Avant la crise, on estimait le nombre d'Albanais installés en Grèce à environ 900.000, mais celle-ci a changé la donne. Entre 2007 et 2012, 18 à 22% de ceux qui formaient la première communauté immigrée du pays seraient retournés en Albanie, ce qui signifie qu'autour de 180.000 personnes auraient fui la Grèce pour leur pays natal [1].
Kosta Barjaba, spécialiste des migrations et président de l’Université méditerranéenne de Tirana, prévenait avant l’été que le gros des troupes n’était pas encore arrivé: «La vague sera plus forte cet été, car les familles attendent la fin de l'année scolaire pour ne pas perturber davantage les enfants.» Ainsi, lors du week end du 14 juillet, 5.615 Albanais ont décidé de passer la frontière.
L'Albanie, comme d'autres pays, subit les dommages collatéraux de la crise grecque. Car le problème n’est pas le départ des immigrés, qui pourrait soulager une Grèce en crise, mais le fait qu'avec ses 3 millions d’habitants, son voisin est loin d’être prêt à accueillir cette population revenant après des années de présence en Grèce.
La Grèce n’est plus l’eldorado albanais
«Nous aimons la Grèce. Au moins là-bas, il y a des règles, nous avons des droits. Ici, il n’y a rien pour nous», raconte une famille albanaise revenue dans son pays natal. Le père, la mère et leur fille unique, âgée de 27 ans, ne veulent pas donner leurs noms car ils ne font «pas confiance aux journalistes» mais aussi parce qu’ils ont peur, ici, en Albanie, un pays qu’ils ne connaissent plus.
Cela faisait dix-huit ans qu’ils habitaient en Grèce, et les voilà forcés d'y retourner. Ils habitent à Tirana depuis maintenant six mois, mais se sentent toujours davantage grecs qu’albanais, parlant de leur pays d’expatriation comme d’un monde où tout leur était possible. Revenir en Albanie, c’est l’échec. Pouvoir repartir un jour en Grèce, ce sera la réussite.
La famille s’était installée à Thessalonique, une région privilégiée par les immigrés pour sa proximité avec la frontière albano-grecque. Le père avait réussi à ouvrir une boulangerie en plus de son travail de peintre en bâtiment. Mais comme pour un bon nombre de Grecs, ses affaires ont fini par souffrir du climat économique, jusqu’à la fermeture de la boutique l’année dernière. La situation s’est ensuite envenimée quand il a perdu son job de peintre. «C’est la première fois que je reste sans travail pendant aussi longtemps», se désole-t-il.
La Grèce avait, la première, ouverte ses portes aux Albanais après la chute du communisme en 1991. Des centaines de milliers d’immigrés s’étaient rués en dehors de l’Albanie après 40 années de dictature. Sur place, ils occupaient les métiers les plus précaires. «Les Albanais travaillent surtout dans le bâtiment, dans l’agriculture et dans les travaux saisonniers. Les femmes, elles, s’occupent des enfants dans les familles grecques», explique Alba Çela, sociologue à l'Institut albanais des relations internationales (IARI).
Pour elle, «les crises frappent toujours en premier la population imigrée». L’augmentation du chômage ne touche pas les Grecs aussi fortement qu’elle touche ses immigrés. Selon l’Autorité des statistiques grecques, en 2012, le chômage des personnes de nationalité étrangères s’élève à 30,5 % contre 21,8% pour les Grecs.
Les premiers secteurs touchés par la crise sont les petites entreprises familiales, la construction et les industries textiles. Selon l’économiste grec Yannis Sofianopoulos, ces secteurs emploient un grand nombre d’immigrés albanais. «Dans le même temps, la classe moyenne a vu ses revenus se réduire en raison d’une politique d'austérité de longue durée, explique-t-il, et donc a réduit ses dépenses domestiques utilisés pour employer, par exemple, une femme de ménage, un métier généralement occupé par les Albanaises.»
La politique d’austérité grecque touche aussi les budgets des Albanais qui, très vite, commencent à puiser dans leur épargne pour vivre. Jusqu’au moment où, sans travail ni perspective, la seule solution semble de partir.
