Dans un livre à paraître cette semaine, Les nouveaux barbouzes. Enquête sur la privatisation de l’espionnage, le journaliste Emmanuel Fansten raconte comment la privatisation de l’espionnage a ouvert le champ à un gigantesque marché, au carrefour des affaires et de la politique. Ses principaux acteurs sont d’anciens policiers, gendarmes, militaires ou retraités des services secrets. Moyennant de plus gros salaires, tous se sont reconvertis dans le privé, embauchés par des entreprises cotées au CAC 40, des cabinets d’intelligence économique ou des officines aux contours plus flous. Leurs missions? Obtenir des informations sur une entreprise, déstabiliser un concurrent politique ou passer au crible la vie d’un individu. Au risque de basculer dans l’illégalité. Un système dont les ramifications remontent parfois jusqu’au sommet de l’Etat.
Extraits.
1. L’affaire Renault
Ce matin-là, tout est parfaitement calme au siège de Renault, à Boulogne-Billancourt. Comme la plupart de ses collègues, Matthieu Tenenbaum rejoint tranquillement son bureau après quelques jours de vacances.
Nous sommes le 3 janvier 2011 et personne n’imagine alors que le groupe s’apprête à traverser une crise sans précédent. Encore moins Tenenbaum. Embauché dix ans plus tôt, ce jeune ingénieur de trente-trois ans est considéré par ses supérieurs comme un employé modèle, un pur produit de chez Renault. Depuis 2007, il est d’ailleurs chargé de développer le projet phare du constructeur automobile: la voiture électrique. Le lendemain, c’est lui qui doit faire visiter le Technocentre au ministre de l’Industrie, Eric Besson. Un événement important dont il faut encore régler les derniers détails techniques. Mais auparavant, Tenenbaum a été convoqué par Christian Husson, le directeur juridique du groupe.
«Salut Matthieu, installe-toi, lui lance ce dernier en l’accueillant dans son bureau. A cette époque de l’année, on se souhaite les vœux !»
Sans même lui laisser le temps de répondre, le directeur juridique enchaîne aussitôt:
— Pour être tout à fait direct avec toi, nous savons que tu as commis des actes graves, contraires à la déontologie chez Renault, et constitutifs d'infractions pénales. Pour être tout à fait transparent avec toi, à l'heure qu'il est, tes comparses sont entendus dans des bureaux voisins et il leur est reproché les mêmes choses. Soit tu me la joues...
— Je ne vois pas du tout de quoi tu veux parler, l’interrompt Tenenbaum, sidéré.
— Soit tu me la joues «Commissaire Moulin et le suspect qui nie tout», reprend Husson, soit tu atterris dans plus de discernement. Les actes en question: nous savons qu'il s'agit de corruption. Nous savons que ça concerne des intérêts étrangers concurrents, et probablement en bande organisée. Et donc, c'est très grave.
Calé au fond de son siège, Mathieu Tennenbaum parvient à peine à bredouiller quelques mots, sonné par la gravité des accusations. Au même moment, deux de ses collègues, Michel Balthazar et Bertrand Rochette, subissent le même sort dans des lieux séparés.
Leur audition a été minutieusement préparée par les hommes du service de sécurité de Renault. Deux bureaux sont équipés de discrets dictaphones et le troisième a été entièrement sonorisé.
Posté dans une pièce voisine, un homme écoute en direct toutes les conversations. Ancien ponte de la DGSE, les services extérieurs français, Rémi Pagnie est l’homme de confiance de Carlos Ghosn. C’est lui qui a piloté l’enquête sur les cadres soupçonnés de malversations suite à une lettre anonyme reçue l’été précédent. Ses conclusions sont formelles: Mathieu Tenenbaum, Michel Balthazard et Bertrand Rochette sont impliqués dans une vaste affaire d’espionnage industriel. Les preuves convergent, aucun doute possible. Dans le bureau de Christian Husson, où Tenenbaum continue tant bien que mal à essayer de se défendre, l’entretien tourne à la mise à mort.
— Tu as joué et tu as perdu, poursuit le directeur juridique.
— Mais de quoi tu parles? Tu ne te rends pas compte!
— Donc, je te remets ta lettre en main propre de mise à pied conservatoire.
— Mais ça ne va pas!
— Si, si, ça va.
— Vous êtes malade!
— N'ajoute pas l'injure, s'il te plaît! Les faits sont suffisamment graves.
