Son avenir était tout tracé. Après des années de frustration à attendre qu’Hollywood s’intéresse aux droits de ses super héros quadricolores, et alors que DC Comics, son grand rival, était en train de hisser sa propre francise de super héros au premier plan, Marvel Comics s’est résolu à prendre son destin en main pour de bon. «Un contrôle total, sur le plan créatif, de nos personnages de comics». C’est de cette manière que la newsletter de l’entreprise a annoncé le lancement de Marvel Productions, son tout nouveau studio. «Nous avons hâte de prendre le contrôle du développement de nos personnages ainsi que de partager notre expertise avec d’autres professionnels.»
C’était en 1980.
Et même si Marvel Productions a réussi à produire des dessins animés à la chaine pour la télé dans les dix ans qui ont suivi, il n’a jamais été en mesure de réunir suffisamment de capital pour faire ses propres films. Au lieu de ça, les fans ont dû assister impuissants au fiasco de haute volée d’Universal dans l’adaptation d’Howard le Canard, et au rachat constamment repoussé des droits de Spiderman par Cannon Films (qu’on connaît surtout pour des films comme L’implacable Ninja ou Le Justicier de New York).
Stan Lee, le visage charmeur et exubérant de Marvel qui s’était installé en Californie pour poursuivre son rêve hollywoodien, était excellent lorsqu’il s’agissait de prononcer un discours accrocheur, mais beaucoup moins efficace quand il fallait conclure des affaires.
En 1993, Andrews Group, la société de Ron Perelman, avait fait entrer Marvel en bourse, le transformant rapidement en affaire florissante. Marvel possédait alors 46% des parts de Toy Biz, le fabricant de jouet dirigé par Isaac Perlmutter. En échange, Toy Biz avait accès aux licences exclusives des personnages Marvel, lui attribuant le droit de produire tous les jouets que le fabricant souhaitait, sans avoir à payer la moindre royalty.
Occasion manquée
Avi Arad, un designer israélien de chez Toy Biz connu pour son amour des Harley Davidson, a ensuite été invité à prendre la direction de l’entreprise restructurée qu’on appellerait dorénavant Marvel Films, assurant ainsi la succession de Stan Lee. Dans son autobiographie, Lee déclare de manière très diplomatique qu’Arad «voulait avoir de moins en moins affaire» à l’ancien roi de Marvel. Dès la fin de l’année, Arad avait conclu une affaire avec la 20th Century Fox pour un film sur les X-Men.
L’entrée de Marvel à Hollywood semblait enfin être arrivée. Mais les choses ne se sont pas déroulées comme prévu. L’industrie des comics, déjà inondée par les éditions collectors fantaisistes de Marvel (entre autres), a commencé à imploser. L’équipe de direction de Ron Perelman a redirigé les recettes de l’entreprise vers d’autres branches du groupe Andrews et ont placé de mauvais investissements extérieurs.
Malgré les efforts d’Arad, Hollywood a calmé le jeu. «C’était littéralement un combat quotidien, se souvient-il, pour essayer d’ouvrir les yeux aux gens, leur faire voir ce qui se trouvait juste sous leur nez.» Fin 1996, Marvel dépose le bilan au bout de deux ans de lutte impliquant de très nombreuses alliances qui n’ont fait que permuter entre Perelman, Perlmutter et Arad, mais aussi Carl Icahn, nabab du rachat d’entreprise qui détenait une grande partie des dettes de la société.
De tous les acteurs de ce conflit, c’est Arad qui restait malgré tout fan de comics. Alors que les avocats s’insultaient, Arad faisait la cour aux créanciers avec un discours poignant sur la vraie valeur des personnages Marvel.
«Spiderman vaut un milliard»
«Spiderman à lui tout seul pèse un milliard de dollars, plaidait-il comme le raconte Dan Raviv dans son livre Comic Wars. C’est de la folie pure et simple, vous demandez 380 millions pour l’intégralité des personnages, alors qu’un seul vaut un milliard! On a les X-Men. On a les Quatre Fantastiques. On peut en faire des films.»
