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De quand date le goût du poulet?

Temps de lecture : 8 min

Pour le savoir, il faut remonter son arbre généalogique.

un sandwich "double down" de KFC, REUTERS/Shaun Best
un sandwich "double down" de KFC, REUTERS/Shaun Best

Une fois par semaine au minimum, quelqu’un m’explique que tel ou tel aliment, sans être du poulet, «a le goût du poulet». A condition d’être de couleur pâle, de texture ferme et sans trop de saveur, toute viande s’expose, semble-t-il, à cette comparaison. Pourquoi le poulet?

C’est en partie probablement dû au fait que nombre d’entre nous n’ont fait l’expérience que d’un éventail très réduit de viandes différentes. L’univers carné de l’Américain carnivore typique se limite au poulet, à la dinde, au porc, et éventuellement à l’agneau. Une palette singulièrement restreinte dans un monde où vivent plus de 10.000 espèces d’oiseaux –sans parler du reste des vertébrés (de fait, affirmer qu’un aliment «a le goût du poulet» est apparemment une habitude typiquement américaine).

La diversité des espèces que j’ai pu entendre comparées au poulet, en termes de goût, couvre une large portion du règne animal: on y trouve divers oiseaux, bien sûr, mais également des serpents, des lézards, divers petits mammifères, certains poissons. Ce qui m’a poussé à réfléchir: serait-il possible de faire remonter le goût du poulet le long de la chaîne de l’évolution jusqu’à un ancêtre commun?

De retrouver la première créature de l’histoire pourvue du goût du poulet –et découvrir depuis combien de temps la vie sur terre possède le goût du poulet. Il y a bien eu un premier arrivé, et je ne pense pas que ce fut l’œuf, ni la poule.

L'arbre généalogique du poulet

Pour répondre à ma question, il faut repartir du poulet, et remonter son arbre généalogique

Le poulet a-t-il un goût de poulet? Ne riez pas, la question est cruciale. Ceux, même, qui ont mangé du poulet toute leur vie n’ont qu’une expérience très limitée de la question, tant les volatiles vendus en magasin appartiennent à un nombre très limité de variétés, conçues pour prendre beaucoup de chair très vite au sein d’un élevage industriel.

Une poule de Plymouth abattue à sept semaines, une fois rôtie, ne procure pas les mêmes émotions gustatives qu’un poulet rouge de Rhode-Island élevée jusqu’à deux ans. J’ai un jour dégusté un coq Bantam dont le goût rappelait plus l’iguane que le poulet.

J’ai demandé à un groupe d’amis sur Facebook s’ils trouvaient que le poulet de Cornouailles avait un goût de poulet. Certains ont soutenu que le goût et la texture très spécifique de ces petits volatiles étaient très différents du poulet.

Descendant direct des dinosaures

J’avais, en posant la question, passé sous silence le fait que le poulet de Cornouailles est un poulet ordinaire, abattu simplement plus jeune. Notre conception de ce qu’est le goût du poulet semble être affectée par nos attentes autant que par notre palais.

Dans la communauté scientifique, un consensus a pris forme: poulets et autres oiseaux sont probablement les descendants directs des dinosaures. J’ai passé plusieurs nuits blanches à me demander quel pouvait être le goût de tel ou tel dinosaure, mais il faut admettre le fait qu’on ne peut plus en en manger, du fait de leur totale disparition. Outre les oiseaux, les plus proches parents encore disponibles à la consommation aujourd’hui sont les crocodiles et leur famille, dont les origines remontent au moins à 250 millions d’années.

Ayant mangé de l’alligator en plusieurs occasions, je peux témoigner du fait que leur viande présente des traits communs avec le poulet. Comme le poulet, leurs muscles sont principalement faits de chair blanche, composée de fibres plus adaptées aux brèves poussées de vitesse et de puissance. La queue est plutôt ferme (sauf chez les animaux les plus jeunes), tandis que les pattes sont plus tendres.

