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«Argo», en vrai, raconté par Mark Lijek, l'un des Américains bloqués en Iran

Temps de lecture : 8 min

Le film de Ben Affleck raconte le sauvetage par la CIA d’Américains bloqués en Iran lors de la révolution de 1979. Mark Lijek était l’un d’eux.

Au premier plan, Christopher Denham, qui joue le rôle de Mark Lijek dans «Argo» © Warner Bros. GmbH
Au premier plan, Christopher Denham, qui joue le rôle de Mark Lijek dans «Argo» © Warner Bros. GmbH

Argo, le nouveau film de Ben Affleck sur le sauvetage de six Américains coincés en Iran, est un fantastique film à suspense, même quand on connaît la fin.

Je suis sorti du cinéma en sueur –exactement comme lorsque je suis descendu de la navette de l’aéroport pour monter à bord de l’avion de la Swissair qui allait me faire quitter Téhéran en janvier 1980.

Je suis l’un des six Américains sauvés par Tony Mendez, l'agent de la CIA joué par Affleck. La version des événements telle que la présente Affleck n’est pas seulement un récit bien ficelé, c’est aussi une histoire utile à raconter, un mécanisme nécessaire et divertissant pour instruire une génération plus jeune sur les origines de nos relations tendues avec l’Iran.

Mais pour moi, Argo est aussi un aperçu d’un univers cauchemardesque alternatif à la situation que j’ai vécue. Aurais-je pu survivre trois mois dans les conditions de stress montrées dans le film? Aurais-je gardé mon sang-froid si les paramilitaires iraniens avaient mis mon identité en doute?

Heureusement, je n’ai jamais eu besoin de connaître les réponses à ces questions. Nos hôtes canadiens nous accueillirent confortablement, réussirent à nous faire garder le moral, et le projet ourdi par Mendez fonctionna encore mieux que ce que suggère le film Argo.

Comme vous le savez peut-être à présent, Mendez inventa de toutes pièces une fausse production de film et imagina de nous faire passer pour une équipe de tournage partie en repérage en Iran. Cette idée peut sembler folle aujourd’hui, mais nous l’avons aimée tout de suite, je m’en souviens, et pour trois raisons.

D’abord, et c’était ce qui comptait le plus, nous étions convaincus par l’idée que des gens de Hollywood seraient assez sûrs d’eux pour penser qu’ils pouvaient débarquer au beau milieu d’une révolution et tourner un film comme si de rien n’était. Ensuite, nos arrières étaient assurés: il y aurait quelqu’un pour répondre au numéro de téléphone de ma fausse carte de visite, et nous avions un script, des story-boards et tout l’attirail. Enfin, ce plan nous permettait à tous les six de voyager en groupe, et de nous soutenir les uns les autres.

L’idée nous a séduits au point que nous l’avons préférée à deux autres scénarios que Tony nous avait aussi proposés. Dans l’un d’eux, nous étions des hommes et femmes d’affaires, engagés dans une mission en rapport avec le pétrole, si je me souviens bien. Dans l’autre, je crois que nous étions supposés être des enseignants cherchant à se placer dans une école internationale. Mais ces deux options ressemblaient plus à des pis-aller, et Tony n’a pas tellement insisté pour nous les vendre. Il était clair que toute l’organisation et l’énergie étaient concentrées sur l’option Hollywood. Et ils avaient bien raison: si le film montre une foule de complications spectaculaires et de retournements de dernière minute, en réalité tout s’est passé comme sur des roulettes.

Il manque un personnage

Cela ne veut pas dire que notre situation n’a pas pris une tournure dramatique –juste que le plus impressionnant a eu lieu avant l’arrivée de Mendez. Affleck raconte sa version, en se plaçant du point de vue de Tony –ce qui me semble cohérent: un héroïque agent de la CIA est un protagoniste plus naturellement hollywoodien que des gens coincés dans une maison avec leurs hôtes courageux. En outre, on ne peut pas placer dans un thriller traditionnel tous les gens qui jouent un rôle parfois minime mais néanmoins essentiel dans des situations comme la nôtre.

Pourtant, il vaut la peine de consacrer un instant de réflexion à ces autres héros qui nous ont abrités tous les six pendant des mois à leurs risques et périls –et dont l’un d’entre eux, qui a joué un rôle crucial dans notre survie, n’apparaît à aucun moment dans le film.

