Une Histoire d'amour, avec Laetitia Casta et Benoît Poelvoorde, est le premier film en tant que réalisatrice d'Hélène Fillière. Pour Slate.fr, cette dernière s'est prêtée à l'exercice de l'entretien tablette, où les questions sont remplacées par des vidéos; des images, des photos ou encore des dessins. Une autre manière d'aborder l'univers de l'artiste.
» Retrouvez également nos précédents entretiens tablette avec Jonathan Caouette, Alex Ross Perry, Paul Dano, Terence Conran, Valérie Donzelli.
Hélène Fillières ressemble à un oiseau baudelairien, un albatros. Silhouette longiligne, habillée et maquillée de noir, elle parle doucement, d'une voix grave. Attentive, elle semble à la fois chercher chaque réponse au fond d'elle-même et prêter attention à ne pas laisser échapper ses affres intérieurs. C'est une présence fascinante.
Assise dans son bureau, elle a l'air en exil. Derrière le regard marron ambré, son esprit paraît encore habité par son film achevé, son premier en tant que réalisatrice. Elle tire sur sa cigarette entre les phrases.

© Albertine Productions
L'interview se fait en deux fois. La première fois, à côté du papier d'Arménie qui brûle sur la table basse, une pile de journaux, une autre de DVD, surmontée d'Eyes Wide Shut. La seconde fois, des livres évoqués la première et acquis entre temps: L'Ere du soupçon et La Jalousie. «Vous avez vu, je les ai achetés». Et d'autres DVD.
Sur les murs, différentes affiches. En très grand, celle de Mafiosa, la série de Canal+ dans laquelle elle jouait une chef de clan et qui l'a faite connaître du grand public. Elle avait alors déjà joué sous la direction de Tonie Marshall, Danièle Thompson ou des frères Larrieu, notamment dans Un Homme, un vrai, co-écrit par sa soeur Sophie Fillières.
Au deuxième rendez-vous, l'affiche d'Une Histoire d'Amour a détrôné Mafiosa, comme si désormais la réalisatrice primait sur l'actrice.
Ce film est moins l'adaptation d'un fait divers, celui qui voit Edouard Stern retrouvé mort dans une combinaison de latex, dans une chambre d'hôtel, que celle d'un roman. Régis Jauffret s'était réapproprié cette histoire dans Sévère, récit à la première personne de Cécile Brossard, la femme qui, dans la vraie vie, a été condamnée pour ce meurtre en 2009. Dans le dossier de presse, Régis Jauffret dit qu'Hélène Fillières a «habité» son livre: «Elle a retrouvé en elle la substance même de l'histoire».
C'est celle d'un banquier, très riche (Benoît Poelvoorde), qui a une liaison sado-masochiste avec une jeune femme (Laetitia Casta) qui l'aime mais vit avec un autre homme (Richard Bohringer). On connaît la fin, la trajectoire. Mais Fillières raconte entre temps l'amour entre les personnages; leur souffrance, leur névrose.
Elle filme de la façon dont Jauffret écrivait, mise en scène lamée, dépouillée. Mais le récit n'est plus du point de vue de la jeune femme, il se concentre d'avantage sur l'homme. Fillières déshabille Benoît Poelvoorde et regarde la jouissance masculine.
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Une Histoire d’amour est l’adaptation du roman Sévère, de Régis Jauffret, lui-même adaptation d’un fait divers. Mais de la mort du banquier Edouard Stern tué par sa maîtresse à l’histoire d’amour SM racontée par Hélène Fillières, tout est transfiguré.
«Je n’aurais jamais adapté le pur fait divers à la suite d’un JT, ce qui m’intéressait, c’était vraiment d’adapter le roman de Régis Jauffret, avec ses qualités littéraires, sa vision d’écrivain. C’est le travail de distanciation avec le réel qui m’a plu.
Je n’aime pas le cinéma naturaliste et réaliste; je voulais rendre hommage aux vrais protagonistes, et pour ça je voulais m’éloigner de la réalité.
J’ai choisi de préserver des éléments forts et marquants, qu’ont retenu tous ceux qui ont entendu parler de l’histoire et que Régis Jauffret avait lui-même gardé dans son roman: la combi en latex, le fait qu’Edouard Stern soit mort dedans, le million de dollars…
Mais j’ai poussé la transfiguration au maximum en créant un univers assez onirique, musical. Tout pour insister sur le fait que ce n’était pas un copier-coller de la réalité. Ceux qui s’attendent à un biopic sur Stern peuvent être déçus, mais vraiment c’était l’inverse que je voulais faire.
