Culture

«Peste & Choléra»: les lettres qui fâchent

Temps de lecture : 10 min

De nouveaux éléments apportés par Slate.fr montrent que Patrick Deville, qui vient de recevoir le Femina et encore pressenti pour le Goncourt pour «Peste & Choléra», a recopié dans un ouvrage de 1985 des lettres du découvreur du bacille de la peste.

Correspondance originale / Slate.fr
Correspondance originale / Slate.fr

Attention: ce n'est pas du plagiat. Nous sommes plutôt ici dans l’espace du palimpseste. Avec une obstination: ne pas reconnaître ce que l’on doit à un auteur mort. Au final une affaire peu banale avec, en toile de fond, les prix littéraires de l’automne 2012.

L’affaire peut être assez rapidement résumée. Fin août les éditions du Seuil publient un ouvrage de Patrick Deville. Intitulé Peste & Choléra c’est une biographie romancée d’un homme hors du commun fort méconnu en France: Alexandre Yersin (1843-1943).

Suisse, pastorien de la première heure, Yersin est un bourlingueur: marin, explorateur, découvreur (Hong Kong, 1894) du bacille de la peste, scientifique et colonisateur. Patrick Deville en fera son miel. «Pour raconter cette formidable aventure scientifique et humaine, Patrick Deville a suivi les traces de Yersin autour du monde, et s’est nourri des correspondances et documents déposés aux archives des Instituts Pasteur», explique au lecteur la quatrième de couverture.

Assez vite Peste & Choléra est un succès. Dans les médias les recensions, nombreuses, sont flatteuses et unanimes [1] c’est un bon livre. Puis c’est un très bon livre. L’auteur reçoit pour commencer le prix roman de la Fnac. Puis il entre dans la petite cour des grands: les promesses du Goncourt, du Renaudot ou du Médicis. Ce lundi 5 novembre, il reçoit le Femina.

Dans le même temps la lecture de l’ouvrage ne va pas sans réveiller quelques souvenirs chez certains. Les documents et références bibliographiques sur Yersin ne manquent pas. Parmi eux l’un fait référence. C’est une biographie signée de Henri Mollaret et Jacqueline Brossolet. Elle a été éditée par Fayard en 1985 (Alexandre Yersin ou le vainqueur de la peste) puis rééditée chez Belin en 1993.

Le trouveur de correspondance

Le pastorien Henri H. Mollaret (1923-2008) a été durant un demi-siècle un spécialiste incontesté de la peste. Il a beaucoup fait pour la mémoire de Yersin. Il a notamment retrouvé et recueilli l’intégralité des lettres que le découvreur du bacille avait, tout au long de sa vie, adressées d’abord à sa mère, demeurée dans le canton de Vaud, puis à sa sœur.

Avec sa collaboratrice Jacqueline Brossolet, Mollaret avait ensuite décrypté ces courriers manuscrits. Puis ils avaient retranscrit le tout à la machine à écrire, classé l’ensemble et écrit leur ouvrage dont la colonne vertébrale était cette correspondance dont ils donnaient de très nombreux extraits. Les auteurs prennent d’ailleurs soin de rendre hommage à Yvonne Bastardot-Yersin, auprès de qui Henri Mollaret avait pu obtenir gracieusement la précieuse correspondance.

Puis Henri Mollaret remet cette correspondance à l’Institut Pasteur de Paris. Les archives du 28 rue du Docteur Roux précisent ce dont il s’agit:

«les 933 lettres de Yersin adressées à sa mère, sa soeur et son neveu, entre 1884 et 1932, remises par Mme Yvonne Bastardot-Yersin, petite-nièce de Yersin, à Henri Mollaret, en 1970. Ce lot de correspondance donnera lieu à la publication d'un ouvrage de Henri Mollaret et Jacqueline Brossolet: Yersin un pasteurien en Indochine, en 1985 (réédité en 1993). Cet ensemble de lettres a été confié par Henri Mollaret au service des archives de l'Institut Pasteur, en mars 2006.»

«En pratique s’intéresser au fonds Yersin c’est immanquablement rencontrer la trace et la mémoire de Henri Mollaret», résume Daniel Demellier, responsable du service des archives historiques de l’Institut Pasteur auprès de qui nous avons pu consulter cette correspondance. Or, précisément, cette mémoire est absente du Peste & Choléra de Patrick Deville, où la correspondance est pourtant omniprésente. L'écrivain remercie plusieurs personnes au premier rang desquelles le Pr Alice Dautry, directrice générale de l’Institut Pasteur qui «a bien voulu lui donner accès aux archives de la rue Emile-Roux».

