Après la démission de Richard Nixon, en août 1974, on vit des responsables soviétiques demander à des journalistes et à des diplomates américains résidant à Moscou à quel moment le sénateur Henry Jackson allait s'emparer de la Maison Blanche. Pour les soviétiques, le scandale du Watergate n'était qu'un complot monté de toute pièce par la «presse capitaliste», avec pour seul but l'arrêt de la politique d'apaisement de Nixon. Henry Jackson, démocrate connu pour son anticommunisme, s'était toujours opposé à la détente; il était donc tout naturel de penser qu'il profiterait de ce « coup d'Etat médiatique » pour prendre le pouvoir. Quoi de plus logique?
C'est là une anecdote amusante, qui en dit long sur les grandes puissances et leur propension à penser que la politique interne des autres pays est grandement influencée par leurs propres intérêts. C'est aussi une mise en garde pour tous ceux qui surestiment l'impact qu'a pu avoir le récent discours d'Obama au Caire (tout comme la visite du vice-président Joe Biden à Beyrouth, le mois dernier) sur les élections du 7 juin au Liban, ou sur celles de ce week-end en Iran.
Le Hezbollah n'est pas parvenu à obtenir la majorité des sièges au Parlement libanais, et le gouvernement soutenu par les Etats-Unis a donc triomphé... mais la victoire n'est pas forcément due au soutien américain.
Comme l'a dit Deborah Amos (de la radio NPR) dans l'un de ses reportages, ces élections ont prouvé qu'au Liban, la politique se joue certes au niveau local (comme le veut le cliché), mais aussi que des critères religieux entrent souvent en ligne de compte. Le Hezbollah a conservé tous ses sièges; s'il a perdu, c'est parce que son allié de coalition, le Général Marcel Aoun, n'a attiré qu'une petite partie de l'électorat chrétien, qu'il était pourtant censé séduire. La coalition sortante, dite «du 14 mars», menée par Saad Hariri, a gagné un nombre suffisant de sièges pour être majoritaire, mais pas assez pour former un gouvernement ; il sera sans doute ainsi dans l'obligation de céder quelques portefeuilles au Hezbollah.
Certes, les militants du Hezbollah auraient eu bien plus de pouvoir (et la Syrie, qui soutient le parti, bien plus d'influence) si l'élection leur avait été favorable. Pour autant, rien n'indique qu'ils sortiront affaiblis de cet échec...
Quant à l'influence de Washington sur le résultat des élections, rien n'est certain. Lors de sa visite d'un jour au Liban, le vice-président Biden a déclaré que l'aide apportée par les Etats-Unis dépendrait de la composition du nouveau gouvernement libanais ; au Caire, le président Obama a fait tout son possible pour séduire les musulmans modérés. Mais il est impossible de mesurer l'influence éventuelle de ces déclarations sur telle ou telle partie de l'électorat. En tout cas, aucun parti ni candidat n'y a fait référence dans sa campagne.
L'élection présidentielle du 12 juin en Iran n'est pas vraiment du même ordre. Mir Hossein Moussavi, le principal candidat réformiste, raille souvent - entre autres choses - la politique étrangère provocatrice du président Ahmadinejad. Si Moussavi adopte cette posture pro-occidentale, c'est évidemment parce qu'il estime qu'elle lui apportera plus de voix qu'elle ne lui en fera perdre. On est donc en droit de penser que cette stratégie politique reflète une évolution de l'opinion du pays. Et si, aux yeux d'une large partie des Iraniens (et, qui sait, aux yeux des mollahs eux-mêmes...), l'Amérique a perdu un peu de son aura maléfique, c'est peut-être parce que Barack Hussein Obama est président des Etats-Unis...
