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Pourquoi Chávez veut-il ressusciter Bolívar?

Temps de lecture : 6 min

Si le général a toujours fait partie de la culture ambiante, il prend une importance particulière avec la présidence de Chávez.

Hugo Chavez, le 24 juillet 2012, dévoile son portrait de Bolivar. REUTERS/Carlos Garcia Rawlins
Hugo Chavez, le 24 juillet 2012, dévoile son portrait de Bolivar. REUTERS/Carlos Garcia Rawlins

Pour la plupart des Vénézuéliens, Simón Bolívar n'était, avant son 229e anniversaire, qu'un visage aux traits étrangement européens, vissé sur le col rigide d'un uniforme d’apparat brodé.

Si sa physionomie variait d'une peinture à l'autre, c'est sans doute que la véritable apparence de celui qui libéra les anciennes colonies de l'occupation espagnole au XIXe siècle avait moins d'importance que sa pose.

Une raideur à la limite du naturel, une carrure exagérée, comme pour signifier l'aura et l'influence du héros indépendantiste en Amérique latine.

Simon Bolivar par Ricardo Acevedo Bernal (Wikimedia Commons, domaine public)

Hugo Chávez, en lice pour un troisième mandat présidentiel, a décidé de rectifier cette iconographie floue le 24 juillet dernier en dévoilant son propre portrait de Bolívar. Une version ultra-réaliste, en «3D», obtenue d'après l'analyse des ossements du crâne du héros national.

L'image, à mi-chemin entre le mannequin de cire d'une salle historique du Grévin et le personnage d'animation d'une saga spatiale en 3D à la sauce latino, présente un Bolívar bien plus créole et métissé que sur les anciennes peintures. Une étrange résurrection qui n'aura pas pu attendre une année de plus, et les 330 ans du Libérateur.

REUTERS/Carlos Garcia Rawlins

Le culte du général indépendantiste ne date pas de l'époque chaviste. Depuis 1974, bien avant l'arrivée de Chávez au pouvoir, on enseigne la pensée de Bolívar à l'école.

Bolívar everywhere

Si le général a toujours fait partie de la culture ambiante, il prend une importance particulière avec la présidence de Chávez.

«Depuis les débuts de son administration, Chávez a régulièrement repris la mythologie qui se réfère au Libérateur, et en a éclaboussé presque tous ses discours», explique Anabel Fernandez Quintana, ethnologue vénézuélienne, spécialiste du lien entre politique et religion.

En effet, en un peu plus d'une décennie, l'adjectif «bolívarien» est devenu une «marque» du régime: cette description a non seulement transformé le nom légal du pays, renommé par Chávez «République bolívarienne du Venezuela», mais il identifie aussi les initiatives gouvernementales et les institutions officielles.

Pour autant la réalisation de ce tableau diffère un peu du culte au préalable porté au héros. Pour Renée Fregosi, maître de conférences en science politique à l’Institut des hautes études de l’Amérique latine, l'affaire du portrait relèverait plus du domaine de la psychanalyse que de la politique.

«Probablement que Chávez a peur de mourir, le fait qu'il fasse des choses un peu morbides est à relier avec toutes ces questions. Selon les semaines, il se prend pour le Christ, Bolívar et Castro, tout à la fois!»

Des gesticulations qui trouvent leurs causes dans une situation politique plus délicate qu'autrefois, selon Anabel Fernandez Quintana.

«Après 14 années au pouvoir, son discours montre des signes évidents d'usure. L'opposition s'est transformée en un vrai rival qui pourrait arracher la présidence lors des prochaines élections le 7 octobre. Le rituel autour de ce portrait réaliste géant s'inscrit dans une tradition républicaine commune de la IVe et Ve République, qui sait se servir de Bolívar comme une sorte de joker pour galvaniser le soutien populaire dans les moments difficiles.»

Symbole de vénérabilité intouchable

Ressortir l'image du sacro-saint Général assurerait donc à Chávez de rester un challenger de taille dans la course politique, après des mois d'absence.

«Pourquoi relancer le culte de Bolívar aujourd'hui en 2012? C'est une manière de s'inscrire dans la compétition électorale. D'ailleurs les opposants ne se disent pas moins bolívariens. Personne n'oserait toucher Bolívar», analyse Jean-Jacques Kouliandsky, chercheur à l'Iris et spécialiste des relations internationales en Amériques latine.

Une habile stratégie politique qui joue avec un symbole de vénérabilité intouchable: Bolívar. La stratégie de Chávez a pourtant des contours un peu épais. Ainsi, au départ, l'exhumation des os du héros indépendantiste avait comme but de vérifier les causes de la mort du Liberator.

Théorie du président vénézuélien: le général n'aurait pas succombé à la tuberculose mais à un empoisonnement. «Chávez a dû vouloir relancer le débat pour faire parler de Bolívar, dans un contexte de campagne, mais la recherche des traces de poison, apparemment, a tourné court. Chávez est sans doute passé de la thèse de l'empoisonnement à la reconstitution du portrait», estime le spécialiste.