Quelques minutes plus tard, Matthieu Tenenbaum est prié de rassembler ses affaires en silence et de quitter les lieux sur le champ devant ses collègues médusés. (…)
Affaire d’Etat?
Officiellement, les services secrets français vont découvrir toute l’affaire dans la presse. Aussitôt saisie par l’Elysée, la DCRI reçoit dès le lendemain plusieurs responsables de Renault pour faire enfin le point sur la situation.
Vexés d’avoir été mise sur la touche, les policiers du contre-espionnage ne cachent pas leur agacement. La première note du service se contente d’ailleurs de reprendre les renseignements glanés par le service de sécurité de Renault. Des informations explosives. Ce document, classé confidentiel-défense, révèle notamment qu’une société chinoise, la China Power Grid Corporation, aurait versé plus de 600.000 euros aux cadres suspects via des comptes en Suisse et au Lichtenstein. En à peine une semaine, l’affaire Renault est devenue une affaire d’Etat.
A ce stade, pourtant, certains commencent déjà à s’interroger. A part les principaux intéressés, absolument personne ne sait comment les limiers de Renault ont mené leur enquête.
Principale cible des critiques: le fameux service de sécurité du constructeur automobile. Aux côtés de son patron, Rémi Pagnie, deux hommes ont joué un rôle clef dans cette affaire. Marc Tixador, d’abord, ancien policier de la Brigade financière de Versailles recruté par Renault en 2001. Et surtout Dominique Gevrey, un ancien de la DPSD, les services de renseignements militaires où il fût notamment chargé du suivi des mercenaires et des affaires de trafic d’armes. De quoi expliquer une partie de sa réputation sulfureuse.
Des «amis juifs»
Quelques mois avant son recrutement chez Renault, en 2004, l’officier aurait été épinglé par la DST pour avoir vendu des documents confidentiels à des opposants africains. «Un tissu de mensonges», jure son avocat. Mais une fois embauché par le groupe automobile, Gevrey se vantera également d’avoir participé à des opérations clandestines pour la DGSE.
Espion un peu trop bavard ou barbouze mythomane? Dominique Gevrey est en tout cas devenu une pièce maîtresse du service de sécurité de Renault. C’est lui qui a récupéré toutes les informations bancaires supposées mettre en cause les trois cadres. Des informations obtenues grâce à une mystérieuse «source» en Belgique (…)
Pour confondre Matthieu Tenenbaum, les hommes du service de sécurité n’hésiteront pas non plus à fouiller illégalement son ordinateur. Tous ses mails depuis huit ans sont passés au peigne fin. Absolument rien, pourtant, ne permet d’étayer les accusations portées contre Tennenbaum. Pas l’ombre d’un indice. Ah si. Un détail va étrangement retenir l’attention des limiers de Renault: le jeune ingénieur possède de nombreux amis juifs. «Peut-être une nouvelle piste à exploiter», se disent-ils...
2. Tricoche à la PJ
Dans le jargon, on appelle ça la «tricoche»: obtenir des informations tirées des fichiers protégés pour s’en servir dans le privé. Relevés de comptes bancaires, factures téléphoniques détaillées, antécédents judiciaires ou numéros de plaques d’immatriculation, toutes ces données confidentielles ont une valeur marchande sur le marché noir du renseignement.
Avoir accès à un casier judiciaire, identifier le propriétaire d’un véhicule ou connaître son train de vie peut s’avérer très utile. Des informations revendues à des enquêteurs privés peu scrupuleux, mais aussi à certains cabinets d’intelligence économique chargés de se renseigner sur une entreprise ou un grand patron pour le compte de leurs clients. Un business presque ordinaire. Avec ses tarifs, ses circuits opaques et ses revendeurs à la petite semaine. (...)
A 48 ans, Patrick Moigne a le profil type du «grand flic». Après avoir effectué une partie de sa carrière aux Stups, il a été promu commissaire divisionnaire à la sous-direction des affaires économiques et financières, considérée comme un des services plus sensibles de la PJ. C’est ici que sont traités les principaux dossiers politico-financiers. Ici, aussi, que se sont croisés Jacques Leroy et Patrick Moigne au début des années 1990.