Je suis très attentive aux faits divers et celui-là m’avait particulièrement interpellée à cause de sa dimension sexuelle. Les parricides, les matricides, je jette un œil, ça me fascine. Mais là, la dimension sexuelle était très excitante.
C’est sans doute pour ça que Jauffret a voulu l’adapter: on fait tous l’amour, on est tous intrigués par la façon dont ça se passe et cette histoire interroge la jouissance, l’acte sexuel.»
Le film d'Hélène Fillières est aux antipodes du fleuron de la littérature SM de ces derniers mois, la médiocre trilogie Fifty Shades of Grey de E.L. James, dont les deux derniers tomes sortent cet hiver en France.
«Ce bouquin, c’est un peu une blague. On est dans un pur jeu accessoire, un truc ludique. Et puis, Fifty Shades, c’est plein pouvoir aux mecs. Que ce roman existe pour revendiquer que la femme a besoin d’un homme qui les domine, pourquoi pas, c’est intéressant culturellement que ce livre se vende tellement aujourd'hui.
Mais dans mon film, je parle de l'inverse: c’est l'homme qui se fait maltraiter. Surtout, ce n'est plus ludique, je parle d’une névrose, affective, sexuelle, d’une pulsion de mort: c’est beaucoup plus sombre.
La question de la sexualité en soi, et de cette sexualité-là, me fascine: quel plaisir on y trouve, qu’est-ce qu’un acte sexuel? Et surtout, comment jouissent les hommes, qu’est-ce qui les excite?
C’est pour ça que j’ai voulu filmer le corps de l’homme nu, alors que la femme ne l'est pas: pour moi, c’est l'homme l’objet de désir et l’inconnu. Que se passe-t-il dans la tête d’un homme qui jouit? Est-ce que c’est la fin de quelque chose l’orgasme masculin? Est-ce que c’est une perte? Une apogée?
J’ai voulu approcher tout ça. Pas y répondre, mais l’approcher. En tant que femme, la sexualité, la jouissance masculine sont un mystère. J’ai trouvé chez cette figure du banquier un exemple de sexualité «déviante» et qui permettait de témoigner de mon attirance pour ce plaisir mystérieux, pour le plaisir chez l’homme.
On nous montre souvent l’amour dans les films, ou le sexe; on filme l’attirance, le désir, comme dans l’Affaire Thomas Crown, lors de la partie d’échecs. Ou Eyes Wide Shut, qui parle du mystère des fantasmes féminins.
Mais la jouissance? C'est autre chose, et c'est de ce côté-là que je voulais aller. Cette jouissance, je l’ai vue dans Portier de nuit par exemple. Ou dans Killer Joe. Il y a deux scènes phare où c’est filmé de façon extraordinaire. En tant que spectatrice et en tant que femme, ce film m’a excitée, fascinée.
Les films suivent l’évolution de notre perception de la jouissance, notre acceptation des jouissances, et heureusement notre société commence à vivre avec son temps et à sortir des tabous de nos parents et grands-parents, et le cinéma avec. Mais sans vouloir m’inscrire dans une réflexion socio-culturelle, j’avais simplement envie de crier haut et fort que la différence, sexuelle ou psychologique, c’est quelque chose dont il faut parler.
Ces personnages-là me permettent de revendiquer qu’il n’y a pas de normalité. Même le type le plus catho, le plus étouffé par la morale, au moment où il prend un plaisir, que ce soit en faisant caca ou en se tripotant la queue, il y a bien un moment où il se dit: "Je suis fou! J’ai pris un plaisir". Un instant de déperdition.
Dans Une Histoire d'amour, Hélène Fillières évoque la femme-objet sous les traits de Laetitia Casta. Cette femme dont on ne sait si elle est prostituée ou simple amante. Dont on ne sait si c'est notre regard de spectateur qui la transforme en femme-objet ou le désir de son amant, ou sa simple volonté. Comme dans Deux ou Trois choses que je sais d'elle Godard interrogeait la prostitution en dressant le portrait d'une jeune parisienne s'y adonnant. «Dans la société parisienne d'aujourd'hui, on est forcé, à quelque niveau que ce soit, à quelque échelon que ce soit, de se prostituer d'une manière ou d'une autre», disait-il.
