«Soyons réalistes, exigeons l’impossible», disait Che Guevara. Le rapport des Français à la vie économique, dans leur majorité, serait-il de ce registre? Ils semblent allergiques à la réalité du marché mondialisé, sont exaspérés par les dirigeants des grandes entreprises et, au bout du compte, on peut s’interroger: comprennent-ils quelque chose à l’économie d’aujourd’hui? Surprise. Dans ce tableau d’une infinie tristesse subsiste à leurs yeux une pépite: la petite entreprise [1].
De multiples études montrent que les Français oscillent entre hostilité et scepticisme à l’égard de l’économie de marché —48% pour, 50% contre, selon un sondage de 2010 pour la Fondapol. Une opinion mi-figue mi-raisin que partagent même les salariés du privé. Surtout, en matière de rejet du libéralisme économique, ils détiennent la palme d’or mondiale: l’ultralibéralisme, voilà l’injure sous le ciel hexagonal.
Quand on essaie de creuser, on s’aperçoit que l’attitude à l’égard de l’entreprise est plus ambiguë.
D’un côté, le spectre de la lutte des classes continue de hanter les Français. Ainsi, près de la moitié d’entre eux estiment que «les entrepreneurs ne pensent qu’à leur portefeuille», et beaucoup voient dans les patrons des exploiteurs. Toutefois, en Grande-Bretagne et en Allemagne, les habitants ne sont pas loin d’approuver cette vision —ce type de pensée existe beaucoup moins aux Etats-Unis.
Ainsi, sur le continent européen, historiquement marqué par la critique sociale et les récits épiques des luttes du prolétariat, les Français sont loin d’être les seuls à désigner les patrons comme des prédateurs; ici, Karl Marx résonne plus agréablement que Adam Smith. D’un autre côté, les Européens, y compris la population française, ont bien conscience que l’entreprise est le vecteur de développement de l’emploi et la source de création de richesses.
Goût de la liberté plus qu'appât du gain
De plus, le rêve de créer une entreprise habite de plus en plus de Français: cette idéalisation de l’entreprise se confond avec le goût pour la liberté, bien avant l’appât du gain. Une enquête réalisée fin 2009 montre ainsi que près de la moitié des moins de 30 ans envisagent de créer un jour leur entreprise, avec comme principale motivation de devenir «indépendant».
Cette envie n’a cessé de prospérer chez les nouvelles générations tout au cours des années 2000; avec la mise en place du statut d’autoentrepreneur depuis janvier 2009, le nombre de créations d’entreprise s’est littéralement envolé —549.000 créations en 2011, autoentreprises inclues. Mais 94% de ces nouvelles entités débutent sans salarié, et souvent elles en restent là. Si l’on écarte les autoentrepreneurs, l’état réel de la création d’entreprises en France est somme toute bien plus modeste.
Cet engouement pour l’entreprise concerne-t-il avant tout les diplômés? Pas du tout. La plus grosse partie des créateurs d’entreprise de moins de 35 ans (62,5% d’entre eux) est seulement dotée d’un diplôme du secondaire, notamment technique, selon une enquête de l'Insee de 2006. Ainsi, être diplômé de l’enseignement supérieur est loin d’être un facteur crucial pour éprouver le goût du risque.
Pourtant, l’Insee signale que la proportion de jeunes diplômés qui affirment une vocation entrepreneuriale ne cesse d’augmenter et signale que 42,5 % des créateurs de 25-34 ans ont un diplôme du supérieur. 5% des créateurs d’entreprise proviennent d’une grande école, et chez eux, cette envie ne naît pas immédiatement à la fin de leurs études: en 2012, seulement une infime minorité (0,5%) des frais émoulus d’une grande école s’engage dans une création d’entreprise.
Une intention plus qu'un projet
Enfin, si le potentiel entrepreneurial progresse en France, il s’agit souvent plus d’une intention que d’un projet réellement mené à terme. L’étude du Centre d’analyse stratégique sur l'entrepreneuriat en France montre que si, ici, le désir de créer «sa boîte» crève tous les plafonds, il est plus rarement concrétisé, notamment par rapport aux pays anglo-saxons. Et surtout que, quand cette entreprise est réellement lancée, elle est moins souvent pérennisée qu’ailleurs.
En résumé, l’image de l’économie est passionnelle, presque associée à celle du chaos et de l’injustice. En particulier, les grandes entreprises, synonymes de mondialisation, de crise financière, de rémunérations extravagantes des dirigeants et des actionnaires, sont honnies. En revanche, au milieu de ce fatras, la petite entreprise qui ne «connaît pas la crise», qui «épanouie, exhibe des trésors satinés dorés à souhait», selon la chanson d’Alain Bashung, recueille la ferveur nationale. Elle, elle est vraiment aimée.