Quand Marvel a enfin réussi à sortir la tête de l’eau, en grande partie grâce à Perlmutter et Arad, la chance lui a souri. Ils ont enfin pu prendre leur revanche: Blade a connu un succès inespéré de 70 millions de dollars pour New Line. Chez Fox, la production de X-Men a finalement eu raison des obstacles d’un budget restrictif et d’une succession de scénarios abandonnés (dont certains étaient signés Michael Chabon ou Joss Whedon) pour finalement rapporter 157 millions de dollars.
Toutefois, la nouvelle la plus inattendue, véritable petit miracle, a été celle de la résolution des problèmes liés aux droits d’adaptation de Spiderman, après presque quinze ans de bataille et de gros titres alimentés de jeux de mots douteux sur l’homme araignée. Le film de 2002 a finalement battu des records d’entrées au box-office.
Arad et Marvel ont donc dû faire un choix. Les personnages de Marvel étaient enfin reconnus comme des mines d’or à Hollywood, et la société pourrait survivre en exploitant régulièrement le succès des films de super héros. Les studios d’Hollywood feraient des films qui mettent en scène des personnages Marvel, et Marvel récolterait les bénéfices en augmentant ses ventes de comics et grâce aux licences.
Accords ridicules
Mais selon Arad, il y avait un problème:
«On perdait de vue ce qu’il y a de mieux dans notre métier».
Marvel n’empocha que 25.000 dollars avec Blade. De la même manière, seule une rémunération fixe a été négociée avec Fox pour X-Men. Et des 3 milliards de dollars qu’ont rapporté les deux premiers films sur Spiderman, leurs sorties DVD ainsi que leurs diffusions télévisées, Marvel n’a touché que 62 millions. «À l’époque, les accords pour les sorties DVD étaient un peu ridicules, se souvient Arad, on en a très peu profité.» Les créateurs des personnages en ont encore moins profité, mais ça c’est une autre histoire.
Puis est arrivé David Maisel, un jeune protégé de Michael Ovitz bourré d’ambition et à la voix calme et posée qui a voulu, comme on le dirait dans le jargon des affairistes, libérer plus de potentiel. À la fin de l’année 2003, Maisel – qui travaillait alors pour Endeavor Talent Agency, se déplace en Floride pour un déjeuner d’affaire avec Perlmutter. Maisel lui expose ses projets, destinés non seulement à faire pleuvoir les billets sur Marvel, mais aussi à se dégager une fois pour toutes des caprices des studios en réalisant ses propres films.
Pourquoi ne toucher que 5% de marge quand on pourrait tout avoir, y compris les revenus auxiliaires du merchandising et des DVD? Cerise sur le gâteau, les films pourraient enfin être liés d’un point de vue de l’histoire, chaque nouvelle production devenant presque une suite de la précédente.
Perlmutter était intrigué, mais pas convaincu de la réussite du projet. Maisel fut embauché en tant que président à la tête de l’entreprise, et avec l’aide du financier Ryan Kavanaugh, ils s’engagèrent dans un processus acharné de calculs pour trouver la formule magique qui leur permettrait de donner vie à leur vision. Ils tirèrent partie des succès d’Arad. «Sans cette expérience passée, raconte Maisel, il aurait vraiment été difficile de se faire entendre.»
Une opération risquée
Cependant, beaucoup des membres du conseil d’administration n’étaient pas encore prêts à sauter le pas. En cinq ans, Marvel était passé de la faillite à une capitalisation boursière de plus de 600 millions de dollars, et l’action en bourse valait maintenant 17 dollars. Mais Maisel insista en déclarant qu’ils pouvaient faire monter la valeur des titres à 50 dollars, ce qui sembla à certains un trop gros risque à prendre.
«Je me souviens avoir fait une présentation PowerPoint de trente pages en incluant un très grand nombre de détails sur ce que valent vraiment les films,» raconte Maisel. Il insista sur le fait qu’un accord brut ne représente rien de plus qu’une action, mais également sur l’idée que même si un film dans lequel on investit finit par être réalisé, le délai de sortie (un élément que les actionnaires désirent vivement contrôler dans les entreprises présentes en bourse) dépend du studio, et non de Marvel.
Mais la direction de Marvel était très conservatrice, à commencer par Isaac Perlmutter, connu pour avoir envoyé des mémos sur le recyclage obligatoire des trombones ou l’utilisation du recto et du verso des feuilles de papier. «La plupart du temps, la manière dont les films étaient faits était en totale inadéquation avec la culture d’entreprise de Marvel, explique Arad. Faire un film peut déjà coûter une fortune avant même qu’on trouve le bon script, et après ça, la production et le marketing coûtent aussi très cher.»
