Cela ressemble à une dérive des continents en accéléré. La gauche gouvernante et la gauche radicale s’éloignent chaque jour un peu plus. Leur désaccord sur le TSCG européen est symbolique de deux rapports antagonistes tant à la réalité présente qu’au futur qui se dessine. Et tout porte à croire que le fossé qui les sépare va s’élargir inexorablement.
Pas de vraie majorité présidentielle
François Hollande a été élu, le 6 mai 2012, avec un drôle de majorité présidentielle: une majorité électorale mais pas une majorité politique. François Bayrou et Jean-Luc Mélenchon ont voté pour lui en dépit de l’incompatibilité totale de leurs orientations. Le nouveau président a ensuite construit une majorité gouvernementale réduite à une alliance entre socialistes et écologistes.
La «gauche de la gauche» est, dès le départ, restée à l’écart. On est loin de «l’union de la gauche» des années quatre-vingt ou de la «gauche plurielle» des années quatre-vingt-dix, qui avaient vu les communistes participer au gouvernement. La configuration actuelle ne reproduit même pas le «soutien sans participation» du PCF au moment du Front populaire de 1936.
Le Front de gauche se contente aujourd’hui d’un soutien au coup par coup à un gouvernement dont il conteste l’orientation générale. Significativement, ses députés ont voté le projet de loi de finances rectificatif de cet été qui détricotait une partie des oeuvres fiscales de l’ère Sarkozy. Mais Mélenchon n’a pas de mots assez durs pour condamner le «budget d’austérité» prévu pour 2013.
Une puissante dynamique d’éloignement entre les deux gauches est à l’œuvre. Adossée aux traités européens, la gauche gouvernante se fixe comme objectifs le désendettement et la compétitivité, même si elle promet de les combiner avec une certaine justice sociale. Hostile aux nouvelles règles du jeu, la gauche radicale se propose de fédérer les forces hostiles aux orientations «austéritaires» du pouvoir.
Passerelles coupées
On peut intellectuellement juger cette coupure excessive et quelque peu artificielle. Après tout, une politique plus audacieuse que celle de Hollande et moins irréaliste que celle de Mélenchon serait imaginable. Force est pourtant de constater qu’une telle orientation n’est plus guère portée dans le champ politique. Tous les courants qui pourraient servir de passerelle entre les gauches «raisonnable» et «protestataire» sont à la peine.
La gauche du PS a presque complètement disparu de la scène publique. Arnaud Montebourg a abandonné sans hésiter le thème de la «démondialisation» agité pendant les primaires socialistes pour se ranger à la nouvelle orthodoxie. Il ne conserve de cette époque que son culot et son bagout.
Lui aussi devenu ministre, Benoît Hamon déserte désormais le combat des idées au sein de son parti et se range sagement derrière le Premier ministre. Seuls quelques socialistes courageux rassemblés derrière une personnalité peu connue porteront l’étendard de la gauche du parti lors du prochain congrès.
Du côté du Front de gauche, c’est le PCF qui est le plus attentif à ne pas rompre totalement avec le PS. Une préoccupation compréhensible à moins de deux ans d’élections municipales de 2014 où les élus communistes auront besoin des voix socialistes.
Pierre Laurent veille à ne pas faire basculer son parti dans une pure et simple «opposition de gauche» au gouvernement. Il ne peut pourtant que constater l’aggravation du désaccord de fond qui le sépare du pouvoir. Son souhait de l’obliger à corriger le tir apparaît de plus en plus comme un vœu pieux.
D’une autre manière, EELV pourrait être en situation de jouer un rôle de trait d’union entre les deux gauches. Son écartèlement à propos du traité européen en témoigne. Les écologistes ont un pied dans la responsabilité gouvernementale et un autre dans la radicalité protestataire.
Constatons simplement que ces contradictions se traduisent par une forme de neutralisation réciproque. Les ministres se taisent sur le traité tandis que les militants ne pipent mot sur la participation gouvernementale.
Dernier exemple d’impuissance de ceux qui se situent, à leur façon, entre les deux gauches : l’attitude ambiguë du MRC de Jean-Pierre Chevènement. L’ancien ministre soutient «les yeux ouverts» le président Hollande tout en condamnant la politique européenne qui guide sa conduite des affaires du pays...
Tropismes divergents
Les deux gauches sont enfin l’objet de tropismes stratégiques divergents. La «gauche molle» est de plus en plus regardée avec intérêt au centre. Bayrou salue l’action politique «courageuse» de Hollande et «le changement intellectuel de la gauche française que beaucoup de leaders du centre attendaient depuis des décennies». «Il y a une fracture entre la gauche qui choisit la dépense publique et récuse les réformes, et la gauche réformiste, celle que j'ai toujours appelée de mes vœux», se réjouit encore le leader du MoDem.
Côté socialiste, on se garde de répondre trop bruyamment à ces aimables propos tout en les appréciant à leur juste mesure. On se souvient que le candidat Hollande avait, un temps, tendu la main à Bayrou. Ou encore que Jérôme Cahuzac, l’influent ministre du Budget, avait reconnu être plus proche du leader centriste que de celui du Parti de gauche. Il est loin d’être le seul socialiste dans ce cas.
Quant à la «gauche dure», elle louche vers l’extrême gauche. Ce n’est pas un hasard si la manifestation de samedi contre le TSCG a rassemblé autour du Front de gauche le NPA et le syndicat Solidaires. Une convergence s’affirme dans la critique de gauche du gouvernement. Revenu de sa stratégie isolationniste, Olivier Besancenot prône désormais une «opposition unitaire à la gauche du gouvernement».
Tout ceci pose les jalons d’une possible recomposition du champ politique. Le président Hollande a, jusqu’à présent, respecté le tabou interdisant aux socialistes l’alliance au centre. Rien n’assure que celui-ci résistera éternellement aux mutations en cours.
Eric Dupin