monde adore. Mais ces beignets nécessitent bien trop de préparation minutieuse pour être produits de manière industrielle.

McDonald’s se met donc en quête de partenaires commerciaux pour une campagne de développement secrète, faisant appel à Keystone Foods, leur fournisseur de hamburgers surgelés, pour mécaniser la découpe de poulet et à Gorton’s, responsable de la popularité des poissons panés, pour produire un enrobage adapté. Le McNuggets fait ses débuts sans aucune annonce dans 15 restaurants McDonald’s de Knoxville, dans le Tennessee, en mars 1980 et connait aussitôt un immense succès commercial.

La nouvelle de l’existence de ce nouveau produit se répand si vite que Keystone est contraint de construire une usine en moins de 30 mois pour faire face à la demande. Quand le McNuggets fait son apparition sur le marché américain dans son ensemble, en 1981, il devient un rouleau-compresseur culturel. Mais ce que cette success-story laisse de côté, c’est que 18 ans plus tôt, Baker en était arrivé au même concept, pour des raisons différentes.

Le parcours de Baker

Baker avait grandi dans une petite exploitation fruitière à quelques kilomètres du lac Ontario et semble avoir envisagé un temps de reprendre l’affaire familiale: son diplôme universitaire de l’université de Cornell portait sur la culture fruitière. Il souhaitait devenir un professeur à Cornell, mais sa veuve, Jacoba, se souvient que ses professeurs lui conseillèrent de commencer par travailler ailleurs.

Il décrocha alors un emploi d’agent d’extension et de coopération – chargé de la liaison entre les universités et les communautés locales. Après avoir obtenu un master en Marketing à Penn State, Baker entre à Purdue pour obtenir un doctorat en sciences de la nourriture. Il entre ensuite à l’université de Cornell en 1949 et y monte un labo spécialisé dans l’étude de la volaille dix ans plus tard.

A cette époque, les éleveurs de volailles sont dans une impasse. Le besoin de nourrir les troupes durant la Seconde Guerre mondiale a provoqué une réorganisation dans ce secteur - ainsi qu’une amélioration dans la génétique des animaux et dans leur nourriture – qui ont provoqué une augmentation nette de la production de volailles.

La crise du poulet de l'après guerre

Après la guerre, ces capacités de productions demeurent, mais la demande chute de manière dramatique. Les foyers américains sont bien moins intéressés par le poulet que ne l’avait été l’armée, parce que pour une ménagère, le poulet est moins pratique à cuisiner.

Ils sont généralement vendus entiers, bien que certains magasins ou bouchers les vendent à la découpe et ils sont le plus souvent cuisinés au four ou dans la friture. Ces deux méthodes sont considérées comme trop longues ou salissantes, ce qui n’est pas une bonne nouvelle pour les femmes de l’après guerre, qui commençaient à travailler en masse (et continuent d’assurer, plus encore qu’aujourd’hui, l’essentiel des tâches ménagères).

Steve Striffler, anthropologue de l’université de la Nouvelle-Orléans et auteur d’un ouvrage sur l’histoire de l’élevage des poulets, dit que les poulets n’étant guère recherchés, les prix commencèrent à baisser, minant le secteur dans son ensemble. Le secteur avait donc besoin de quelque chose pour que la volaille devienne plus attirante. Oui, mais de quoi? La question était délicate.

Et voilà que Baker entre en scène. Les premières expériences sorties de son laboratoire, situé dans un sous-sol du Bruckner Hall de Cornell, visent à rendre les œufs plus attractifs: il en produit des petits, à destination des enfants, vendus dans «des boites de petits œufs pour enfants» et fait des essais autour d’un pain perdu à forte teneur en œuf.

Le premier prototype de nugget

Il se tourne ensuite vers les poulets, en fait des hot-dogs, de la viande en boîte et les blancs de poulets en tranche à partir de poules trop vieilles pour pondre. Il teste scrupuleusement tous ces produits, en varie la présentation, introduit ces produits dans les magasins sans ou avec de la publicité préalable et suit attentivement les chiffres des ventes hebdomadaires.

Le prototype de beignet inventé par Baker, développé avec un de ses étudiants, Joseph Marshall, vise à combiner deux défis d’ingénierie nutritionnelle: faire en sorte que de la viande hachée ne se délite pas sans mettre de la peau autour (comme avec une saucisse, par exemple) et s’assurer que la chapelure va rester accrochée à la viande malgré la réduction en taille des beignets à la congélation et leur expansion explosive provoquée par la friture. Le premier problème est résolu en hachant la viande crue de poulet en y ajoutant du sel et du vinaigre pour en ôter l’humidité, puis en y ajoutant une pincée de lait en poudre et de céréales pulvérisées.