Oublier Mollaret

L’affaire commence quand Olivier Brossolet, fils de la collaboratrice de Henri Mollaret, découvre que Peste & Choléra ne mentionne pas l’existence de l’ouvrage de 1985. Il fait observer cette omission auprès du Seuil et de l’auteur en souhaitant qu’un complément soit apporté dans les remerciements lors d’un futur tirage. Aucune réponse. Il s’en émeut et signale le fait auprès de différentes personnalités du monde des lettres et de l’édition.

Il prolonge son analyse et recense les analogies, les correspondances, entre les deux ouvrages comme nous l’avons rapporté sur Slate.fr. Nous expliquions que Olivier Brossolet avait relevé une soixantaine de «correspondances» entre les deux livres et une progression parallèle de ces phrases-clefs. Il avait aussi relevé d’autres emprunts, comme les parallèles établis entre Yersin et Loti. Son analyse est partagée par la veuve de Henri Mollaret:

«Il est normal de citer une correspondance, fait valoir M. Brossolet. Mais si j'écris un livre sur Proust et que tous les passages épistolaires utilisés sont ceux qu'a déjà utilisés Pinter, son plus célèbre biographe, je ne vais pas me faire passer pour un rat de bibliothèque qui a fouillé un trésor inexploité.»

Sans répondre à ses demandes les éditions du Seuil adressaient, le 4 octobre, une lettre recommandée à Olivier Brossolet:

«Les Editions du Seuil ont été informées que vous tiendriez, notamment auprès d'organes de presse, nombre de propos et insinuations, susceptibles de caractériser des diffamations et/ou des dénigrements à leur encontre, ainsi qu’à celle de Monsieur Deville auteur du roman "Peste & Choléra"(…) Nous avons également appris ce jour, par voie de presse, que vous adressiez vos propos à des membres du jury d’importants prix littéraires, notamment du Goncourt, revendiquant des "passerelles" entre les œuvres de votre mère, Madame Jacqueline Brossollet et de Monsieur Henri Mollaret.»

Et la maison d’édition mettait en demeure son correspondant de cesser, à compter du 4 octobre, «toute propagation ou réitération de propos et mises en causes de nature à constituer des diffamations ou dénigrements à leur encontre».

Déterminer la source

A ce stade, la question était de savoir si Patrick Deville avait nourri son inspiration de l’ouvrage de 1985 ou s’il avait au contraire repris aux archives de Pasteur l’ensemble de la correspondance de Yersin pour, à son tour, décrypter le millier de lettres pour nourrir sa biographie romancée. Le fait que Patrick Deville se soit rendu aux services des archives ne fait aucun doute. Il dit y avoir passé «quelques dizaines d’heures» et Daniel Demellier confirme qu’il y est venu assez régulièrement, pendant de longues après-midis au premier trimestre 2012.

Interrogé sur ce point Patrick Deville a fourni une explication. Se refusant à nous répondre en dépit de nombreuses tentatives auprès de son éditeur, il s’est confié à David Caviglioli et Grégoire Leménager sur Bibliobs, site littéraire du Nouvel Observateur. A la question de savoir s’il a lu l’ouvrage précédent il répond:

«Evidemment! Comme j’ai lu celles de Bernard Noël et Henri Jacotot, puisque j’ai essayé de tout lire. Ensuite, j’ai pu consulter toutes les archives à l’Institut Pasteur, qui avait mis à ma disposition un bureau, des catalogues très bien faits, et m’avait même attribué un référent scientifique, Daniel Demellier, que je remercie à la fin de mon livre. Il m’a fait découvrir beaucoup de choses, dont certaines sur l’histoire de Joseph Meister, par exemple, que j’ignorais. Je n’ai pas vérifié, mais il est très possible qu’on trouve chez moi des phrases de Yersin citées dans la biographie de Mollaret et Brossollet, puisqu’ils avaient choisi les phrases capitales.»

Ces précisions ne répondent pas à la question de savoir si l’auteur a ou non recopié les extraits qu’il reprend de la correspondance de Yersin. Or deux précisions, ici, s’imposent.

