Culture

Deville-Yersin: une étrange affaire de correspondances

Temps de lecture : 5 min

Patrick Deville, l'un des favoris du Goncourt de 2012, est accusé de n'avoir pas cité certaines sources dans son roman sur Alexandre Yersin, «Peste et Choléra».

Plaque commémorative en l'honneur de Alexandre Yersin à Lausanne, via Wikimedia Commons.
Plaque commémorative en l'honneur de Alexandre Yersin à Lausanne, via Wikimedia Commons.

Une nouvelle affaire commence à agiter le monde français des lettres et des livres. Elle a pour épicentre Peste & Choléra un ouvrage signé de Patrick Deville et publié par Le Seuil. C’est une romanesque biographie consacrée à Alexandre Yersin - un ouvrage déjà loué par Slate, subtil, élégant, qui a décroché le prix Fnac 2012 du roman et que l’on dit promis à de plus prestigieuses récompenses.

Une forme de manquement

L’affaire ne concerne pas, stricto sensu, un plagiat. C’est plus compliqué. Il ne s’agit pas non plus d’un simple oubli dans les remerciements que l’auteur fait à tous ceux qui l’ont aidé dans sa quête bibliographique. C’est moins élégant: une forme de manquement fait à deux morts. Un manquement qui chagrine fort une veuve et un fils.

Cette affaire se bornait depuis quelques semaines à des échanges de courriers policés, électroniques ou postaux. Elle vient de prendre une dimension nouvelle: les éditions du Seuil ont, le 4 octobre, mis en demeure par lettre recommandée celui qui critique un manquement de M. Deville.

«Diffamations ou dénigrements»

L'homme en question, Olivier Brossollet a ainsi reçu le courrier suivant:

«Les Editions du Seuil ont été informées que vous tiendriez, notamment auprès d'organes de presse, nombre de propos et insinuations, susceptibles de caractériser des diffamations et/ou des dénigrements à leur encontre, ainsi qu’à celle de Monsieur Deville auteur du roman "Peste et Choléra"»

Le courrier ajoute que les Editions du Seuil «ont également appris ce jour, par voie de presse, que vous adressiez vos propos à des membres du jury d’importants prix littéraires, notamment du Goncourt, revendiquant des "passerelles" entre les œuvres de votre mère, Madame Jacqueline Brossollet et de Monsieur Henri Mollaret.»

La maison d’édition met en demeure son correspondant de cesser, à compter du 4 octobre, «toute propagation ou réitération de propos et mises en causes de nature à constituer des diffamations ou dénigrements à leur encontre».

Suivent les menaces habituelles de suites judiciaires et autres conséquences prévues notamment par l'article 1153 du Code Civil.

Honorer les mémoires

Olivier Brossollet est le fils de Jaqueline Brossollet, collaboratrice de Henri H. Mollaret qui avaient ensemble cosigné un ouvrage, demeuré celui de référence sur la vie et l’œuvre de Yersin comme en témoignent notamment les archives de l’Institut Pasteur.

Le pastorien Henri H. Mollaret (1923-2008) était un spécialiste incontesté de la peste. Aussi vouait-il une profonde admiration à Yersin qui avait découvert en 1894 la cause de cette maladie. Il avait consacré une partie importante de son temps et de son énergie à retrouver et à recueillir l’intégralité des lettres que Yersin avait tout au long de sa vie adressées d’abord à sa mère demeurée dans le canton de Vaud puis à sa sœur. Avec sa collaboratrice il avait ensuite décrypté ces courriers manuscrits pas toujours simples à lire. Puis ils avaient retranscrit le tout à la machine à écrire et classé l’ensemble.

Ce long et patient travail et le contenu de ces lettres ont permis à Henri Mollaret et Jacqueline Brossolet de signer leur ouvrage édité chez Fayard en 1985 (Alexandre Yersin ou le vainqueur de la peste) puis réédité chez Belin en 1993.

Sources incertaines

Patrick Deville a-t-il nourri son inspiration de ces ouvrages? A-t-il au contraire repris les lettres originales de Yersin pour, à son tour, les décrypter et bâtir sa biographie? Tout le problème est là.