Ceci dit, comme l'affirme Laura Secor (dans son passionnant article du New Republic), les enjeux d'importance de la campagne sont locaux (l'économie arrive en tête), et le principal clivage politique est de nature démographique. Le résultat des élections, écrit-elle en substance, dépend largement du taux d'abstention des jeunes urbains, généralement plus ouverts sur le monde que le reste de la population. La plupart d'entre eux ont boycotté les dernières élections pour protester contre la corruption qui gangrène le processus de sélection des candidats. Conséquence : les ruraux des classes sociales inférieures, qui ne représentent qu'un tiers de la population, forment deux tiers de l'électorat actif. Ahmadinejad est très populaire parmi les paysans. Il prétend être l'un des leurs, flatte leur vision conservatrice de l'Islam et les couvre de subventions faramineuses. Les populations urbaines ne l'aiment guère : la politique économique pro-rurale a créé une inflation massive, et le traditionalisme ambiant réprime toute évolution des mœurs, en particulier les droits de la femme.
Ces derniers jours, on a vu les deux principaux partis organiser de gigantesques rassemblements, et des débats passionnés comme l'Iran n'en avait pas vu depuis des années. Ce conflit acharné n'a pas pour principal sujet de discorde les relations diplomatiques avec l'occident, ou un quelconque « effet Obama ». Mais l'élection aurait-elle pris la même tournure si Obama n'avait pas fait tous ces efforts (dans certains domaines, du moins) pour «limer les crocs» de cette Amérique en apparence si menaçante?
Peut-être que ces changements sont en partie imputables au président, peut-être pas ; quoi qu'il en soit, il peut tout mettre en place pour tirer profit de leurs conséquences. C'est dans ce domaine que George W. Bush a commis l'une de ses erreurs les plus monumentales (ce qui n'est pas peu dire...). La période entourant sa réélection, en 2004, fut marquée par divers évènements d'importance : le Liban était alors secoué par la «Révolution du Cèdre», les Ukrainiens fomentaient une «Révolution Orange», des mouvements réformistes commençaient à agiter l'Egypte et l'Arabie Saoudite, et l'Irak était en pleine période électorale. A l'époque, Bush n'avait que la promotion de la démocratie à la bouche. Certains pensaient que sa rhétorique encourageait une partie des désirs de réforme et de révolution ; c'était peut-être vrai. Mais Bush n'avait pas de suite dans les idées. Il pensait que la liberté est le plus petit dénominateur commun de l'humanité ; qu'après la diffusion de quelques slogans émancipateurs, la démocratie pousserait comme ces fleurs des champs que l'homme n'a pas besoin d'arroser... Et six mois plus tard, tous les espoirs du printemps étaient morts.
Obama, lui, est plus réaliste: sa politique étrangère ne se résume pas à un simple «projet liberté». En revanche, l'action diplomatique redevient la priorité des relations internationales, et les dernières élections au Moyen-Orient vont faciliter cette politique.
Depuis la défaite du Hezbollah au Liban, les diplomates américains se ruent sur la Syrie. L'émissaire au Moyen-Orient George Mitchell, les officiers du Central Command de l'armée américaine, une délégation du Congrès : tous sont en route pour Damas, ou déjà sur place. Pas en position de faiblesse (ce qui aurait pu arriver en cas de victoire du Hezbollah), mais bien pour nouer des relations diplomatiques sérieuses. Bref, la diplomatie américaine va pouvoir mettre en place tout ce que Bush s'était refusé à faire au grand désespoir de bien de ses conseillers : défaire peu à peu les liens qui unissent la Syrie à l'Iran, manœuvre qui pourrait bientôt modifier les rapports de force dans cette région du monde.
Si Ahmadinejad perd les élections (les résultats définitifs ne devraient pas être dévoilés avant le dimanche 14 juin), les Etats-Unis pourraient faire les mêmes ouvertures à l'Iran que celles faites à la Syrie. Elles seront faites tôt ou tard ; il ne peut en être autrement. Mais les choses seraient plus simples si Ahmadinejad disparaissait de la scène.
Bush avait toutes les clés en main, et il n'a jamais su quoi en faire; plus précisément, il n'a jamais compris qu'il fallait en faire quelque chose. Certes, Obama n'est pas Bush. Mais tout reste à construire. Y aura-t-il un «effet Obama» au Moyen-Orient? Tout dépend de ce que notre président fera... à compter de lundi.
Fred Kaplan
Cet article publié sur Slate jeudi soir, a été traduit par Jean-Clément Nau.
En une: Ahmadinejad se fraie un passage jusqu'aux urnes, vendredi. REUTERS/Ahmed Jadallah