Alors que le premier a fini par fonder un petit cabinet d’investigation privée, le second est resté fidèle à la maison. En 2008, Moigne dirige la Brigade des fraudes aux moyens de paiement (BFMP), où une équipe de soixante personnes travaille sous ses ordres. Mais depuis plusieurs mois, le cœur n’y est plus. Le commissaire s’ennuie et a déjà demandé plusieurs fois son changement d’affectation. Certains s’agacent de le voir noyer un peu trop souvent sa lassitude dans l’alcool. Ou de l’entendre critiquer haut et fort la politique de Nicolas Sarkozy, alors à l’Elysée. Comme beaucoup d’autres avant lui, le grand flic est devenu friable.
C’est précisément à cette période qu’il va commencer à revendre des informations protégées. Fichiers Stic pour commencer, puis comptes bancaires et cartes grises, Patrick Moigne échafaude au fil de ses magouilles un véritable système, alignant ses tarifs sur ceux en vigueur dans le milieu: entre 30 et 60 euros le Stic, 100 euros le point de permis, 1.000 euros les fichiers bancaires.
A l’occasion, le commissaire accepte aussi de se faire payer en alcool. Un de ses amis, cadre chez Pernod Ricard, lui offrira une trentaine de bouteilles de whisky en échange de PV annulés. Un système parfaitement huilé dont Jacques Leroy va également profiter. A soixante reprises au moins, son ancien collègue lui vendra des informations confidentielles tirées des fichiers de l’Etat. Y compris pour le compte d’Atlantic Intelligence, alors considéré comme un des plus prestigieux cabinets français d’intelligence économique. (...)
«Pétrole contre nourriture»
Toujours prêt à monnayer ses services, Moigne ne se contente pas de piocher dans les fichiers de la PJ ou de maquiller des réquisitions bancaires. Il commence également à refourguer des informations sur des instructions en cours.
Tous les vendredis soir, une réunion se tient dans le bureau du sous-directeur des affaires économiques et financières. Une heure au cours de laquelle chaque chef de service fait un rapide débriefing de la semaine écoulée avant d’évoquer le planning des jours à venir. S’échangent alors des informations souvent sensibles, concernant aussi bien des perquisitions que des futures mises en examen.
En tant que patron de la BFMP, Patrick Moigne est aux premières loges. Or à l’époque, une affaire particulièrement délicate agite le pôle financier. La première entreprise française, Total, est soupçonnée d’avoir participé à un vaste système de corruption en marge de l’affaire «Pétrole contre nourriture». Plusieurs personnalités politiques et des diplomates de haut rang sont impliqués dans ce dossier suivi de très près par le Parquet.
Pour Total, déjà embourbé dans le scandale de l’Erika, cette nouvelle crise tombe au plus mal. Par chance, le groupe pétrolier fait partie des clients historiques d’Atlantic Intelligence. Et grâce au tandem Leroy-Moigne, le prestigieux cabinet d’intelligence économique dispose d’un accès direct aux informations de la PJ. (...)
En France, l’enquête menée par l’ex-juge d’instruction Philippe Courroye débouchera sur la mise en examen du PDG de Total, Christophe de Margerie. Plusieurs personnalités politiques de premier plan sont également soupçonnées d’avoir bénéficié des largesses du régime baasiste.
Début 2006, les perquisitions et les mises en examen se succèdent à Paris. C’est précisément à cette période que Jacques Leroy sollicite son contact à la PJ, Patrick Moigne, pour tenter d’en savoir plus. En échange de 3.000 euros, il va alors réussir à obtenir des informations sur l’instruction en cours. «Rien d’important», tempère aujourd’hui Leroy. Problème: le magistrat instructeur le soupçonne au contraire d’avoir eu accès aux dates d’une perquisition et de plusieurs auditions, dont celle du directeur général de Total lui-même. Largement de quoi saborder une partie de l’enquête...
3. Les barbouzes d’EDF
Les logiciels de type «Cheval de Troie» sont facilement téléchargeables sur Internet. La seule difficulté consiste à les installer correctement, et surtout à les rendre indétectables aux anti-virus.
Le jeune informaticien Alain Quiros s’y emploie avec brio. Il lui suffit d’une adresse mail et d’une liste de mots-clefs pour siphonner entièrement un disque dur et en extraire toutes les informations nécessaires. Une technique quasi infaillible qui va lui permettre de multiplier les piratages pour le compte de Thierry Lohro. Ancien du 13e Régiment des dragons parachutistes, ce dernier a effectué une partie de sa carrière d’agent secret au «Service Opérations» de la DGSE avant de fonder sa propre société, Kargus, spécialisée dans «l’intelligence économique et la gestion de risques».