«Cet extrait cela parle avant tout de la femme-objet. C’est brillant.
Moi, j’ai choisi mon actrice [Laetitia Casta] parce qu’elle véhicule quelque chose de la femme-objet, avec sa carrière de mannequin. Elle a sublimé cette position, lui a redonné quelque chose de poétique et sensuel, et revendique son statut de mannequin avec beaucoup de joie, mais elle est néanmoins perçue comme cela aussi: la femme-objet. Cela reste complexe pour une femme: elle reste toujours un objet de regard, de jugement.
La société a beau évoluer, les hommes ont beau être également sous le regard des femmes, ce n'est jamais pas pareil: la femme supporte son corps, son érotisme, son statut d’objet désirable beaucoup plus lourdement qu’un homme. Ne serait-ce que parce que, pour un acte sexuel, il faut faire bander un homme et donc l’exciter d’une manière ou d’une autre.
Dans le premier plan où l'on voit Laetitia Casta dans le film, je l’ai posée sur un canapé et on se demande d'emblée si c'est une pute. Pourtant elle est simplement assise, habillée normalement. Certes, c'est Laetitia Casta, qui dégage un érotisme particulier quoi qu'elle fasse, mais de toute façon, à voir une femme ainsi posée, à disposition, vulnérable, on se demande forcément si c’est une pute. Pourquoi?»
Dans Belle de jour, au contraire, Catherine Deneuve joue une bourgeoise sagement mariée et sans plaisir, qui n'est pas forcée à la prostitution, mais décide de s'y adonner pour prendre possession de son désir. Bunuel y interroge le plaisir masochiste.
«C’est le versant opposé du film de Godard. Catherine Deneuve décide de prendre son pied. Ce que veut toucher Bunuel, c’est le film érotique et sexuel. C’est un film fait pour Catherine Deneuve parce que cette femme a une dimension de puissance et le personnage qu'elle incarne aussi. Et ce personnage ne prend son pied que dans la souffrance.
C’est ce qui se passe souvent avec les gens qui ont beaucoup de pouvoir. L'escalade de puissance n'apporte que rarement la satisfaction. C’est ce que l’on voit aussi dans le personnage du banquier dans le film, qui a besoin qu'on le fasse souffrir: le pouvoir isole, l’argent rend fou. Les puissants vivent dans un monde parallèle.»
Dans Une Histoire d'amour, Hélène Fillières a choisi Benoît Poelvoorde. Celui qui incarnait «le plus vieux punk à chiens d'Europe» dans le dernier film de Délépine et Kervern peut sembler être un choix surprenant pour jouer le banquier suisse.
«Benoît Poelvoorde avait lu le roman comme moi et quand il a su que je l’adaptais, il m’a appelée. C’est une sorte de pacte secret qui s’installe alors: s’il avait aimé ce roman et moi aussi, ça en disait long sur nous deux sans qu’on ait besoin de faire des explications de texte ou de dérouler nos CV respectifs. Je ne sais pas ce que ça disait exactement, —quelque chose, de ses parts sombres, de ses failles, et on le partageait.
Après, en travaillant avec lui et en apprenant à le connaître, j’ai bien vu à quel point ce personnage était proche de lui. Pas forcément dans le type de sexualité en question mais dans l’autodestruction, la pulsion de mort, l’extrême folie, la névrose, l’addiction. Il y a plein d’éléments chez Poelvoorde qui sont proches de mon personnage.
Face à lui, j’ai choisi Casta sans hésitation. D’abord parce que c’est une actrice qui me magnétise. Un film c’est le fruit d’un désir du metteur en scène et je l’ai filmée comme l’objet de mon propre désir: je la trouve extrêmement belle, érotique et très mystérieuse.
Quant au choix des deux ensemble, c'est le contraste qui importait. Le personnage de Laetitia Casta pourrait avoir tous les hommes à ses pieds mais elle tombe amoureuse de celui qui est le plus torturé, très sombre, et ça en dit long sur ce qui l’anime elle.
