Briqué à neuf par sa restauration numérique 4K, entouré des honneurs d’une grande expo à la Cinémathèque française, soutenu par un effort promotionnel exceptionnel pour un «film du patrimoine» (honni soit qui dira «vieux film») par la société Pathé, plus habituée des Ch’tis et d’Astérix, revoilà Les Enfants du paradis.
Le film réalisé par Marcel Carné en 1945 n’avait pas disparu, loin s’en faut. Labellisé fleuron du classicisme à la française, il n’a au contraire cessé d’être montré et encensé. La vaste opération aujourd’hui en cours avec les sorties salles et DVD, la parution d’ouvrages et la manifestation à la Cinémathèque, qui célèbre aussi le rapatriement des archives Carné après un long exil aux Etats-Unis, vise un double objectif.
Il s’agit de hisser le film sur un nouveau socle, d’en faire l’irréfutable archétype d’une excellence artistique, une sorte de référence dominante, quelque chose comme l’équivalent cinématographique des Misérables ou de la Joconde. Et il s’agit en même temps d’en faire l’exemple princeps de la vaste stratégie de restauration des films d’un patrimoine qui comprend d’ailleurs des films très récents.
Passion restauratrice
La quatrième édition d’une manifestation entièrement dédiée à cette idée, le Festival Lumière, vient de se tenir à Lyon du 15 au 21 octobre, avec un impressionnant succès public. Le CNC a mis en place une importante stratégie de restaurations-numérisations, puisqu’il semble que les deux opérations soient obligatoirement liées, ce qui mériterait débat –le 4K des Enfants du paradis est une norme numérique de haute qualité.
Cette passion restauratrice, relayée par de nombreux festivals dans le monde, a son prophète mondial, Martin Scorsese, fondateur de la World Cinema Foundation, très active surtout pour les films des cinématographies en difficultés. Elle a sa Mecque et son grand officiant, le laboratoire l’Immagine Ritrovata de Bologne et son directeur Gianluca Farinelli, qui organise aussi le festival Cinema ritrovato, le plus connu sinon le plus ancien.
Elle a son réseau de temples, les cinémathèques du monde entier, répercutant beaucoup mieux qu’autrefois les efforts des uns et des autres. Doctes chercheurs et cinéphiles érudits y contribuent, dans un environnement dont le dynamisme s’explique par le nouvel épanouissement d’un marché du film du patrimoine auquel les grands détenteurs de catalogues portent de plus en plus intérêt.
Et le film, dans tout ça? Revoir, sur grand écran, Les Enfants du paradis remis à neuf et éclairé de nouveaux feux souligne ses qualités comme ses limites. Les qualités sont essentiellement d’écriture, et dans le vieux débat pour décider si le principal auteur du film serait Marcel Carné ou Jacques Prévert, la balance penche nettement en faveur du second, comme scénariste et comme dialoguiste.
Moins du côté du cinéma que du théâtre
Au brio des répliques répond surtout l’évidente jubilation des interprètes, dans des styles qui, malgré tout ce qui distingue le jeu d’Arletty, de Jean-Louis Barrault, de Pierre Brasseur, de Marcel Herrand ou de Pierre Renoir, trouverait plutôt une nouvelle saveur dans la distance qui n’a cessé de croître avec ces dictions, ces gestuelles, ces mimiques d’une autre époque –pas les années 1830-1840 durant lesquelles se situe l’histoire, mais les 1930-1940 d’un certain état du cinéma français.
Son charme nait d’être aussi loin de toute prétention à un vérisme qui ne fut jamais l’affaire de Prévert –Carné, c’est autre chose, lui dont nombre des plus beaux films, de Nogent, ldorado du dimanche à Quai des brumes et au Jour se lève, aura au contraire eu maille à partir avec le réalisme–, mais il faudrait faire un sort à la réussite d’un alliage écriture-réalisation du couple Carné-Prévert que représente le très non-réaliste Les Visiteurs du soir, alliage pratiquement inexistant dans Les Enfants du Paradis.
Succession de tableaux qui sont autant de morceaux de bravoure, toujours éclairés plein pot et ne montrant qu’une seule chose, une seule idée, un seul sentiment à la fois, et à chaque fois autant que possible à la fois énoncé et montré, succession d’aplats qu’aucun rythme, aucune obscurité, aucune ambiguïté ne vient jamais faire trembler, Les Enfants du Paradis se situe bien moins du côté de ce cinéma dont on veut en faire un sommet que du théâtre qui est après tout son sujet.
Mais plus encore, jusque dans les scènes de foule du Boulevard du crime, dans le registre des téléfilms de luxe, dont il serait à la fois un précurseur particulièrement bien construit et brillamment joué, et le modèle secret pour les productions télé de prestige d’aujourd’hui. En quoi le film de 1944 dirait une vérité à la fois évidente et mal vue, celle de la continuité profonde entre un certain classicisme français en voie d’académisation et les fictions télé telles qu’elles se produisent en quantité désormais, en continuant d’ailleurs souvent à essayer de se faire passer pour des films sous prétexte qu’on les sort sur grand écran.
Jean-Michel Frodon