France

«Ecole libre» et mariage pour tous: 2012 ne sera pas 1984

Temps de lecture : 4 min

En 1984, deux millions de personnes étaient descendues dans la rue et la gauche avait dû retirer son projet de loi sur l’école. A propos du mariage homosexuel, le front se reforme entre la gauche et l’Eglise, soutenue par une partie de la droite. Mais la situation n’est pas la même.

Manifestation pro-mariage pour tous durant la gay pride parisienne de 2012. REUTERS/Mal Langsdon
Manifestation pro-mariage pour tous durant la gay pride parisienne de 2012. REUTERS/Mal Langsdon

Le 24 juin 1984, deux millions de personnes manifestaient dans les rues de Paris contre le projet de loi Mauroy-Savary, créant un service unique et laïque de l’éducation, intégrant de fait l’enseignement libre (à 90% catholique) et fonctionnarisant ses maîtres. Cette démonstration parisienne avait été précédée de grands rassemblements régionaux auxquels avaient personnellement participé les évêques. Cette mobilisation avait fait reculer le gouvernement. Le président de la République, François Mitterrand, avait retiré son projet de loi.

A voir les réactions suscitées aujourd’hui par le projet de loi sur le mariage homosexuel et l’adoption par des couples de même sexe, qui a été adopté mercredi 7 novembre, on peut se demander si le scénario de 1984 —succès d’une mobilisation catho et recul du gouvernement— n’est pas sur le point de se reproduire.

André Vingt-Trois, archevêque de Paris, a déclaré à Lourdes le 3 novembre, en ouverture de l’assemblée plénière des évêques qu’il préside, qu’il ne découragerait pas les manifestations (dont certaines sont prévues les 17 et 18 novembre), mais n’y participerait pas, ni en prendrait l’initiative. Il a appelé les «chrétiens» à saisir leurs élus par des lettres personnelles, mais encouragé ceux qui le désirent à «utiliser les moyens d’expression qui sont ceux d’une société démocratique», c’est-à-dire à manifester. Il a ajouté que l’élection de François Hollande et le succès de la gauche aux législatives ne constituaient pas un «blanc-seing» pour toutes les réformes de société. Le ton est monté dans sa dénonciation du projet de loi qu’il a qualifié de «supercherie»: «Ce ne sera pas le mariage pour tous, mais le mariage de quelques-uns imposé à tous».

Analyses, tribunes, témoignages: notre dossier sur le mariage pour tous

La gauche a immédiatement répliqué, montrant que le spectre de la défaite de 1984 face à l’Eglise n’était pas effacé. Elle considère que les propos du chef de l’épiscopat sont une grave atteinte à la laïcité. Le député Erwann Binet, futur rapporteur socialiste du projet de loi à l’Assemblée, reproche aux évêques de «vouloir imposer leur vision de la famille à la société». Le député écologiste Denis Baupin accuse le cardinal André Vingt-Trois de «faire pression sur les élus de la République pour les empêcher de donner les mêmes droits à tous les citoyens». Député de Paris, Jean-Marie le Guen dénonce, de son côté, «le retour en arrière choquant de l’Eglise catholique, retour vers un fondamentalisme qui pose problème». Au PS, le porte-parole David Assouline estime enfin que «l’Eglise sort de son rôle».

Seul Manuel Valls, ministre de l’Intérieur —et des Cultes—, avait déclaré la semaine dernière, en visite à Rome, qu’«il est logique et légitime que l’Église expose son point de vue comme tous les autres acteurs de la société favorables ou opposés à ce mariage. Les positions de l’Église catholique sont normales et utiles.»

Une partie de la droite soutient la position de l’Eglise. «Vision humaniste et anthropologique», dit Valérie Pécresse, ancienne ministre: «Nous ne sommes pas favorables au mariage homosexuel, non pas parce que nous sommes hostiles à la reconnaissance de l’amour des couples homosexuels, mais parce que le projet touche à la filiation et que nous ne voulons pas voir disparaître la référence au père et à la mère dans le Code civil». De son côté, Christian Jacob, président du groupe UMP de l’Assemblée, annonce que la droite, revenue au pouvoir, abrogerait la loi sur le mariage homosexuel adoptée par la gauche.

«Parent A» et «Parent B»

Ainsi retrouve-t-on le climat des batailles laïques dont l’histoire de France est familière. Le précédent de 1984 ne s’applique pourtant pas à la situation actuelle. L’enjeu était alors la liberté pour tout parent d’élève d’inscrire leur enfant dans l’établissement de leur choix. L’enseignement catholique touchait deux millions d’élèves, 150.000 enseignants et de puissantes associations de parents. L’opposition de droite et du centre était alors unanime et avait fait sienne cette revendication à la liberté. Elle avait récupéré et politisé les manifestations. C’est précisément la politisation du débat sur le mariage homosexuel que redoute aujourd’hui l’épiscopat français, autant qu’on a pu le mesurer, début novembre, lors de son assemblée plénière de Lourdes.

Il ne s’agit plus cette fois de défendre un droit qui, pour l’école, avait été acquis par deux siècles de luttes entre le camp laïque et le camp catholique. Il s’agit de protéger sa conception de la famille fondée sur la réalité sexuée de l’existence humaine et la reconnaissance du rôle d’un père et d’une mère, bien distinct, dans l’éducation de leur enfant. Aucun responsable de l’Eglise n’imagine aujourd’hui sérieusement faire descendre sur ce sujet deux millions de personnes dans les rues.

L’épiscopat n’exclut pas de faire changer la position du gouvernement, mais entend se situer d’abord dans un rôle de «veilleur et d’éveilleur de consciences». Il se place au niveau des enjeux fondamentaux, conteste une vision de l’être humain qui ne reconnaît pas la différence sexuelle, se défend de revendiquer un quelconque «privilège confessionnel» et réclame un débat national pour que les Français soient clairement informés de ce qui est en train de se préparer.

Et si André Vingt-Trois a bien employé le mot de «supercherie», c’est pour dénoncer l’illusion d’un accord de l’opinion sur un projet en apparence généreux et égalitaire, qui dissimule en fait que «l’on va changer le mariage de tout le monde».

Le président des évêques de France s’inquiète en particulier des conséquences dans le Code civil du droit à l’enfant pour les couples de même sexe: «A-t-on demandé aux citoyens s’ils étaient d’accord pour ne plus être “le père” ou “la mère” de leur enfant et ne devenir qu’un parent indifférencié: parent A ou parent B», comme le prévoit le projet de loi? En Espagne, où la loi existe déjà, on dit «parent 1» et «parent 2»! C’est cet argument qui trouve aujourd’hui le plus d’écho dans l’opinion catholique. «On neutralise la paternité et la maternité dans une fonction parentale abstraite, déplore Hippolye Simon, archevêque de Clermont-Ferrand. Doit-on perdre le droit d’être considérés comme père ou mère d’un enfant sous prétexte d’égalité avec les personnes de même sexe qui se seront mariés?».

Des éclaircissements sont attendus dans la rédaction du projet de loi. L’Eglise accentue sa pression, mais si on assiste à un début de politisation, on est encore loin de l’humeur belliqueuse et des menaces mutuelles de 1984.

Henri Tincq

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