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Free et le filtrage de pubs par défaut: pour ceux qui n'ont pas tout compris

Temps de lecture : 7 min

Si le grand public ne risque pas de se plaindre de la mise à jour de la Freebox, qui fait disparaître les publicités sur Internet, celle-ci est quand même critiquée. Explications sur ce «coup» qui frappe les médias en ligne et soulève aussi des questions sur le pouvoir de filtrage des fournisseurs d'accès.

bâchage de panneaux surdimensionnés à montigny le bretonneux / Crepsqy via Flickr CC License by.

Lors d'une mise à jour de la Freebox Revolution, jeudi 3 janvier, le fournisseur d'accès internet Free a ajouté une option en mode bêta de filtrage par défaut de publicités en ligne. Autrement dit, les utilisateurs qui mettent à jour leur Freebox ne verront plus certaines publicités sur les sites web qu'ils parcourent, sauf s'ils vont sur leur interface de gestion désactiver cette fonctionnalité, rapporte Freenews, un site spécialisé dans l'actu du FAI.

Génial, enfin un Internet sans pubs moches et/ou énervantes et/ou intrusives? Pas si simple, comme le prouve la polémique qui a suivi, jusqu'à la décision de Fleur Pellerin, la ministre chargée de l'Economie numérique, de réunir Free avec des éditeurs de presse ce lundi.

Activé par défaut

N'en déplaise aux sites dont le business-model repose principalement sur la publicité —dont, parmi tant d'autres, Slate.fr—, de nombreux systèmes existent pour échapper aux pubs. Mais avec celui de Free, on ne peut choisir que d'activer ou de désactiver l'option, sans possibilité de la modifier, tandis que l'extension Adblock du navigateur Firefox, par exemple, autorise ses utilisateurs à décider d'une whitelist, une liste de sites dont ils veulent bien voir la publicité (parce qu'ils veulent les soutenir, par exemple [1]).

De la même manière que Free ne propose pas de whitelist, le FAI a aussi choisi d'activer cette option par défaut, alors qu'il aurait pu faire l'inverse. Bien sûr, chacun peut choisir d'aller dans son espace de gestion et de réactiver la pub, comme le notent plusieurs internautes dans les commentaires de The Verge, par exemple. Mais soyons réalistes: monsieur Michu, qui a déjà du mal à installer sa Freebox, a peu de chances d'aller s'aventurer sur mafreebox.freebox.fr.

Le grand public n'y verra que du bien

Et même s'il le faisait, pourquoi est-ce qu'il déciderait d'avoir de la pub? C'est tout le génie de l'opération de Free: le grand public n'y verra que du bien, comme le relève la journaliste spécialisée Andréa Fradin sur Twitter: «En plus, s'attaquer à la pub est hyper malin.Tout le monde déteste ça. Alors oui, personne sauf ceux qui suivent [le secteur des télécommunications] ne s'en offusquera».

Résumé autrement par Paul da Silva, ancien président du Parti pirate français.

Dans un article publié sur Public Knowledge, un site dédié à l'Internet libre et ouvert, intitulé «Les fournisseurs d'accès internet ne devraient pas bloquer de contenu, y compris les publicités», l'avocat spécialisé dans les télécommunications John Bergmayer conclut que «bloquer des publicités est une façon maligne d'établir un précédent pour le blocage de contenu en général, parce que les utilisateurs ont moins tendance à s'en plaindre. C'est exactement pour cette raison que les utilisateurs d'Internet dans le monde entier, et les clients de Free, devraient s'y opposer».

Le débat sur la pub...

Il faut distinguer deux choses liées à cette décision de Free qui brouillent le message: la fonctionnalité menace le business-model de nombreux sites d'informations ET établit un mauvais précédent sur le filtrage par les FAI. Le problème étant que les journalistes web qui s'énervent sur Twitter et leurs sites sont doublement touchés, à la fois parce que la nouvelle version de la Freebox met potentiellement en question leur job, et parce que leur job est aussi de traiter des problèmes de filtrage sur Internet.

Reconnaissons-le, les critiques émises par les journalistes sur cette mise à jour sont du coup facilement suspectes en raison de cet intérêt économique. Mais toutes ne perdent pas pour autant leur pertinence: comme le résume Andréa Fradin sur Twitter, «de nombreux journalistes Net défendent aussi une certaine vision du réseau, d'où la réaction épidermique».

Certains utilisateurs se réjouissent du blocage des pubs, qui fournissent des revenus à de nombreux sites d'information, mais aussi à des blogs et sites très divers. Sur son blog, Paul da Silva estime ainsi qu'«il ne faut pas se mentir: aucun utilisateur lambda n'aime ou ne comprend le pourquoi des pubs». Il pense aussi que «depuis le temps que l'on reproche aux "industries du divertissement" de ne pas se renouveler devant un marché qui change, le retour de bâton est presque succulent de truculence...».

Même analyse chez le blogueur Pingoo, qui trouve hypocrite la réaction d'horreur face à cette fonctionnalité de gens qui trouvent génial de pouvoir pirater:

«[...] Vous hurlez à la censure comme les majors du disque brandissent des menaces juridiques sur les pirates, vous hurlez à la censure parce que vous êtes infoutus de vous remettre en question. On touche à votre gagne-pain, à la pub, et là d’un coup, c’est la merde. Mais quand Free fout un client Torrent dans sa Freebox, personne ne gueule hein, ça c’est juste TROP COOL. Quand Free vous permet de niquer l’industrie de la musique ou du film, c’est COOL. Quand Free touche à vos revenus Adsense, C’EST LE DRAME.

