L'impasse sanglante se poursuit en Syrie. Le représentant de l’ONU et de la Ligue arabe, Lakhdar Brahimi, est rentré bredouille de ses déplacements à Damas et à Moscou. Le diplomate algérien a bien présenté un plan de sortie de crise mais cette proposition a rejoint dans les oubliettes celle faite quelques mois plutôt par son prédécesseur Kofi Annan.
Dialogue avec l’opposition, gouvernement de transition, nouvelles élections: le triptyque est connu mais les différentes parties ne mettent pas le même sens derrière les mêmes mots. Et surtout il laisse dans l’ombre la vraie question, celle du maintien de Bachar el-Assad au pouvoir. La Coalition nationale syrienne, reconnue comme seule représentante légitime du peuple syrien par de nombreux Etats – la France a été la première à faire le geste, érige le départ du dictateur de Damas en condition à toute solution.
C’est l’objectif pour lequel se battent l’Armée syrienne libre (ASL) et les groupes djihadistes. Les Occidentaux ont fait leur cette revendication depuis le début du soulèvement, en mars 2011. Depuis, ce qui avait commencé comme une révolte populaire pacifique est devenue une guerre entre les insurgés et l’armée régulière aidée par les chahiba, la milice d’Assad. Les affrontements et la répression aveugle qui frappent indistinctement les combattants et la population civile auraient fait plus de 60.000 morts.
Le total blocage du Kremlin
La «communauté internationale» ou ce qui en tient lieu, c’est-à-dire le Conseil de sécurité des Nations unies, est divisée depuis le début. Les Russes et les Chinois ont opposé à plusieurs reprises leur veto à des résolutions présentées par les Européens et les Américains. Ces textes prévoyaient contre le régime de Damas des sanctions qui sont appliquées unilatéralement par les Occidentaux. Ils n’envisageaient pas une action militaire mais la Russie et la Chine ont été échaudées par le précédent libyen. En mars 2011, elles avaient laissé passer, en s’abstenant, la résolution 1973 que la France, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis (notamment) ont interprétée comme un feu vert à une intervention armée contre le régime de Kadhafi. Elles ont juré qu’on ne les y reprendrait plus.
Ce n’est pas la seule explication de leur opposition à toute action visant à chasser Bachar el-Assad du pouvoir. La Chine est moins impliquée que Moscou mais elle a décidé de suivre. La Russie, elle, a beaucoup à perdre. Outre une base navale à Tartous, la seule qui lui reste en Méditerranée, elle considère la Syrie comme une de ses dernières alliées dans la région. Plusieurs dizaines de milliers de ressortissants russes ou ayant la double nationalité vivent encore en Syrie, héritage de l’étroite coopération militaire et civile développée entre les deux pays du temps de l’Union soviétique. De plus, il est évident que depuis le retour de Vladimir Poutine au sommet de l’Etat le Kremlin s’efforce de contrer les Occidentaux partout où cela est possible.
Le refus de la diplomatie russe de faciliter la chute de Bachar el-Assad n’est pas lié seulement à de mauvaises raisons. Moscou s’inquiète pour «le jour d’après». Quel régime remplacera le pouvoir baasiste? Les fondamentalistes musulmans (sunnites) qui prennent une part de plus en plus grande aux combats ne risquent-ils pas de s’imposer face aux «modérés»? Les djihadistes ne déborderont-ils pas sur les pays voisins? Quel sera le sort des minorités, notamment des chrétiens ?
Les effets de la levée de l'embargo
Les Européens les plus engagés auprès de l’opposition syrienne estiment que le prolongement du conflit, essentiellement provoqué par l’intransigeance sanglante d’Assad et de son clan, favorise cette radicalisation. Le pouvoir d’Assad est condamné, disent-ils; plus tôt il le comprendra –et plus tôt ses soutiens le lui feront comprendre– et moins les extrémistes auront de chances de l’emporter. Mais les mêmes reconnaissent que les Russes «ne posent pas que des mauvaises questions».
La conclusion d’un tel raisonnement pourrait être qu’il faut hâter la chute du dictateur en soutenant plus vigoureusement l’opposition armée. En allant au-delà de l’envoi de quelques conseillers spéciaux qui œuvrent déjà auprès de l’ASL, par exemple en lui livrant des missiles sol-air qui lui permettrait de détruire l’aviation du régime. Une telle démarche suppose la levée de l’embargo qui frappe en principe toutes les armes à destination de la Syrie mais qui n’empêche pas les Russes de continuer à alimenter Assad.
La France, la Grande-Bretagne et l’Espagne seraient favorables à la levée de l’embargo de la part de l’Union européenne. Mais face au scepticisme, voire à l’opposition de certains de ses partenaires, François Hollande a modéré son discours lors du dernier conseil européen de décembre. La crainte, largement partagée par les Américains, est que les armes tombent «dans de mauvaises mains», c’est-à-dire aillent équiper des groupes fondamentalistes.
Les Etats-Unis ont déjà mis l’un d’entre eux, le Front al-Nosra sur la liste noire des organisations terroristes. Le soupçon, c’est que ces groupes se préparent en vue de la lutte pour le pouvoir qui ne manquera pas de se produire après la chute du régime baasiste. Le représentant de l’ONU, Lakdar Brahimi, était très pessimiste: «si vous ne soutenez pas mes efforts pour une solution négociée, a-t-il déclaré aux membres du Conseil de sécurité de l’ONU, la Syrie sera demain pire que la Somalie», autrement dit un Etat failli, en proie aux luttes claniques et ethniques, avec les conséquences déstabilisatrices sur les pays voisins, Israël, Jordanie, Liban, Turquie, Irak, etc., qu’on peut imaginer.
Laurent Fabius l’a dit: «il faut tout faire pour éviter un scénario à l’irakienne». Après la chute de Saddam Hussein, les Etats-Unis avaient décidé de démanteler toutes les institutions du système déchu, créant un vide que les bandes armées rivales se sont empressés de remplir. Mais plus le conflit s’éternise et se radicalise, plus il sera difficile d’organiser une cohabitation, a fortiori une coopération, entre les forces du régime baasiste et une ancienne opposition qui aurait remporté une victoire militaire ou politique. C’est alors qu’une guerre civile pourrait vraiment commencer, craint un diplomate européen de haut rang.
Ce n’est que placée au bord du gouffre que la «communauté internationale» semble avoir la capacité d’agir. Quand des informations concordantes ont montré que l’armée de Bachar el-Assad était en train de rassembler les éléments nécessaires à la fabrication d’armes chimiques dirigées contre les populations civiles, l’avertissement des Américains et les pressions des Russes et des Chinois ont permis d’éviter le pire. Pour le moment.
Daniel Vernet