La meilleure viande d’alligator que je n’aie jamais mangée m’a été servie dans un bar de la côte du golfe de Floride, où le patron m’a sorti un plateau «d’ailes de gator». Ces pattes d’alligator avaient été préparées comme des ailes de poulet, la principale différence tenait dans les os, moins délicats que ceux du poulet. Cette ressemblance, à mon sens, permet de dater le goût de poulet à 250 millions d’années au minimum (en supposant que les crocodiles d’antan aient eu à peu près le même goût que ceux d’aujourd’hui).

Diapsides

En remontant plus loin encore l’arbre de l’évolution, on apprend que les reptiles modernes sont apparentés aux poulets, via un groupe d’animaux nommé diapsides, dont l’origine remonte à 300 millions d’années. Les serpents et lézards d’aujourd’hui descendent des diapsides, et il se trouve que j’ai eu, par un heureux hasard, le bonheur de manger un éventail assez large du genre: iguanes noirs à queue épineuse, iguanes verts, divers serpents.

Leur point commun était un goût et une couleur après cuisson très proche du poulet, avec une texture rappelant la chair du crabe. Impossible de confondre la texture de la viande de serpent avec celle du poulet, mais passez-la au hachoir, et vous ne verrez plus la différence.

Parmi les animaux apparentés aux diapsides, on trouve aussi le groupe des testudines, à savoir les tortues. Leur origine exacte n’est pas tout à fait nette, mais une chose est claire: leur viande à un goût de poulet. Crue, la chair de la tortue serpentine est multicolore, marbrée de rouge ou de blanc. Une fois cuite, la plupart des gens seraient bien en peine de la distinguer du poulet.

Ma fille de huit ans et mon fils de cinq ans se sont régalés de beignets de tortue panés, qu’ils ont décrétée identique au poulet (je suis d’accord). Si la tortue passe l’épreuve du goût d’un petit casse-pieds de huit ans, c’est que sa viande a effectivement le goût du poulet –bien que la sauce ranch ait pu jouer un rôle dans l’affaire.

Amphibiens

Pour trouver avant les diapsides des bestioles réminiscentes du poulet, il faut remonter jusqu’aux vertébrés terriens originels: les premiers amphibiens. On ne possède pas de fossiles en bon état de ces premiers habitants de la terre, mais on a retrouvé des empreintes bien conservées d’amphibiens, remontant environ à 395 millions d’années.

Les seuls amphibiens existant encore aujourd’hui se sont séparés des premiers amphibiens voici environ 300 millions d’années. Les grenouilles, amphibiens typiques de l’époque moderne, ont incontestablement un goût de poulet. Leur texture même ressemble à celle du poulet. Dans une dégustation à l’aveugle, je serais incapable de distinguer l’un de l’autre.

Viande blanche, texture intermédiaire, saveur peu marquée: tout est là. Voilà qui suggère, avec le goût des serpents, des lézards et des tortues, que le goût du poulet existe depuis au moins 300 millions d’années.

En remontant encore plus loin que les amphibiens, on en arrive au poisson. On m’a rapporté que beaucoup de poissons avaient le goût du poulet, chose que je n’ai jamais constatée dans les faits, à moins que la chair ne soit déguisée d’une façon ou d’une autre.

Dipneuste et cœlacanthe

La semaine dernière, j’ai fait paner du cabillaud dans une pâte à la bière, et mis les restes au réfrigérateur. Le matin suivant, j’ai trouvé que le poisson froid avait le goût du poulet –jusqu’au moment où je suis tombé sur un morceau sans panure. Il avait de nouveau un goût de poisson. Mon cerveau avait été trompé par la couche extérieure qui lui rappelait une recette de poulet.

S’il est une espèce de poisson qu’on peut considérer comme plus proche du poulet qu’une autre, c’est le poisson à nageoire lobée. Les poissons à nageoire lobée sont une espèce souvent considérée comme un chaînon manquant –des créatures qui se sont d’abord adaptées à vivre sur la terre ferme pour au final évoluer jusqu’à devenir des amphibiens. Ce type de poissons possède généralement des nageoires charnues et des os articulés. Ils étaient très répandus à l’époque du dévonien, mais aujourd’hui le dipneuste et le cœlacanthe en sont les seuls survivants.