Le 4 novembre 1979, quand l’ambassade américaine a été envahie, nous ne sommes pas tranquillement allés droit chez l’ambassadeur du Canada. Pendant que les attaquants s’emparaient du bâtiment principal, on nous a dit de nous rendre à pied au complexe de l’ambassade du Royaume-Uni, à 20 minutes de là. Nous n’y sommes jamais arrivés, parce qu’une manifestation bloquait le passage. Le responsable des services de l’Immigration, Bob Anders (interprété par Tate Donovan dans Argo) a suggéré d’aller dans son appartement, qui n’était pas très loin, à la place. Mon épouse Cora ainsi que Joe et Kathy Stafford, deux autres employés de l’ambassade, l’ont suivi (le sixième membre de notre groupe, Lee Schatz, nous rejoignit une semaine plus tard, après s’être caché avec les Suédois).

Pendant la semaine qui a suivi, nous avons changé cinq fois d’endroit. Nous avons passé une nuit dans le complexe résidentiel britannique. L’ambassade britannique fut elle aussi capturée, très brièvement, et le complexe résidentiel faillit être attaqué.

Les deux gouvernements s’accordèrent donc à dire qu’il nous fallait partir. Le responsable de mission adjoint en Iran, Vic Tomseth, qui parlait couramment le thaï avec son cuisinier et employé de maison à mi-temps, surnommé Sam, organisa un transfert de la résidence britannique jusqu’à la maison d’un autre employeur de Sam qui était retenu en otage.

A ce stade, nous avions perdu toute confiance envers le ministère iranien des Affaires étrangères –il n’y avait alors plus l’ombre d’un gouvernement structuré en Iran, et nous craignions qu’un quelconque employé du ministère ne tente de gagner de l’avancement en nous livrant à ceux qui avaient capturé l’ambassade. Le fait de pouvoir organiser ce transfert en thaï nous permit d’espérer que nos plans resteraient secrets.

Même ainsi, nous savions que le ministère des Affaires étrangères et notre ambassade avaient l’adresse des maisons louées par les employés américains. Tôt ou tard, quelqu’un vérifierait ces informations et viendrait y jeter un œil –nous ne pouvions pas séjourner longtemps dans ce nouveau refuge. Et quelques jours plus tard, Sam eut une violente altercation avec l’employée de maison, thaïlandaise également.

«Amène-les tous»

Elle s’inquiétait à l’idée de ce que dirait son patron s’il apprenait que des étrangers s’étaient installés chez lui; après cette dispute, elle partit en claquant la porte. Sam nous raconta qu’elle ne comprenait pas la situation des otages, et qu’il avait décidé que la lui expliquer ne ferait qu’aggraver les choses. D’après lui, elle était assez en colère pour nous dénoncer au comité révolutionnaire, ou komiteh, local. Il suggéra que nous nous installions dans une maison voisine, dont l’occupant était aussi l’un de ses employeurs. Il avait la clé. Nous y sommes allés.

Cette maison se dressait dans un angle, bordée de deux côtés par le trottoir. L’escalier menant aux chambres longeait une verrière. La cuisine donnait sur la rue de devant. Mais surtout, la maison était vide depuis la révolution et était notoirement une propriété américaine. Si elle devenait soudain habitée, le komiteh ne manquerait pas de s’en rendre compte.

C’est à ce moment-là que nous avons discuté d’un appel lancé par Bob Anders quelques jours auparavant. Au début de cette épreuve, Bob avait téléphoné à deux amis. L’un deux, un Australien, voulait nous aider mais vivait dans un tout petit appartement. L’autre était l’homologue canadien de Bob, John Sheardown.

Quand Bob l’a contacté, John s’est immédiatement exclamé: «Mais pourquoi n’as-tu pas appelé avant?» Bob lui a expliqué que nous étions cinq. John a insisté: «Amène-les tous.» Après notre expérience avec les Britanniques, nous avions quelques réserves à l’endroit des ambassades étrangères, et nous ne voulions nous imposer à personne. Alors, pendant des jours, nous avions renâclé à accepter l’offre de John. Mais cette nouvelle maison que Sam proposait était l’assurance de nous faire capturer. Bob appela John. John contacta les Britanniques. Ils vinrent nous chercher le 10 novembre.