Le détail incriminant

La première est que l’ouvrage sur Yersin de Noël Bernard (cité dans le Mollaret-Brossolet) date de 1951 et que les publications savantes de Henri Jacotot (également citées) datent de 1944 et 1976. On ne peut donc y retrouver le contenu de la correspondance.

La seconde, surtout, est que l’ouvrage signé Mollaret-Brossolet ne comporte pas toujours la transcription exacte de la correspondance originale. Les feus auteurs ont commis quelques petites erreurs dans leur travail, parfois dues à l’écriture manuscrite de lettres conservées depuis près d’un siècle. Or ces erreurs sont également présentes dans Peste & Choléra. Soit la démonstration que Patrick Deville a bien amplement consulté Mollaret-Brossolet et reproduit des passages.

Ce nouvel élément, que nous avons pu confirmer aux archives de l’Institut Pasteur [2], résulte d’un travail bien antérieur à l’affaire mené par Daniel Minssen, arrière petit-neveu d’Alexandre Yersin.

Voici ce que nous a déclaré Daniel Minssen:

«Les lettres remises par ma cousine à Henri Mollaret et que je savais avoir été copiées (dactylographiées) par Jacqueline Brossollet me paraissaient tout de même faire un peu partie du patrimoine familial. A ce titre j'ai demandé à Henri Mollaret s'il pouvait m'en fournir photocopie. Celui-ci, déjà presque aveugle a bien voulu donner suite à ma demande, me disant que ce serait son épouse qui s'en chargerait.

Effectivement, en novembre 2004, j'ai reçu les photocopies des tapuscrits concernant trois années de lettres, 1892, 1893,1894 (période des explorations et de la découverte du bacille de la peste à Hong Kong). Je les ai recopiées sur ordinateur et en ai tiré un petit fascicule que j'ai fait connaître aux membres de ma famille et à quelques amis. Mais trois années, c'était peu. Je n'ai pas osé solliciter davantage M. Mollaret.

Par la suite, je me suis donc adressé à l'Institut Pasteur, et M. Demellier, archiviste, m'a très aimablement fait parvenir, au fil des mois, et par petits paquets, les photocopies de toutes les autres années, soit photocopies des tapuscrits de J.Brossollet, soit photocopies des originaux. Cela a pris des mois, des années. Et je lisais ces lettres avec beaucoup d'intérêt pour certaines, moins pour d'autres, et de l'étonnement pour certains passages relatifs à la famille.

M. Demellier m'avait dit qu'il était question, quand on aurait le temps, de scanner l'ensemble de cette correspondance à des fins de publication. Très bien, bonne idée, mais quand? Comme "on n'est jamais mieux servi que par soi-même", j'ai entrepris la recopie de tout le reste, profitant des loisirs de la retraite... Mais comme je tape avec un doigt, là aussi, beaucoup de temps. Environ deux ans. Les originaux sont en général assez lisibles, mais écrits sur de petites feuilles qu'il faut remettre dans l'ordre. C'est aussi assez long. J'ai donc terminé ce travail en juin dernier.»

Voici le résultat de ce travail.

SIMILITUDES

Ci-dessous, voici quelques comparaisons entre le livre de Patrick Deville, celui de Henri Mollaret, et les lettres, originaux ou tapuscrits de Jacqueline Brossolet [3]. Les similitudes entre les deux premiers, quand les lettres diffèrent, attestent de l'inspiration qu'a été le livre de Mollaret pour Deville.

1 Deville p.53: «Nous embarquons le commandant, ses deux bébés et un sergent espagnol. A une heure du matin, nous sommes à Jala-Jala.»

Mollaret p.105: «Nous embarquons le commandant, ses deux bébés et un sergent espagnol. [...] A 1 h du matin, nous sommes à Jala-Jala.»

Lettre (original): «à 10 h ½ nous embarquons de nouveau avec le commandant militaire ses 2 bébés, un sergent espagnol, etc, etc. [...] A 10 h 50 du matin, nous sommes devant Jala-Jala.» (3/12/90)

2 Deville p.59: «Il a fait tous ses efforts pour me convaincre d'entrer dans son Corps, mais les arguments d'hier existent encore aujourd'hui, aussi je ne suis pas décidé.»

Mollaret p.108: «Il a fait tous ses efforts pour me convaincre d'entrer dans son corps, mais les arguments d'hier existent encore aujourd'hui; aussi je ne suis pas décidé.»

