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Votre requête a renvoyé 12 millions de livres

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L'objectif de Google de créer une bibliothèque universelle en ligne serait formidable pour l'humanité. Comme ce le serait pour les auteurs et les éditeurs, aussi.

CC Flickr/Gadl
CC Flickr/Gadl

En 2004, Google annonçait la création de la plus grande bibliothèque de l'histoire du monde. La firme du moteur de recherche s'engageait alors avec les plus importantes universités du globe pour scanner et rendre «cherchable» tous les mots de tous les ouvrages en leur possession. La chose faite, il aurait été possible de chercher à travers les textes imprimés de la même façon que nous cherchions à travers le web. L'ambition était noble, mais elle fut bientôt bloquée par une cruelle réalité: la législation en matière de droit d'auteur.

Pour Google, son moteur de recherche de livres était légal et relevait des dispositions en usage raisonnable du droit d'auteur. Dans son projet, Google proposait aux internautes le texte intégral des livres assez anciens pour êtres passés dans le domaine public. Pour les ouvrages disponibles en librairie, Google montrerait quelques pages à condition que les ayant droits aient donné leur accord. Il restait encore une autre catégorie: les livres épuisés mais dont les droits d'auteur n'étaient pas expirés; appelés les «œuvres orphelines», parce qu'il était impossible de remonter la trace de leurs «parents», auteur ou éditeur, et de leur demander la permission de les scanner. Pour ces livres, Google proposait un compromis. Il scannerait et copierait les œuvres orphelines telles qu'on les trouvait en bibliothèque, mais les résultats de recherche prendraient alors la forme d'un «fragment» — quelques mots du livre, l'équivalent de la fiche d'un catalogue.

Mais ce n'était pas satisfaisant ni pour l'Authors Guild ni pour l'Association of American Publishers. Pour eux, le projet de Google était du vol à grande échelle et, en 2005, ils intentèrent un procès pour l'endiguer. L'an dernier, Google, les auteurs et les éditeurs annoncèrent qu'ils étaient arrivés à la signature d'un accord sans précédent, accord qui demandait encore l'approbation d'un juge fédéral en juin. Mais ces dernières semaines, cet arrangement fut soumis à de féroces attaques venues des spécialistes du droit d'auteur et de la défense des consommateurs, entraînant, selon toute vraisemblance, l'ouverture d'une enquête par le département de la Justice américain sur la situation de monopole que permettrait un tel accord. Selon ces opposants, au lieu de poursuivre la mission première de Google d'organiser l'information mondiale, l'accord donnerait à Google et à l'industrie de l'édition un pouvoir inégalé sur le nouveau marché des livres électroniques. En ayant jeté un œil à l'accord, il est difficile de ne pas en convenir.

Tout d'abord, les termes du contrat semblent au moins extrêmement favorables aux internautes. Disons que vous cherchiez dans Google Books «Winston Churchill». Aujourd'hui, votre recherche vous renvoie bon nombre de livres avec le simple aperçu d'un fragment, voire pas d'aperçu du tout. Selon la nouvelle convention, Google permettrait aux utilisateurs américains de lire 20% de tous les titres scannés. Les universités et les bibliothèques publiques verraient même leur fréquentation gonfler vu que leurs lecteurs pourraient accéder au texte intégral de n'importe quel volume du moteur de recherche. Google mettrait des publicités en marge des livres et permettraient aux internautes d'acheter une copie numérique de l'ouvrage ainsi trouvé. (Dans quel format, c'est encore un mystère). La firme injecterait 63% des bénéfices dans une réserve appelée la «Book Rights Registry» tenue par l'industrie de l'édition. Pensez à cette réserve comme à une bourse d'études pour orphelins; les auteurs qui suspecteraient Google de profiter de leurs ouvrages épuisés (mais toujours sous le coup de droits) pourraient s'inscrire auprès de la BRR pour avoir un pourcentage de cette réserve. (Selon quelle formule l'argent sera redistribué aux auteurs, on ne le sait pas encore).

Résumons donc: un tel projet permettraient aux internautes d'accéder à plus de livres, Google et les auteurs pourraient en retirer un profit. Quel est donc le problème?