Ils résolvent le second en donnant à ces bâtonnets leur forme, en les congelant, puis en les recouvrant d’un mélange d’œuf et de chapelure avant de les congeler une deuxième fois. Au bout de plusieurs essais, les bâtonnets demeurent intacts. Baker, Marshall et trois autres collègues créent ensuite un emballage pour les contenir, y collent un nom d’entreprise bidon, et produisent assez de bâtonnets pour les vendre pendant 26 semaines de suite dans des supermarchés. Au cours du premier mois et demi, ils en vendent 200 boîtes par semaines.

Le processus complet – recette, conception de la boite, chiffres de ventes et mêmes des prédictions sur les coûts d’ajout d’un atelier de production de beignets de poulets à une usine de production de viande de poulets – est détaillé dans une des publications de Cornell, l’Agricultural Economics Research, en avril 1963. Cette publication fait partie des nombreux bulletins consacrés à la science de la nourriture distribués gratuitement pendant des décennies.

McDo a-t-il récupéré le travail de Baker?

Personne ne peut donc dire qui les a lus. «Ils étaient envoyés par la poste à près de 500 compagnies différentes» dit Robert Gravani, professeur de science de la nourriture à Cornell, qui a étudié et obtenu son doctorat avec Baker et a rejoint le département de son mentor. «Ses idées, il les donnait, pour ainsi dire, et d’autres personnes en ont déposé les brevets.»

Baker était également consultant pour des entreprises du secteur alimentaire et, selon Gravani, un bon nombre de ses étudiants ont fini par atteindre des postes élevés dans ces compagnies. Un représentant de McDonald’s affirme que la société n’a eu aucun contact avec lui.

Le maintien de l’enrobage sur les beignets était un souci de toute compagnie qui désirait vendre du poulet préparé, selon Bill Roegnik, économiste en chef et responsable des analyses au sein du National Chicken Council. Les publications de Baker ont pu se retrouver dans les archives de certaines compagnies et, ensuite, «des spécialistes ont pu se pencher sur ces archives et en tombant sur ces publications, se dire: ok, et à partir de là, on fait quoi?»

Baker n’a jamais gagné un centime des millions de beignets qui ont été vendus lors des trente dernières années. A sa mort, en 2006, sa connexion avec les beignets de poulet avait été presque entièrement oubliée, et rares furent les nécrologies qui la mentionnèrent. Même à Cornell, on se souvient surtout de lui pour une sauce barbecue qui est un des classiques des levées de fonds pour les pompiers; tous les étés, ses filles tiennent un stand de barbecue très apprécié à la Foire de l’Etat de New York où le «Cornell Chicken» est le plat le plus demandé.

La mauvaise réputation des nuggets

Au vu de la réputation tardive des beignets de poulet, ce n’est peut-être pas plus mal. Un juge de l’Etat de New York a décrit le McNuggets comme une «création de Frankenstein» en 2003. Des vidéos de «poulet découpé mécaniquement», où l’on peut voir une mixture rosâtre sortir d’un mixer, sont à ce point populaires dans les recherches Google que tant Snopes.com que le National Chicken Council ont pris la peine de leur consacrer des pages pour démentir le fait que des beignets de poulets seraient conçus de cette manière.

Le poulet ainsi broyé a pu être utilisé dans les premiers nuggets de poulet – cette méthode permet d’extraire le maximum de viande de la carcasse et Baker l’a utilisée dans d’autres produits – mais McDonald’s a changé sa recette en 2003 pour ne plus utiliser que de la viande blanche et les autres enseignes ont suivi. Le National Chicken Council déclare que ce type de mixture n’est plus utilisé que pour les saucisses de volailles.

La famille de Baker préfère le considérer comme quelqu’un qui a fait son travail consciencieusement et qui ne pouvait prévoir les conséquences de ses recherches.

«Quand il faisait ces recherches, elles étaient considérées comme un progrès: produire plus de nourriture, moins cher, dit Dale. Pour son époque, il a été un précurseur. Mais les choses changent et les temps changent. Personnellement, je ne mange pas de McNuggets.»

Maryn McKenna blogue pour Wired et est l’auteure de Superbug et de Beating Back the Devil.

Traduit par Antoine Bourguilleau

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