Monsieur le directeur,
D’habitude, quand on écrit à l’administration, on ne nomme pas son interlocuteur, pour la bonne raison qu’on ne le connaît pas. Et puis, surtout, je vais vous dire: on s’en fiche de son nom. Tartempion ou Duchmol, quelle importance? L’administration est une grande machine anonyme, et c’est à une machine qu’on s’adresse, pas à un homme.
Mais là, pour une fois, je vais vous appeler par votre nom, afin qu’on vous connaisse un peu. Finalement, c’est la moindre des politesses. Et puis vous le méritez.
Jusqu’à une date récente, vous étiez, monsieur Arnaud Moumaneix, directeur de la maison d’arrêt de Villefranche-sur-Saône. D’après ce que j’ai vu sur Internet, vous avez été récemment muté à Toulouse.
Mais c’est à l’ancien directeur de Villefranche que je veux m’adresser.
Vous comptiez parmi vos détenus un certain El Hadj Omar Top.
Oh, ce n’est pas un saint! C’est même, si j’en crois sa biographie édifiante, un voyou de la pire espèce. Un «individu particulièrement dangereux», comme dit la police. Un type de 33 ans, issu des banlieues, fiché au grand banditisme, qui a effectué de nombreux vols à main armée et des braquages sanglants, qui a tiré à la kalachnikov sur des policiers, qui s’est évadé de la prison de Moulins en faisant sauter les bâtiments et en prenant des innocents en otage…
Un pedigree et une enfance de caricature: fils d’un Sénégalais débarqué sans papiers dans les années 70 devenu très vite braqueur, et d’une Italienne dont la famille avait des accointances avec la mafia, ayant grandi dans la cité de La Noue, à Montreuil… Père exécuté de cinq balles de 11.43 par des rivaux, mère à la dérive, pas d’école: on se croirait dans un téléfilm comme il y en a à la pelle…
Il est manifestement violent, incontrôlable, peut-être retors. En prison, c’est un caïd. Le genre à vous casser la gueule sans état d’âme, pour un oui pour un non. Et un provocateur né : il insulte le personnel, au besoin se jette sur les gardiens, envoie des menaces de mort aux directeurs…Inquiétant; irrécupérable, devez-vous penser.
Croyez bien, donc, que je ne mésestime pas l’effroyable difficulté de votre tâche, l’accablement qui doit être le vôtre, parfois, devant le manque de moyens –surpopulation carcérale, locaux vétustes, pas assez de gardiens, pas assez d’activités pour les détenus, et les politiques qui s’en foutent—, comme devant les individus auxquels vous êtes parfois confronté: menteurs, tricheurs, tueurs, violeurs, sadiques…
Je ne me fais aucune illusion: s’il y a des innocents en prison (il y en a, on le sait bien), s’il y a de simples paumés, des accidentés, des hommes qui n’ont pas eu de chance et auraient pu tourner tout autrement, d’autres qui ont été trop sévèrement punis, d’autres encore qui veulent sincèrement rentrer dans le «droit chemin», s’il y a donc en prison des hommes, finalement, comme vous et moi, il y en a sûrement certains qui vous font désespérer de l’espèce humaine…
Croyez bien aussi que je n’ai nullement l’intention de prendre la défense d’El Hadj Omar Top, ni de refaire son procès. Je n’ai aucun élément qui me permettrait de le faire, et, les aurais-je, que je n’en aurais aucune envie: je ne suis ni avocat, ni juge.
Je n’ai nullement l’intention, non plus, de chercher à El Hadj Omar Top des circonstances atténuantes, genre enfance malheureuse, absence des parents, ghetto des quartiers, etc. Tous ceux qui ont eu une enfance difficile ne deviennent pas automatiquement des truands. Sinon, il faudrait ouvrir des centaines d’autres prisons…
Bon.
Croyez-vous cependant nécessaire, monsieur Moumaneix, de lui infliger le traitement qu’il a connu à Villefranche et ailleurs?
Croyez-vous nécessaire de laisser les surveillants lui aboyer dessus toute la journée? De le faire tabasser par des gardiens encagoulés? De le foutre au mitard pendant des semaines, en l’empêchant de dormir, sans voir personne? De dérégler sa montre pour qu’il n’ait plus aucun repère du temps? De le faire mettre à poil quatre fois par jour pour le fouiller, jambes écartées et couilles soulevées? De le passer à la douche glacée? De le laisser croupir dans ses vêtements dégueulasses?
Croyez-vous nécessaire de jeter un détenu nu dans une cellule où l’on sait qu’il va se faire violer par les autres détenus? Est-ce que vous vous êtes déjà imaginé en train de vous faire violer, monsieur Mamouneix?
En prison, Omar est tombé amoureux d’une femme qui l’avait aperçu au parloir. Elle s’appelle Clara. Elle lui a écrit. Elle est venue le voir. Ils se sont plus. Ils se sont mariés. Elle est tombée enceinte. C’était une chance de rédemption. Pas de liberté, non, bien sûr, mais de se réconcilier – un peu – avec le monde. Mais l’administration l’a privé de ses visites, et jeté au cachot, pour un délit qu’il nie.
Oh, je ne dis pas que tous les sévices qu’il a subis ont eu lieu dans votre prison. Mais il en a subi chez vous, comme ailleurs. Dans une maison d’arrêt, le directeur dispose d’une grande latitude pour fixer le régime auquel sont soumis les détenus. Dans les faits, il est quasiment maître à bord après Dieu —qui se manifeste rarement dans ce genre d’endroit…
El Hadj Omar Top est un habitué des QI, ces quartiers d’isolement où la barbarie est autorisée, ces mouroirs où l’on peut en arriver au suicide. En septembre 2011, dans votre prison, monsieur Moumaneix, un détenu s’est tranché le sexe…
A force, ce type est devenue une bête sauvage. C’est lui-même qui le dit, dans le livre qu’il vient d’écrire avec l’aide de son avocat et de son éditeur.