Capture d'écran d'une vidéo du Seuil

Que M. Deville se soit rendu à l’Institut Pasteur de Paris ne fait aucun doute. Il dit y avoir passé «quelques dizaines d’heures». Daniel Demellier, l’archiviste de l’Institut Pasteur (remercié par M. Deville dans son ouvrage) précise que ce dernier est venu, «assez régulièrement, pendant de longues après-midis», tout au long du premier trimestre 2012. Il ne fait aucun doute non plus que cette documentation a été donnée à l’Institut Pasteur comme en témoignent la notice de ce fond que l’on trouvera ici. A savoir:

«Les 933 lettres de Yersin adressées à sa mère, sa soeur et son neveu, entre 1884 et 1932, remis par Mme Yvonne Bastardot-Yersin, petite-nièce de Yersin, à Henri Mollaret, en 1970. Ce lot de correspondance donnera lieu à la publication d'un ouvrage de Henri Mollaret et Jacqueline Brossolet: Yersin un pasteurien en Indochine, en 1985 (réédité en 1993). Cet ensemble de lettres a été confié par Henri Mollaret au service des archives de l'Institut Pasteur, en mars 2006.»

M. Deville prend soin de remercier, dans son ouvrage, Alice Dautry la directrice générale «qui a bien voulu lui donner accès aux archives de la rue Emile-Roux». Son livre a d’ailleurs bénéficié d’une «résidence d’écriture de la Région Ile-de-France dans le cadre d’un partenariat avec l’Institut Pasteur». Mais pourquoi, dans ces conditions, ne pas aller plus loin et reconnaître que sans les travaux de Henri Mollaret et de Jacqueline Brossollet il n’aurait pas écrit son ouvrage?

Plus précisément: s’est-il directement inspiré de l’ouvrage de 1985 réédité en 1993? Pour sa part Olivier Brossollet en est persuadé: il a relevé une soixantaine de «correspondances» entre les deux livres et une progression parallèle de ces phrases-clefs, références essentielles pour tenter de sonder le cœur et les reins de Yersin. Le fils de Jacqueline Brossollet relève aussi d’autres emprunts, comme les correspondances établies entre Yersin et Loti. Et il est pleinement rejoint dans son analyse par Marine Mollaret veuve du spécialiste de la peste, très émue par cette affaire.

Voir la liste des correspondances établies:

Cliquez sur l'image pour la voir en grand

FAC-SIMILE des soixante «correspondances»?

Depuis plus d’un mois, en dépit de nombreuses tentatives auprès de son éditeur, il ne nous a pas été possible d’entrer directement en contact avec Patrick Deville. Ce dernier vient de reconnaître «bien volontiers» avoir lue cette biographie comme le rapportent David Caviglioli et Grégoire Leménager sur Bibliobs le site du Nouvel Observateur:

«Evidemment! Comme j’ai lu celles de Bernard Noël et Henri Jacotot, puisque j’ai essayé de tout lire.(…) Je n’ai pas vérifié, mais il est très possible qu’on trouve chez moi des phrases de Yersin citées dans la biographie de Mollaret et Brossollet, puisqu’ils avaient choisi les phrases capitales.»

Le paradoxe de l’histoire est qu’il n’y aurait pas d’affaire si M. Deville et son éditeur avaient, d’emblée, reconnu un oubli; s’ils avaient annoncé que les noms de Mollaret et Brossollet seraient ajoutés la liste de ceux, nombreux, qui figurent au chapitre des remerciements.

Ne recevant pas de réponse, ne réclamant pas d’argent, ne souhaitant pas engager d’action judiciaire mais connaissant parfaitement les arcanes et les coulisses de l’édition, monde dans lequel il travaille, Olivier Brossollet n’est pas resté inactif: il a, par courrier, méthodiquement informé de ces éléments par tous les responsables et certains membres des principaux prix littéraires à venir. Une initiative vécue comme une pure agression par le Seuil qui vient de le menacer de poursuites s’il s’entêtait dans sa démarche, que l’éditeur estime sans fondement voire déplacée. «Nous n’avons rien, ici, à dissimuler», nous a déclaré l’attachée de presse en charge de la promotion de l’ouvrage.

Beaucoup de bruits pour bien peu de choses? Rien n’est moins sûr. Qu’est-ce qu’un romancier par rapport à un biographe ou à un essayiste? Patrick Deville est-il l’archéologue-baroudeur-enquêteur-reporter de la littérature comme il se plait à le dire et comme on aime le raconter? Recopie-t-il au contraire de bons livres au coin du feu? Qui est véritablement cet enquêteur aux carnets à couverture en peau de taupe (mole skin) qui ne cesse de suivre Yersin dans Peste & Choléra? Faudrait-il ne pas avoir un peu d’humour et de reconnaissance quand on a tant de talent? Comment les membres des jurys apprécieront-ils, soupèseront-ils, tout ceci? En toute hypothèse la chose est acquise: les cérémonies d’attribution des prix littéraires 2012 seront un peu plus pimentées encore qu’à l’accoutumée. Grâce à Yersinia pestis.

Jean-Yves Nau

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