Ceux qui se sortiront le mieux de l’effondrement potentiel de la publicité sur Internet ne sont pas ceux qui hurleront à la censure et qui insulteront Xavier Niel, mais ceux qui auront l’audace et l’intelligence de trouver d’autres modèles, de proposer une alternative à la publicité, de l’abonnement, du sponsoring, j’en sais rien. Cherchez au lieu de gueuler.»

Au contraire, Guillaume Champeau de Numerama (site gratuit et avec pubs), estime qu'il «ne faut pas oublier que la publicité à l'avantage d'offrir un accès gratuit à tous. A ceux qui peuvent se permettre un abonnement payant comme aux autres». Lui pense que les internautes ne pourraient de toute façon pas s'abonner à tous les sites et conclut que la gratuité ne peut être obtenue que via la publicité ou une forme de licence globale.

Sur Public Knowledge, John Bergmayer pense lui que les publicités de sites qu'on apprécie «pourraient être au final moins énervantes que d'autres stratégies de monétisation comme du placement de produit caché, des "billets sponsorisés" ou des paywalls».

...et sur le filtrage

Passons au filtrage, ensuite. Le problème de base, on l'a évoqué plus haut, c'est qu'un fournisseur d'accès internet se permette de bloquer un contenu d'office sans vous demander votre avis.

Certes, ce contenu c'est de la pub, et peut-être ne la portez-vous pas dans votre coeur. Mais le porno? Les sites de peer-to-peer comme The Pirate Bay qui permettent de télécharger (illégalement ou pas) des films ou des séries? Wikileaks, qu'un gouvernement pas si lointain voulait faire fermer en France?

Les spécialistes ne sont pas d'accord sur la nature exacte de ce filtrage: est-ce qu'on peut estimer qu'il porte atteinte à la neutralité du net ou pas? Pour Benjamin Bayart, de l'association French Data Network, ce n'est pas une atteinte à la neutralité des réseaux, parce que le filtrage se fait uniquement sur la Freebox. Les utilisateurs peuvent utiliser un autre modem ADSL (ou une vieille Freebox) et ne pas être touchés.

Cela reste une atteinte «à la neutralité des intermédiaires techniques», d'autant que changer de modem pour ne pas utiliser la Freebox n'est pas évident, mais il estime que cette atteinte reste acceptable, parce qu'elle est «sous contrôle de l'utilisateur».

Mais pas n'importe quel utilisateur: le très avisé, celui qui sait qu'on peut se servir d'un autre modem en étant chez Free, lui-même bien au-delà du niveau de l'utilisateur éclairé qui ira trifouiller les options de sa freebox (ce dernier étant déjà bien loin de l'utilisateur lambda).

A l'autre bout du spectre, on a John Bergmayer de Public Knowledge, pour qui «il n'est pas particulièrement important, au fait, que le blocage se fasse au niveau de l'équipement de l'utilisateur plutôt que "dans le réseau". Le mécanisme exact de blocage est insignifiant. [...] On aurait peut-être même une violation de la neutralité du net si un FAI envoyait des mecs chez vous vous jeter des oeufs quand vous essayez d'accéder à un service. Ce qui importe, c'est l'effet discriminatoire, et pas les moyens précis utilisés.»

Free contre Google

Au-delà de ce débat, le filtrage de Free ne concerne pas toute la pub. Oubliez la figure du gentil Xavier Niel qui ne souhaite qu'offrir à ses utilisateurs une chouette expérience sur le web: les pubs qui semblent principalement touchées sont celles des services de Google. Prenons l'exemple de Slate, qui utilise entre autres Google AdSense: avec la nouvelle Freebox, certaines pubs disparaissent. Au contraire, les sites du Figaro ou du Monde (publication dont Xavier Niel est co-actionnaire majoritaire), qui utilisent d'autres services, sont moins touchés:

Pareil pour YouTube, dont les pubs disparaissent, alors que celles de Dailymotion sont toujours là:

Free est en guerre depuis des années avec YouTube (et donc avec Google, propriétaire du site depuis 2006), conflit qui se traduit pour les utilisateurs de Free par de gros problèmes pour réussir à visionner des vidéos sur le site américain. En deux mots, énormément de trafic passe dans les tuyaux qui relient les fournisseurs d'accès et YouTube —particulièrement le soir—, d'où des embouteillages. Il faudrait payer pour créer de nouveaux tuyaux ou les agrandir, et Free et Google se renvoient la balle (pour tout comprendre, on peut lire cet article de Korben ou celui-là d'Owni).

Plus on en découvre sur le filtrage publicitaire de la nouvelle version de la Freebox, et plus on semble tomber dans un énième épisode de cette guerre. Qui ne tournera pas nécessairement à l'avantage de Free, d'après l'analyse du juriste Cédric Manara, qui explique à PC Inpact:

«S'ajoute une dimension anticoncurrentielle: les premiers tests semblent indiquer que les services de certains prestataires de publicité sont bloqués par Free mais pas d'autres. Cette discrimination par un FAI majeur peut être à certaines conditions considérée comme un abus de position dominante.»

Cécile Dehesdin

[1] Salut à toi, lecteur qui n'aime pas les pubs mais aime Slate: fais une exception pour nous <3 Retour à l'article

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