Les cœlacanthes ont peu changé en 400 millions d’années. Leur statut d’espèce menacée, toutefois, a malheureusement pour conséquence de les soustraire à notre appétit. Cependant, les pêcheurs des îles du large du Mozambique qui mangeaient du cœlacanthe avant que les scientifiques ne leur achètent très cher les spécimens vivants, décrivent un poisson gras et une chair molle et peu appétissante une fois cuite, à moins d’avoir été séchée et salée. On est très loin du poulet.

Le dipneuste est plus appétissant pour le palais occidental que le cœlacanthe, mais son goût est encore celui d’un poisson. On peut l’utiliser en cuisine à la place du cabillaud ou de la perche, mais personne n’en confondra le goût ou la texture avec celle du poulet.

Muscles différents

Pourquoi? Plusieurs obstacles empêchent le poisson d’avoir le goût du poulet. Le premier est une substance chimique nommée triméthylamine, qui se développe après la mort d’un poisson, et donne cette odeur et ce goût typique du poisson.

La texture joue également un grand rôle. La structure musculaire des poissons diffère de celle du poulet. Les muscles du poisson sont généralement arrangés en bandes qui courent le long de son corps, séparées par du tissu conjonctif en quantité moins importante que chez leurs descendants. Ces bandes musculaires confèrent à la chair du poisson, une fois cuite, sa propension à se déliter.

Les muscles du poisson sont relativement simples car ceux-ci, pour se déplacer dans l’eau, n’ont rien d’autre à effectuer qu’un mouvement de battement latéral. Les muscles des animaux terrestres, poulets, lézards ou grenouilles, sont plus spécialisés et adaptés aux mouvements plus variés de chaque membre.

Ni le cœlacanthe ni le dipneuste ne sont le chaînon manquant de la chaîne de l’évolution, mais tous deux sont des représentants encore vivants du groupe d’espèces duquel descendent amphibiens, reptiles, dinosaures et poulets. Si la chair du dipneuste ou du cœlacanthe est représentative des poissons à nageoire lobée dans leur ensemble, on peut émettre l’hypothèse que la viande n’a probablement acquis le goût du poulet qu’après la transition de poisson à amphibien.

Pederpes finneyae

La première espèce connue a avoir fait la transition de l’eau à la terre est le Pederpes finneyae. Le Pederpes finneyae, apparu voici 350 millions d’années, est la première créature du registre fossile à être muni de pieds orientés vers l’avant, en faisant un animal totalement terrestre. En supposant que la transition de l’eau à la terre ait engendré les structures musculaires complexes que l’on peut voir chez les créatures terrestres modernes, on peut supposer que le Pederpes finneyae aurait été excellent une fois mariné dans le citron vert et la coriandre puis cuit et émietté dans un taco.

Voici donc probablement 350 millions d’années environ que la vie s’est mise à avoir le goût du poulet, au moment où des poissons à nageoire lobée ont achevé leur transformation en amphibiens terrestres tels que Pederpes finneyae. Il est difficile d’imaginer que cette caractéristique ait pu procurer un quelconque avantage à l’animal qui la présentait, sachant que la mort de l’organisme est la seule situation dans laquelle s’exprime ce goût. De fait, étant donné notre penchant pour le goût du poulet et les efforts que nous consacrons à en tuer pour les manger, on peut considérer qu’avoir un goût de poulet constitue un inconvénient majeur.

Il semble toutefois que ce goût ait perduré sur des centaines de millions d’années. La prochaine fois, au lieu de dire que le truc blanc, ferme et peu goûteux que vous mangez a le goût de poulet, dites plutôt qu’il a le goût de Pederpes finneyae.

Jackson Landers

Traduit par David Korn

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