Étrangers dans leur propre pays
«Ma famille et moi, nous survivons», explique d’un ton grave la fille unique de cette famille albanaise. Dès son arrivée à Tirana, la famille s’est regroupée avec les frères et sœurs du père. Ce dernier a alors décidé d’ouvrir une boutique dans la banlieue de la capitale, là où les émigrés de la Grèce, de l’Italie et de la campagne albanaise se concentrent.
Alba Çela confirme la tendance des Albanais à se reconvertir de la même manière: «En général, ils reviennent et ouvrent une petite entreprise ou alors, ils vont travailler dans les magasins et dans les fast-food.» Pour cette famille albanaise, le choix a été vite fait: ce sera un magasin de glaces. Premièrement, parce que cela demande peu d’investissements financiers et, deuxièmement, parce que ce type de commerce marche plutôt bien en Albanie, où le thermomètre reste à 40°C tout au long de l’été.
Pourtant, même avec cette nouvelle activité, la famille garde de mauvais souvenirs de son retour en Albanie. Lors du passage à la douane, elle a dû attendre 48 heures sous la pluie, sans nourriture, pour que les trois douaniers albanais vérifient leurs papiers d’identité.
En plus de cette longue attente, la douane n’a pas hésité à confisquer le passeport de la fille, sans aucune raison. Il lui a seulement été signifié de venir chercher ses papiers d’identité plus tard, avec un millier de Lek (la monnaie locale) en poche. «Je ne sais pas pourquoi ils m’ont pris mon passeport, tout était en règle. De toute façon, je n’ai pas le choix, je dois payer», déplore la jeune femme. Cet épisode n’est qu’un cas de corruption parmi d’autres. Une manière très albanaise de souhaiter un «bon retour» aux compatriotes.
L’Etat albanais n'a rien mis en place
Les nouveaux émigrés ne s’attendent pas à vivre la dolce vita en Albanie. «Nous n’avons qu’aucune aide de l'État, raconte le père de famille. On n'attend rien de personne»... sauf de la part de la Grèce qui, chaque mois, lui verse une allocation de chômage pour une durée d’un an.
La famille compte également sur l’aide des oncles et tantes pour faire face à sa nouvelle situation. Pourtant, l’État avait promis de mettre en place un service «d’orientation» pour ses émigrés, aux frontières et à l’aéroport.
Quant à la fille, elle n’a toujours pas trouvé d’emploi. Elle espère utiliser ces compétences d’infirmière acquises en Grèce dans un hôpital de Tirana. Mais elle arrive sur un marché de l’emploi déjà saturé. Selon l’Institut de statistique albanais, le taux de chômage était de 13,3% en 2011, même si ce chiffre est souvent discuté car il n’inclut pas les jeunes adultes travaillant avec leurs parents dans le secteur primaire.
En plus de nourrir le taux de chômage, ces nouveaux arrivants ont cessé d’envoyer l’argent qu’ils gagnaient en Grèce sur leur compte en banque albanais. En 2007, les immigrés envoyaient près d’un milliard de dollars (815 millions d’euro) selon Kosta Barjaba. Puis, ce montant a diminué avec la crise: en 2011, les Albanais ont rapporté 650 millions de dollars (530 millions d’euros) ce qui représente encore plus de 5% du PIB du pays. Une perte importante pour l’économie albanaise. Pour Kosta Barjaba, ce retour «est un point très négatif pour l’Albanie».
Si le pays des Aigles ne réagit pas assez vite et ne prend pas les mesures nécessaires pour absorber cette nouvelle population, la crise grecque commencera à toucher son voisin au coeur de son économie. Mais le gouvernement albanais ne semble pas s’en inquiéter. «Durant toute notre vie, c’était comme ça, pour nous, les Albanais. L’État ne s’est jamais occupé de nous», conclut le père de famille.
Nastasia Peteuil
[1] Données calculées par Kosta Barjaba pour l'Institute for Social Policies Innovation à Tirana. Revenir à l'article