Renseignement offensif
Fin 2005, Thierry Lohro propose à Alain Quiros une mission beaucoup plus délicate que toutes les précédentes. Cette fois, le commanditaire de l’opération n’est autre que le numéro 2 de la sécurité d’EDF, un certain Pierre François. Ancien policier de la Brigade de répression du banditisme (BRB), ce dernier est entré chez EDF en 1994. Responsable de la sécurité, il est notamment chargé d’une mission sur la sûreté des centrales nucléaires. Pour faire les présentations, Thierry Lohro organise un rendez-vous discret dans une brasserie parisienne, près de la Madeleine. Ce jour-là, un sujet préoccupe tout particulièrement le policier d’EDF: Greenpeace.
Comme la plupart de ses concurrents, EDF s’intéresse depuis longtemps les groupes qui lui sont hostiles. A la fin des années 1990, une cellule interne fût même montée pour infiltrer certaines associations écologistes et surveiller les syndicalistes les plus virulents.
Actionnaire d’EDF à près de 85%, l’Etat a toujours fermé plus ou moins les yeux sur ces pratiques. Depuis l’affaire du Rainbow Warrior et le revers cuisant de la DGSE dans le port d’Auckland, les services secrets se montrent bien plus frileux et préfèrent souvent laisser agir des officines pour éviter de se mouiller directement.
C’est en tout cas un des arguments avancés à l’époque par certains cadres d’EDF pour justifier le recours à des entreprises comme celle de Thierry Lohro. Parmi les adversaires d’EDF, Greenpeace est toujours de loin le plus actif. Les actions coup-de-poing de ses militants sont à la fois dangereuses et catastrophiques en termes d’image. Des opérations particulièrement redoutées par le service de sécurité interne, qui n’hésite pas à mobiliser d’importants moyens pour les anticiper. Quitte à sortir du cadre légal.
Un mail, une liste de mots clé
Lors du rendez-vous à la Madeleine, un seul nom est évoqué par Pierre François: celui de Yannick Jadot. Directeur des opérations de Greenpeace France, ce dernier occupe une place centrale dans l’organigramme de l’association.
Pour pirater un ordinateur, Alain Quiros explique alors au responsable d’EDF qu’il lui suffit d’une adresse mail et d’une liste de mots-clefs. Afin de bien faire comprendre sa méthode, l’informaticien va même griffonner un schéma sur la nappe en papier. Marché conclu. Le contrat sera finalement signé le 29 novembre 2006 entre Thierry Lohro, Pierre François et son supérieur chez EDF, surnommé «l’Amiral» en référence à son passé glorieux dans la Marine.
Officiellement, la mission confiée ce jour-là à Kargus se limite à une simple veille sur «les modes d’action et les organisations des écologistes». Evidemment, il n’est nulle part question de hacking. Il s’agit seulement de cartographier les réseaux des anti-nucléaires, de collecter des informations sur Internet et de participer discrètement à des forums de discussion publics. En apparence, un travail parfaitement légal effectué à partir de sources ouvertes. En réalité, un simple habillage juridique destiné à masquer une opération de renseignement offensif.
A l’époque, d’ailleurs, l’opération est un succès. Grâce au piratage de Yannick Jadot, EDF parvient à récupérer plus de 1.400 documents internes à Greenpeace, le tout gravé sur un CD-Rom portant les initiales «GP» que Pierre François déposera dans le coffre-fort de son bureau. (...)
L’ombre des services secrets
Tribunal correctionnel de Nanterre, 17 octobre 2011. Thierry Lohro et Alain Quiros ont été installés côte-à-côte sur le banc des prévenus. A leur gauche, les deux responsables de la sécurité d’EDF ont l’air bien mal à l’aise dans le rôle des commanditaires haut-gradés.
Durant dix jours, tous les quatre vont défiler à la barre pour tenter de diluer leurs responsabilités. Après avoir tenté de se constituer partie civile en faisant porter le chapeau aux pirates, EDF a finalement été poursuivie pour «complicité d’intrusion frauduleuse». Son patron au moment des faits, Pierre Gadonneix, a pourtant clamé haut et fort qu’en matière de renseignement, l’entreprise «s’appuyait sur les services de l’Etat à l’exclusion de toute officine privée, dans un souci d’éthique et de transparence».
Au sein d’EDF, c’est justement Pierre François qui fût longtemps chargé des relations de l’entreprise avec la DST (ex-DCRI). Dans son portable, les enquêteurs découvriront une dizaine de numéros appartenant à des contacts au sein du contre-espionnage.