Comme j’intitulais mon film Une Histoire d’amour et que je voulais parler d’une passion, de quelque chose d’irrévocable, plus le chemin était grand entre mes deux personnages, plus le fait qu'ils décident de le parcourir soulignait que leur amour était fort et que quelque chose les animait bien de l’intérieur. Plus le chemin était long entre eux, plus il était forcément sincère. Je ne voulais pas faire Panique à Needle Park: deux drogués dans une égalité de destruction. C’est sublime mais c’est une autre histoire.»
Cette Histoire d'amour est racontée dans une mise en scène anguleuse et sombre. En jaillit pourtant la passion amoureuse, à la manière des toiles de Soulages, striées, et dont le noir fait émerger la lumière.
«J'adore Soulages. Je trouve ses toiles très belles.
Dans mon film, je voulais qu’il y ait de la beauté et de l'élégance, je ne voulais pas qu'il soit trash ou cru, ou trop voyeuriste. Soulages, c’est très sombre et très lumineux à la fois. Il y a quelque chose d’obsessionnel chez Soulages que j’aime beaucoup.
Moi, j’ai voulu créer une atmosphère particulière, je voulais que mon film fonctionne comme un tableau. Les scènes d’amour, de sexe, je refusais la caméra à l’épaule, les choses un peu vulgaires en quelque sorte. Je voulais des lignes, un cadre. Cela me permettait aussi de montrer la façon dont les personnages sont prisonniers de leurs névroses.
Ce que je cherche à approcher principalement, c’est l’enfermement, la solitude, la folie intime des personnages. Il m’a semblé que, pour mieux y parvenir, il fallait les enfermer dans des lieux froids.
Les rideaux, chez le mari, tombent comme des barreaux de prison. Il reste d'ailleurs presque tout le temps enfermé dans l'appartement. Le banquier vit dans une sorte de bocal. Il y a partout des baies vitrées, pour que les personnages soient presque comme les rats de laboratoire de cette relation.
Jauffret —et je l’ai repris dans le film, ça me touche— écrit en exergue du roman que «les histoires d’amour sont des planètes privées». Ce sont des planètes c'est-à-dire des lieux assez virtuels, et elles sont de l’ordre de l’intime. Pour filmer la pensée des personnages, leur intimité, j’avais besoin de les isoler dans un certain décor.
Et le style pour lequel j’ai opté, avec des travellings comme des boucles qui se suivent, c’était aussi pour enfermer les personnages dans des spirales qui les isolent de toute réalité. Je les ai enfermés comme des êtres prisonniers dans leurs névroses.»
Au générique, ni Edouard Stern, ni Cécile Brossard ne sont mentionnés. Dans le film, ils n'ont pas de nom. On ne sait pas non plus dans quelle ville se joue le drame, ni en quelle année. Comme dans le Nouveau Roman, un «soupçon» pèse sur les personnages. Nathalie Sarraute expliquait dans L'ère du soupçon comment le genre s'attachait à «dépersonnaliser» ses héros.
«Il y a une abstraction dans le Nouveau Roman qu’on peut retrouver dans mon film: le côté situationniste, aussi, et pas psychologique. Il y a un effet de distanciation également.
Mais là où je m’en sens le plus proche, c’est qu’il y a quelque chose d’obsessionnel dans le style qui me plaît et que j'ai voulu dans le film. J’ai filmé tout le temps pareil, avec des travellings.
On nous dit que l’inconscient est structuré comme un langage: le cinéma pour moi est structuré comme un langage. Ce sont des chaînes de signifiants; ça fait parfois des films trop abstraits, mais le cinéma que j’aime moi c’est un cinéma chargé de signes, accolés les uns aux autres et qui font émerger du sens. C’est évidemment du style et le sens jaillit du style.
Il y a de très beaux films faits sur les faits divers, et je comprends qu’on les adapte, mais je voulais transformer ça en quelque chose de plus mythique, de plus symbolique. Je voulais que les intervenants de cette histoire deviennent des figures: celle de l’homme qui a une sexualité déviante, de la femme qui se laisse entrainer dans une spirale, du mari pris dans un trio amoureux et qui a ses mystères à lui. J’ai voulu sublimer la réalité.»
Propos recueillis par Charlotte Pudlowski
• Une Histoire d'Amour, d'Hélène Fillières, avec Laetitia Casta, Benoît Poelvoorde et Richard Bohringer