Dire adieu à Sam fut difficile. Il avait fait tout ce qu’il pouvait pour nous. Mais il nous fallait rompre tout lien nous rattachant à ce qui avait été la communauté américaine, et nous ne lui avons pas dit où nous allions. Bob, le seul de notre groupe à avoir de l’argent, en a proposé à Sam. Il a refusé. Quatre jours après notre départ, les révolutionnaires faisaient une descente chez lui.

Quand nous sommes arrivés chez John, il arrosait le trottoir –pratique assez répandue vu le problème de poussière à Téhéran, mais dans ce cas précis c’était pour avoir une excuse pour laisser la porte du garage ouverte afin que les Britanniques puissent nous déposer sans trop attirer l’attention.

John nous a emmenés à l’étage où il nous a présenté un jeune homme appelé Taylor, qui me sembla être son assistant. Taylor prenait un verre avec Zena, la femme de John. Nous nous sommes présentés, et j’ai demandé à John si son ambassadeur était au courant de notre situation. C’est là que j’ai compris avec embarras que Taylor était l’ambassadeur. Le Premier ministre, Joe Clark, avait personnellement approuvé la proposition d’asile, nous confia Taylor, et il avait déclaré que ce serait jusqu’au bout. Les Canadiens s’engageaient à nous garder jusqu’à la fin de la crise ou jusqu’à ce qu’ils parviennent à nous faire sortir. Pour la première fois depuis la capture de notre ambassade, je me pris à croire que nous allions sortir d’Iran.

Prêts à fuir

Nos conditions de vie étaient confortables. Les Stafford s’installèrent dans la résidence des Taylor. Les trois autres, dont moi, restèrent chez les Sheardown. John devint notre père de substitution et Zena notre tampon contre le monde extérieur, répondant à la porte et au téléphone et gérant le jardinier –lié au komiteh. Le propriétaire essayait de vendre la maison, elle devait donc donner le change et gérer les visites d’acheteurs potentiels. Il nous fallait être invisibles; elle nous aida à le rester.

Quand Tony Mendez arriva le 26 janvier 1980, nous étions prêts à fuir. La crise des otages n’était toujours pas près d’aboutir. Début janvier, nous avions demandé à Taylor d’informer Washington que nous voulions partir. Chaque jour supplémentaire passé en Iran augmentait le risque de capture. En outre, notre présence devenait un obstacle à une possible négociation en vue de relâcher les otages –parce que s’il y avait eu une avancée dans les tractations, les Etats-Unis auraient dû reconnaître notre existence et demander qu’on nous laisse partir aussi. Ce qui aurait posé un problème aux Iraniens, qui auraient sans nul doute voulu interroger tous les otages avant de les relâcher. Il n’y avait pas de place pour nous dans ce scénario. Comment les Iraniens auraient-ils pu nous laisser filer et sauver la face?

Nous n’en sommes jamais arrivés là –et c’est probablement grâce à John Sheardown. Sans son accueil enthousiaste, nous aurions peut-être tenté de survivre seuls quelques jours. Nous n’y serions pas parvenus.

Voilà pourquoi il fut dur, lors de cette première huppée à Los Angeles l’autre jour, de ne pas voir John dans le film. Je comprends bien sûr pourquoi il ne pouvait pas y être. Argo comporte déjà plus de personnages qu’un thriller ordinaire, et y ajouter les Sheardown n’aurait pas contribué à augmenter le suspense. Assis dans le Samuel Goldwyn Theater, plongé dans l’excitation du film, il ne m’a pas davantage manqué qu’à un spectateur qui n’aurait pas connu la vraie histoire. Des hommages lui ont été rendus ailleurs, dans des livres que j'ai écrits, par Tony Mendez et par l'historien Robert Wright aussi. Et il les mérite.

Le plus grand choc du film? La voix off de Jimmy Carter à la fin. Dans un commentaire de ces événements que je n’avais encore jamais entendu, Carter explique que nos chances de réussite étaient de 50%. 50?! Je les croyais bien supérieures. Cela m’a de nouveau ébranlé. Est-ce qu’on aurait suivi Tony en sachant ça ?

Je ne le saurai jamais.

Mark Lijek

Traduit par Bérengère Viennot

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