Comment expliquer, dans ce cas, le recours aux services de Kargus? Cette officine discrète aurait-elle reçu l’aval de la DST, comme l’a sous-entendu Pierre François face aux policiers? Thierry Lohro n’a jamais caché ses liens étroits avec le service, où il a même longtemps eu un référent régulier surnommé Olivier.
«On se rencontre un peu partout dans Paris, a expliqué Lohro au juge. Je le vois tous les quinze jours ou trois semaines. J’ai son numéro de téléphone dans mon portable au nom de DST Olivier.»
Cet officier traitant a lui aussi été entendu au cours de l’enquête. Un échange particulièrement instructif:
— Je travaille à la DCRI et plus particulièrement à la sous direction chargée de la protection du patrimoine économique. Je suis chargé du contact avec les acteurs du renseignement privé et plus particulièrement du nommé Thierry Lorho, depuis mai 2005.
— Comment avez vous connu Thierry Lorho?
— Je l’ai contacté directement car il présentait un profil intéressant du fait qu’il avait travaillé pour la DGSE dans le domaine du renseignement, son passé militaire en faisant une source potentielle fiable.
— Quelles sont vos relations avec Thierry Lorho?
— C’est un contact qui me donne des renseignements sur les dossiers sur lesquels il est amené à travailler. Il s’agit de renseignements d’ordre économique et qui concernent des sociétés françaises. Ces renseignements peuvent être de tout ordre.
Un ex-officier de la DGSE reconverti dans le privé divulguant des informations obtenues illégalement aux services de l’Etat: ces révélations ne semblent étonner que les néophytes. Mais quels sont les liens exacts entre Thierry Lohro et la DCRI? Et surtout, les services étaient-ils au courant de l’espionnage de Greenpeace?
Lors de sa plaidoirie, l’avocat d’EDF ira jusqu’à accuser Lohro de travailler en sous-main pour la DCRI. Selon lui, l’entreprise française aurait même été la victime indirecte de cette opération scabreuse. Une plaidoirie modérément appréciée au siège du contre-espionnage. Une ultime affaire va pourtant renforcer un peu plus les suppositions sur la nature des liens entre Thierry Lohro et les services secrets...
4. La République des officines
A cinquante-trois ans, il est souvent présenté comme un des personnages les plus puissants de la République. Un des plus flamboyants aussi. Résident suisse, grand amateur de costumes griffés et de Château Latour, Alexandre Djouhri mène grand train. Ces dernières années, on a pu l’apercevoir dans le jet privé de Serge Dassault, en goguette dans les rues de Monaco avec Dominique de Villepin ou débouchant le champagne dans le bureau de Claude Guéant, du temps où ce dernier était encore chez lui à l’Elysée.
Proche de Bernard Squarcini, l’ex-patron de la DCRI, Djouhri a réussi l’exploit d’être adoubé successivement par les deux clans ennemis de la droite, balladuriens et chiraquiens. Une prouesse sans précédent pour celui dont la carrière a en réalité démarré au début des années 1980. (...)
Caution morale
Depuis, tous ceux qui ont cherché à en savoir plus sur ce mystérieux intermédiaire se sont heurtés tôt ou tard à un de ses principaux lieutenants: Hervé Séveno. Ancien policier de la Brigade financière, patron du cabinet de conseils I2F, Séveno a fini par être identifié comme le porte-parole officieux de Djouhri. «Par principe, Alexandre refuse toute interview, indiquait Séveno à des journalistes du Nouvel Observateur, en mars 2010. Il considère qu’il n’est pas un homme public. Mais avec son accord, et exceptionnellement, je vous recevrai.» Etrange sollicitude.
En temps normal, celui qui reçoit la presse à la place de son «ami de vingt ans» a plutôt l’habitude de se présenter comme l’un des pontes du l’intelligence économique en France, lui qui fût longtemps la patron du principal syndicat de la profession. Le genre de spécialistes qu’on invite sur les plateaux télé pour commenter la dernière affaire d’espionnage industriel. Bref, une caution morale. «Marre de passer pour des barbouzes», répète d’ailleurs l’ancien policier, toujours souriant mais capable de se montrer beaucoup plus menaçant dès qu’on s’intéresse d’un peu trop près à son ami Alexandre ou à ses propres affaires.