Lettre (original): «Il a fait tous ses efforts pour me convaincre d'entrer dans son corps, mais les arguments de hier existent encore aujourd'hui, aussi je ne me suis pas décidé.» (8/03/91)


8 mars 1891

3 Deville p.66: «Le premier point où l'on s'arrête après Saigon est Nha Trang, il faut vingt-huit heures pour y arriver».

Mollaret p.109: «Le premier point où l'on s'arrête, après Saigon, est Nha Trang; il faut vingt-huit heures pour y arriver.»

Lettre (original): «Le premier point où l'on s'arrête après Saigon, est Nia (sic) Trang. Il faut 28 heures environ pour y arriver.» (6/05/91)


6 mai 1891

4Deville p.70: «Je sais qu'au point où est arrivée la microbiologie, tout grand pas en avant sera une affaire des plus pénibles, et que l'on aura beaucoup de mécomptes et de déceptions.»

Mollaret p.121: «Je sais qu'au point où est arrivée la microbiologie, tout grand pas en avant sera une affaire des plus pénibles et que l'on aura beaucoup de mécomptes et de déceptions.»

Lettre (original): «Je sais qu'au point où en est arrivé (sic) aujourd'hui la microbiologie, tout nouveau grand pas en avant sera une affaire des plus peinibles (sic) et que l'on aura beaucoup de mécomptes et de déceptions, [...].» (28/08/91)


28 août 1891

5Deville p.70: «Je vois que j'aboutirai fatalement à l'exploration scientifique. J'ai trop de goût pour cela, [...].»

Mollaret p.121: «Je vois que j'aboutirai fatalement à l'exploration scientifique; j'ai trop de goût pour cela

Lettre (original): «car je crois que j'aboutirai fatalement à l'exploration scientifique, j'ai trop de goût pour cela, [...].» (28/08/91)

6 Deville p.95: «En sorte, il résulte pour moi de cette affaire que j'y ai perdu un fusil et un revolver.»

Mollaret p.144: «En sorte, il résulte pour moi de cette affaire que j'y ai perdu un fusil et un revolver.»

Lettre (Brossollet): «En somme il résulte pour moi de cette affaire que j'y ai perdu un fusil et un revolver.» (7/07/93)

7 Deville p.155: «puis il y aura encore à monter le moteur fixe actionnant une pompe à eau du laboratoire, puis la réparation de mon ancienne Serpollet 5-CV, enfin celle de ma motocyclette et du moulin à eau, me voilà du coup ingénieur.»

Mollaret p.267: «puis il y aura encore à monter le moteur fixe actionnant une pompe à eau du laboratoire de Suoi Giao, puis la réparation de mon ancienne Serpollet 5 CV, enfin celle de ma motocyclette et du moulin à eau. Me voilà du coup ingénieur.»

Lettre (Brossollet): «puis il y aura encore à monter le moteur fixe actionnant une pompe à eau au laboratoire de Nhatrang, puis la réparation de mon ancienne 5 chevaux Serpollet, enfin celle de la motocyclette; [...] puis le moulin à vent, [...]. Me voilà du coup ingénieur!» (5/08/04)

Entre inspiration et emprunt

Tout ceci enrichira les discussions infinies sur ce qu’est un roman biographique et ce qu’il n’est pas. Où commence la fiction? Quelle est la frontière entre l’inspiration et l’emprunt? Entre l’emprunt et le copié-collé ? Faut-il écrire dans le marbre les règles qui s’imposent dans ces matières? Postuler que le savoir-vivre suffira?

Au chapitre des remerciements de Peste & Choléra Patrick Deville ne cite que des vivants. Est-ce dire que les morts n’y ont plus voix? Si tel devait être le cas son ouvrage conserverait ses qualités. Il perdrait toutefois un peu des ses charmes et beaucoup de son éclat.

Jean-Yves Nau

[1] Notre critique de l’ouvrage publiée par Slate.fr est accessible ici. (Retourner à l'article)

[2] La consultation de la correspondance d’Alexandre Yersin montre que l’état de conservation d’une fraction d’entre elle demanderait à ce que l’ensemble soit au plus vite numérisée. La question est ouverte de savoir qui pourrait financer une telle opération. (Retourner à l'article)

[3] Sources P. Deville, Peste & Choléra; H.Mollaret, Edition Belin; Lettres: Originaux ou tapuscrit de Jacqueline Brossollet. Retourner à l'article.

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