Un certain mimétisme

La création du portrait ne serait donc que le recyclage d'une enquête stérile qui n'aurait pas corroboré la thèse de Chávez?

Que penser alors de la nouvelle apparence de ce Simon Bolívar plus «exotique» et dont les ailes du nez tout comme la courbure de la bouche présentent une troublante ressemblance avec ceux d'Hugo Chávez?

Les anthropologues vénézuéliens en charge de la reconstitution bottent en touche, expliquant que l'équipe a utilisé des tables, sorte de «moyennes» des traits d'une population, adaptées au contexte ethnique pour la constitution de «tissus mous» (nez, lèvres, oreilles...).

Ces zones sont en effet beaucoup plus difficiles à définir avec précision. Selon Pierre Guyomarc'h, auteur d'une thèse sur la reconstitution faciale en 3D actuellement en poste au laboratoire d'identification de l'armée américaine à Hawaï, «les méthodes pour définir la position et la forme de ces tissus mous n'ont pas encore de règles absolues, certaines n’ont jamais été testées. Ces méthodes ont une erreur d’estimation non négligeable».

Pour Philippe Lefèvre, anthropologue médico-légal à l'Université Libre de Bruxelles, manipuler une reconstitution 3D sur ces points précis est envisageable.

«Pour le nez et les lèvres, il n'existe pas de repères anatomiques. La reconstitution 3D présente l'avantage d'éviter le subjectif mais, on peut toujours "tripoter" les chiffres.»

Le portrait pourrait ainsi être une incarnation très premier degré de la volonté d'identification de Chávez à Bolívar. Une identification qui pour les spécialistes dépasse la simple connotation politique.

«Bolívar appartient à la sphère politique et religieuse. Le culte de Bolívar, inauguré par la classe politique et patiemment alimenté par l'élite intellectuelle et artistique, a imprégné la société vénézuélienne dans son ensemble, faisant du général une figure sacrée de premier ordre», explique Anabel Fernandez Quintana. S'identifier au général est ainsi pour Chávez une façon détournée de se placer au-dessus du politique, de nimber sa candidature d'une aura mystique et sacrée.

Le mysticisme à la Chávez

Bien que Hugo Chávez ait été le représentant qui a le plus utilisé la figure de Jésus-Christ, il a eu la ruse de maintenir ce que la spécialiste définit comme «une relation avec le divin fondamentalement ambiguë».

Une manière pour lui de s'assurer le soutien de nombreuses communautés religieuses sans en exclure d'autres.

Cette ambiguïté dans les références chavistes ainsi que l'insistance pour récupérer les ossements de Bolívar enterrés en Bolivie a constitué un terreau idéal pour la naissance de rumeurs mystiques autour du président.

Ainsi l'ouverture du sarcophage du Libérateur n'était pour certains qu'un prétexte qui aurait permis à un Chávez malade de toucher les os d'un Bolívar sacré, afin de s'injecter «force et énergie».

«Il a été suggéré l'influence possible de puissants rituels de la “sorcellerie” cubaine dans la résistance à toute épreuve dont a fait preuve le leadership de Chávez, qui a surmonté de nombreux revers (un coup d’État, une grève du secteur pétrolier et jusqu'à son cancer) tout en maintenant des taux de popularité aussi très élevés. L'exhumation des restes de Bolívar n'a rien fait d'autre que remettre sur la table ces vieilles rumeurs assez difficiles à confirmer», souligne Anabel Fernandez Quintana.

La spécialiste Renée Fregosi donne une lecture beaucoup plus pragmatique de ce glissement mystique:

«Il ne peut plus dire ''je suis votre sauveur'', d'un point de vue économique et social, l'éducation, le logement, la pauvreté, tout est catastrophique. Il ne peut plus s'appuyer sur des arguments réels. Donc il part dans le mystique. Et il y a probablement des gens qui vont y croire, qui vont se laisser influencer par cette vision.»

Une fois de plus, il semblerait que la position d'Hugo Chávez ne soit pas à analyser dans le simple champ du politique. Avec ce tableau et toutes les références et analogies que ce dernier véhicule, Chávez file encore une fois la métaphore de la résurrection, omniprésente depuis toujours dans ses discours mais particulièrement vive depuis l'annonce de son cancer.

«Lorsqu'il est revenu de Cuba après son premier traitement, il avait déclaré "je suis ressuscité". Dans le discours qu'il a prononcé à Pâques, date hautement symbolique, il était également question de résurrection», rappelle René Fregosi.

Le jour du dévoilement du portrait de Simón Bolívar, le président vénézuélien lance une formule très biblique:

«Ceci est son portrait. Ceci fait partie de la résurrection de Bolívar.»

S'il est évident qu'Hugo Chávez parle ici de sa propre volonté de renaissance , il n'est pas moins clair qu'avec Bolívar, l'image lui permet de signifier une double résurrection: celle de l'être humain comme celle du leader politique.

Laura Guien

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