En le lisant, je me demandais parfois s’il n’exagérait pas, s’il n’affabulait pas. Je suis journaliste depuis plus de vingt ans: j’ai rencontré et j’ai recueilli le témoignage de ministres, de mineurs, d’intellectuels, de repris de justice, de PDG, de syndicalistes, d’étudiants, d’ouvriers, de jeunes, de vieux, de riches, de pauvres, de puissants, de misérables… Un peu partout, aux Philippines, au Mexique, aux Etats-Unis, au Vietnam, en Sibérie, au Pérou, au Sénégal, en Australie…A force, vous savez, on arrive à démêler le faux du vrai. Et j’ai une certitude: El Hadj Omar Top ne ment pas. Ce qu’il raconte, il l’a vécu. Il n’aurait pas pu tout inventer.
Et j’ai eu honte.
El Hadj Omar Top est loin d’être un imbécile: il a passé une licence de mathématiques en prison. Moi qui suis plutôt un littéraire, je ne suis pas sûr que j’aurais été capable de la décrocher.
Qu’est-ce que ça prouve? Pas grand chose, peut-être, si ce n’est qu’à un moment, il ne désespérait de refaire sa vie une fois qu’il aurait payé sa dette à la société. Il est un peu poète, aussi, avec un joli brin de plume. Il aime François Villon. Vous vous souvenez de Villon?
«Frères humains qui après nous vivez, n’ayez pas contre nous le cœur si endurci…».
Il en a pris pour vingt ans. Et ce n’est pas fini. Ce mois-ci s’ouvre un autre de ses procès où il va sans doute écoper d’une peine supplémentaire. D’après ce que j’ai compris, s’il sort de prison à 60 ans, il aura de la chance. S’il sort de prison… «Je n’ai aujourd’hui aucune chance de m’en sortir», estime-t-il.
Ça fait deux fois qu’El Hadj Omar Top écrit au ministre de la Justice pour demander à être euthanasié. Il dit: je suis déjà mort, mais je vis ma mort tous les jours. Avouez que c’est ne n’est pas très juste: normalement, le seul avantage de la mort, c’est qu’on ne s’en rend pas compte.
El Hadj Omar Top est en train de payer. Je ne sais pas si sa peine est disproportionnée par rapport à ce qu’il a fait, mais il paie. Pourquoi lui faire payer deux fois? A sa place, je serais comme lui: pour le rétablissement de la peine de mort. Ça fait moins mal que la façon dont il est traité dans vos prisons.
Rachida Dati, quand elle occupait la fonction, ne lui a pas répondu. Elle devait être à une réception. Je ne sais pas si Christiane Taubira, qui occupe aujourd’hui le même poste, lui a répondu.
Je ne vais pas vous faire la morale, monsieur Moumaneix. Qui suis-je pour vous donner des leçons? Je ne vais pas davantage vous dire que ce qui vous sépare de vos pires détenus, c’est que vous, contrairement à eux, vous n’êtes pas un monstre. Pas un détrousseur de vieilles dames. Pas un tueur de flics. Pas un violeur de petites filles. Vous êtes un homme. Et si vous êtes un homme, c’est que vous avez un peu d’humanité pour vos semblables. Quels qu’ils soient.
Simplement, je m’interroge: à quoi ça sert, finalement, de punir? Si ça sert juste à se venger, OK n’en parlons plus. Ou plutôt, si, parlons-en. Si vous faîtes de vos détenus des bêtes sauvages, à peine sortis ils recommenceront. En pire. Vous connaissez mieux que moi les statistiques, non? 52% des détenus français récidivent dans les cinq années qui suivent leur sortie de prison (ce n’est pas moi qui le dis, mais les «Cahiers de démographie pénitentiaire»)… Plus de la moitié: votre prison n’est pas seulement un endroit où l’on distribue tous les jours 420 plaquettes d’anxiolytiques et d’antidépresseurs pour 650 détenus (c’est l’infirmière qui le dit), c’est aussi une école du crime.
Alors, à quoi ça sert ce que vous faites ? En cassant Omar El Hadj Top, vous coûtez très cher à la société, monsieur Moumaneix. Très, très cher.
Je me pose une autre question à votre sujet: quand enfin vous allez vous coucher et que vous éteignez la lumière, qu’est-ce qui se passe dans votre tête? Peut-être rien. Peut-être qu’à peine franchi le seuil de la maison vous avez tiré le rideau, comme la plupart d’entre nous, et que vous vous endormez du sommeil du juste.
Mais peut-être aussi que certains soirs, dans le silence et le noir, vous entendez les cris d’El Hadj Omar Top, à 300 mètres de là? Et que vous vous dites: finalement, à quoi ça sert, tout ce que je fais ?
Peut-être, je ne sais pas…
Hervé Bentegeat
PS : Merci de faire suivre cette lettre à vos collègues de Fresnes, Fleury-Mérogis, Bois-d’Arcy, Lannemezan, Seysses-Toulouse, Villeneuve-lès-Maguelone, Clairvaux, et Moulins-Yzeure, qu’El Hadj Omar Top a eu le malheur de croiser.
«Condamné à vivre». Le cri du cœur d’un détenu qui préfèrerait la mort à la prison, par El Hadj Omar Top, avec Pierre Lumbroso et Christian Séranot, Flammarion.