Il faudrait explorer les raisons de cette adoration: enthousiasme pour la liberté individuelle qu’elle procure, même si l’on sue sang et eau pour la faire vivre (ce labeur incessant est bien vu par l’ironique Bashung)? Moyen qui semble accessible pour se créer un emploi dans une période de fort chômage?
Rêve d’une unité de travail chaleureuse, une sorte de coopérative à la Proudhon qui, souvent, réunit des membres d’une même famille, ou en tout cas des très proches amis —la plupart des entreprises créées dans le secteur des industries culturelles ou des nouvelles technologies peuvent être assimilées à des «aventures entre amis»? Expression de la lutte des «petits» contre «les gros», l’image d’Epinal qui structure la mythologie populaire depuis des siècles?
Joyau de la pensée heureuse
La petite entreprise est l'un des joyaux de la pensée heureuse des Français. Il est surprenant que son image ne soit pas reliée au contexte plus large sans lequel cette «merveilleuse» unité de production ou de distribution ne saurait vivre: elle est elle-même souvent sous-traitante d’une multinationale, sa prospérité dépend du dynamisme économique en général, en particulier celui de ses clients, ses dirigeants souhaitent souvent «réaliser» leur investissement ou trouver des moyens de développement en cédant tout ou partie du capital à une plus grosse entreprise.
Sauf à enchanter les activités de subsistance locale, ce que seule une poignée d’écologistes radicaux continue de faire, qui peut ignorer le mouvement d’interdépendance globale de l’économie? La scission mentale qui existe, dans l’Hexagone, entre une perception accablée des grands acteurs de l’économie et la pensée magique sur la petite entreprise ne peut que surprendre. Cette bizarrerie s’enracine à l’évidence dans des traits culturels, mais les canaux de transmission, école et médias, y ont aussi leur part.
Le système d’enseignement est en première ligne. Les élèves sont mal formés à l’économie. L’école s’attache plutôt à forger l’esprit critique sur le monde tel qu’il est, en particulier sur les inégalités et les injustices qui traversent le corps social, qu’à faire connaître l’univers entrepreneurial. De toute façon, le savoir économique déserte la scolarité première: il est dispensé seulement après la seconde et exclusivement dans la filière ES ou, sous sa dimension de gestion, dans la filière STG (Sciences et technologies de la gestion).
Par contre, dès que l’on aborde l’enseignement supérieur, vive l’économie! Les classes préparatoires aux grandes écoles lui accordent une part belle dans leurs programmes; les grandes et les petites écoles de commerce se sont développées —leurs effectifs ont presque été multipliés par trois en vingt ans; enfin, last but not least, dans les universités, la filière économique séduit fortement (145.000 étudiants en 2011).
Comment quitter le savoir pour initiés?
Bref, dans le système éducatif, le savoir sur les entreprises est réservé à ceux qui ont le bac ou plus, et qui, en outre, choisissent cette spécialité. Comment, dès lors, passer d’un savoir pour initiés à une culture plus amplement partagée?
Quelle responsabilité incombe aux médias? Disons qu’ils pourraient mieux faire. L’Ina, qui recense la part des sujets consacrés à la politique économique nationale dans les journaux télévisés, signale que celle-ci s’est étoffée. Elle représente environ 10-12% des contenus, soit deux fois plus qu’avant la crise de 2008.
Cette actualité est médiatisée d’abord par les politiques ou par les journalistes, bien davantage que par des acteurs de l’économie eux-mêmes, qu’ils soient chefs d’entreprise ou syndicalistes: une telle approche favorise un décryptage comptable, ou critique, plutôt qu’une analyse sociétale de l’activité entrepreneuriale. Finalement, l’information télévisée fait un effort pour pallier notre faiblesse légendaire en compréhension de l’économie, et, parallèlement, les chroniques spécialisées et les débats ont fleuri dans la presse et les radios généralistes, mais est-ce à la bonne dimension?
Réconcilier la société avec l’économie: ce refrain a été repris tant de fois que la chansonnette parait vieillotte. Déclarer une passion exclusive pour la petite entreprise, voilà la façon choisie par les Français pour manifester leur défiance à l’égard du maelstrom de la mondialisation.
Economistes et journalistes sont confrontés à une tâche himalayenne. Etudiants et spectateurs les écoutent d’une oreille distraite et, munis de leur filtre bien particulier, ils n’en pensent pas moins. Alain Bashung possédait, vraisemblablement, une bonne longueur d’avance sur les experts.
[1] Selon le sondage paru dans le JDD du 28 octobre 2012, seulement 49 % des Français ont une image positive des dirigeants des grandes entreprises et, par contre, 87% des sondés plébiscitent les patrons de PME.