D'une part, fait remarquer Pamela Samuelson, professeur de droit à l'Université de Californie-Berkeley, seuls les auteurs enregistrés à la BRR pourraient être payés. Si je m'inscris, je pourrais donc toucher un peu d'argent même si personne ne cherche mon livre; si les auteurs de tous ces livres épuisés sur Winston Churchill n'ont pas pris la peine de s'enregistrer (ou s'ils sont morts et que leurs héritiers ne se sont pas fait connaître) - ok, c'est rude. Google et l'industrie de l'édition se feraient un bien joli pactole malgré tout.

Plus loin, aucune clause de l'accord ne prévoit la possibilité pour des auteurs de permettre aux lecteurs d'accéder à leurs livres gratuitement. Imaginons que la famille de Randolph Churchill, fils de Winston, et auteur en 1966 d'un recueil épuisé des lettres de son père voudrait que ce livre soit accessible à quiconque (après tout, ils n'en ont rien tiré depuis des années). Samuelson remarque que la BRR est dirigée par des «maximalistes du copyright» tels l'Authors Guild, un groupe qui a exprimé ses réserves quant à l'accès libre aux livres électroniques. Il y a de grandes chances qu'ils ne permettent pas aux auteurs d'offrir aux lecteurs la liberté de télécharger sans frais leurs ouvrages.

Mais ce qui est le plus choquant dans ce projet demeure la part du lion allouée à Google — qui deviendrait l'unique entreprise capable dans le monde d'avoir un accès numérique à la majorité des livres. Amazon, Yahoo, Microsoft et des groupes tels l'Open Content Alliance seraient écartés du modèle de la BRR. Google et l'industrie de l'édition auraient alors toutes les latitudes pour augmenter les prix des œuvres présentes dans leur immense catalogue.

Cependant, nous sommes tous d'accord pour dire que, comme but final, la numérisation complète de tous les livres et leur mise à disposition serait une bonne chose pour les lecteurs. Au début de 2006,  j'avais passé un an et demi à me documenter pour mon livre; Google Books et Google Scholar, le moteur de recherche universitaire de la firme, m'avaient sauvé la mise. Même si je ne pouvais lire qu'une infime partie des livres et des articles que je trouvais via Google, le moteur de recherche m'a offert une vue d'ensemble sur les titres disponibles dans le domaine qui m'intéressait. Google a ressuscité des livres - au lieu de consulter le corps des textes, je pouvais rechercher des notes de bas de page, ce qui m'amenait à des titres précis, qui m'amenaient à d'autres titres précis, et ainsi de suite, un peu comme on surfe sur le Web via les hyperliens. Bien sûr, j'ai dû aussi parfois me déplacer dans une bibliothèque pour emprunter les volumes physiques des livres en question - une étape qui était pour moi ridicule. J'aurais volontiers payé Google et les auteurs pour avoir le droit d'accéder à une version digitale des livres et des articles, mais ce n'était pas possible.

J'ai pendant longtemps espéré que l'industrie de l'édition négocie avec Google. J'espère aujourd'hui que l'industrie de l'édition négocie avec ses concurrents. Les auteurs et les éditeurs devraient être obligés — soit par la justice ou la législation — d'offrir à des entreprises rivales, telles Amazon ou Microsoft, les mêmes droits qu'ils offrent à Google. Non seulement cela apaiserait les soucis antitrust du gouvernement mais cela ouvrirait la voie d'un palpitant marché éditorial. Google n'a pas seulement créé un formidable moteur de recherche pour lui permettre seul d'accéder aux ressources disponibles sur le Web mais pour que tous ses concurrents puissent y avoir accès, et c'est ainsi que Google a dû entièrement repenser la façon d'explorer le Web. L'histoire est la même pour les livres:  aucune entreprise ne devrait avoir légalement l'exclusivité d'accéder à l'imprimé. Ce serait un désastre pour les auteurs. Et plus fondamentalement, cela serait aussi un désastre pour les lecteurs.

Farhad Manjoo

Traduit de l'anglais par Peggy Sastre

Image de une: CC Flickr/Gadl

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