Lorsqu’en avril 2008, Hervé Séveno est convoqué au pôle de la brigade financière à la suite d’une plainte pour violation de domicile visant sa société, il avertit d’emblée les policiers chargés de l’interroger.
«Je vous précise que je suis le patron de la Fédération des Professionnels de l’Intelligence économique, à ce titre l’interlocuteur des pouvoirs publics pour encadrer le secteur privé de l’intelligence économique et y imposer une déontologie.»
Puis, face aux questions de plus en plus insistantes des enquêteurs, Séveno n’hésite pas à se montrer beaucoup plus clair.
«Je me réserve le droit, pour le cas où la réputation d’I2F et de son dirigeant seraient compromis ou atteint par des accusations non fondées, à me constituer partie civile en dénonciation calomnieuse.»
D’où Séveno tient-il une telle assurance? Et comment en est-il arrivé à s’exprimer en lieu et place d’Alexandre Djouhri?
La légende raconte que les deux hommes ont fait connaissance en Afrique au début des années 1990, alors que Seveno était en mission pour la DNAT, la Division nationale anti-terroriste. Ils ne se quitteront plus.
Après un détour par la Brigade financière, le policier prend sa retraite en 2000 pour fonder I2F, une petite société spécialisée dans le «risque pénal». Déjà très introduit dans la politique et les affaires, Alexandre Djouhri va alors prendre le nouveau consultant sous son aile et lui présenter certains de ses amis influents, comme Henri Proglio ou Jean-Charles Naouri, le PDG du groupe Casino. Electrisés par Djouhri, les deux patrons ouvrent aussitôt les portes de leur entreprise à Hervé Séveno.
Grâce à son généreux mentor, l’ancien policier entame donc une reconversion remarquée dans le privé et signe rapidement quelques jolis contrats. En retour, il va devenir le factotum de Djouhri. (...)
Dans le viseur de la DST
Avant que le scandale Clearstream n’éclate, les deux clans ennemis de la droite vont se livrer une bataille homérique autour du contrat Miksa. Dans les tuyaux depuis plusieurs années, ce projet de sécurisation des frontières de l’Arabie saoudite promet alors des retombées faramineuses. En jeu? La constitution d’un trésor de guerre pour la campagne présidentielle de 2007. Une bataille dans laquelle Alexandre Djouhri et Hervé Séveno vont jouer un rôle actif. Le premier en tentant de s’imposer comme intermédiaire dans les négociations entre la France et l’Arabie saoudite. Le second en enquêtant sur Ziad Takieddine, l’émissaire rival du clan Sarkozy.
Dans ce climat délétère, tous les moyens sont bons pour déstabiliser le camp adverse. Ainsi, lorsque des rumeurs commencent à se répandre dans la presse sur ses déboires conjugaux, au printemps 2004, Nicolas Sarkozy est persuadé d’y voir l’ombre des mêmes «officines». A la DST, ces soupçons sont d’ailleurs pris très au sérieux. Si elles sont avérées, de telles tentatives de déstabilisation peuvent relever de la sûreté de l’Etat.
A l’époque, seule une poignée d’officines identifiés par le service de contre-espionnage sont susceptibles d’orchestrer ce type de coups tordus. Quelques noms reviennent avec insistance dans les cercles autorisés.
C’est la sous-direction «B3» de la DST, affectée à la surveillance des sociétés de renseignement privé, qui est chargée de mettre sur écoute les «suspects». Parmi eux, Hervé Séveno, alors identifié comme un anti-sarkozyste notoire.
Rien ne prouve que le patron d’I2F a alimenté les rumeurs sur la vie privée de Sarkozy. Mais quelques semaines plus tard, son nom apparaîtra noir sur blanc dans une note de la DST... sur l’affaire Clearstream. Datée du 9 décembre 2004, cette note est une bombe à retardement. «Trois agents privés de recherche (…) auraient pu (mais au profit de qui?) déployer des moyens techniques en relation avec l’affaire», écrit notamment la DST à propos de Séveno et de deux autres figures bien connues de la mouvance chiraquienne.
A l’hiver 2004, l’ancien policier de la Brigade financière n’est pas le seul à sentir le souffre. Alexandre Djouhri est lui aussi dans le collimateur de la DST, où certains commencent à s’interroger sur son train de vie et son rôle obscur dans quelques gros contrats. (...)
Emmanuel Fansten
- Les nouveaux barbouzes. Enquête sur la privatisation de l’espionnage, ed. Robert Laffont, 240 pages, 20 euros