Pendant toute l’année 2004, Maisel a défendu ses arguments tout en cherchant le soutien financier dont Marvel aurait besoin pour faire ses propres films. Jeff Kaplan, un expert en financement de chez Merrill Lynch, une grande banque d’investissement américaine, avait déjà collaboré avec Marvel, et présenta le projet au groupe de financement structuré (GSF) de Merrill Lynch. Début 2005, quand Perlmutter et le reste du conseil d’administration furent enfin convaincus, Merrill Lynch était prêt à se joindre à l’aventure.
10 personnages
Mais la dernière pièce du puzzle impliquait autant les maths qu’un certain aspect créatif. L’innovation que Marvel et Merill Lynch ont lentement mise en place et finalement annoncée en avril 2005 était sans recours financier, ce qui voulait dire que Marvel n’aurait pas à investir de fonds, mais recevrait 525 millions de dollars sur huit ans pour faire des films mettant en scène dix personnages: l’Homme-Fourmi, les Avengers, la Panthère Noire, Captain America, le Docteur Strange, Hawkeye, Nick Fury, Power Pack, et enfin Shang Chi, le Maître du Kung Fu.
À moins que vous ne soyez un grand fan de comics, il est très probable que vous n’ayez jamais entendu la moitié de ces noms. C’est parce que si les quatre premiers de ces films avaient fait un flop, Marvel se serait retrouvé redevable des droits d’adaptation pour les films des six personnages restants (même si Marvel perdait ces droits, il détiendrait toujours les revenus issus du merchandising). «Si les financeurs voulaient faire des films sur ces personnages, ils devaient quand même payer une commission de 5% des revenus du film, explique Maisel. Alors même si le plan échouait lamentablement, on ne serait pas moins bien lotis que ce qu’on est maintenant.»
Et même si les Avengers étaient sur cette liste, Marvel ne risquait pas vraiment de les perdre: en fait, les droits d’Iron Man, Black Widow, Thor et Hulk étaient déjà attachés à d’autres studios. C’était en fait un beau tour de passe-passe : la super équipe avait intégré tellement de héros de seconde zone avec les années que Marvel pouvait toujours dire que l’accord concernait par exemple le Valet de Cœur, le Pistoléro, Tigra, et Demolition Man.
4,3 milliards de dollars
Bien sûr, ils n’en sont jamais arrivés là, et même avant que le premier film soit produit, l’option de New Line sur Iron Man a expiré, et Lionsgate a renoncé à ses droits sur Black Widow, alors que Marvel rachetait Thor à Sony et Hulk à Universal. Maisel et Arad se sont mis d’accord sur le fait qu’il fallait commencer par le film sur Iron Man (leur personnage favori à tous les deux depuis leur enfance). Comme ce qu’il s’était passé il y a quarante ans dans les comics de Stan Lee et Jack Kirby, les Avengers ont commencé à se reformer, pour créer une alliance de franchises comme Hollywood n’en avait jamais vu auparavant.
Pour paraphraser une vieille expression de Stan Lee, Marvel n’aurait jamais eu un pouvoir aussi grand sans accepter de si grandes responsabilités. Dans un univers parallèle dans lequel Marvel n’aurait pris aucun risque, au lieu de la locomotive lucrative lancée par Iron Man, et des films qui ont chacun rapporté plus de 100 millions de dollars et aidé à financer la production suivante, les films des personnages Marvel auraient été une succession de flops (comme le Punisher: Zone de Guerre de Lionsgate) et de fantômes perdus dans les limbes des productions en voie de développement (comme le remake trop longtemps attendu de Daredevil par la Fox).
D’un autre côté, on n’aurait probablement jamais vu venir que Marvel serait racheté par Disney pour 4,3 milliards de dollars. «C’est presque risible, déclare Arad, les gens nous disaient ‘Ouah! C’est super cher!’ Mais c’est faux! C’est rien du tout! Marvel est une marque très forte, et un investissement en or. Ça n’avait rien d’un coup de chance!»
Par Sean Howe
Traduit par Hélène Oscar Kempeneers