Avec le cheval dont la tête se retrouve dans le lit du Parrain, l'animal le plus maltraité de l'histoire du cinéma est peut-être le lapin de Liaison fatale. Ceux qui ont vu ce film il y a 25 ans se souviennent sûrement de cette folle à lier qui harcèle un homme marié et qui tue le lapin de sa petite fille pour le faire bouillir en cocotte.
Quand la bonne épouse soulève le couvercle de la marmite, elle découvre, miam miam, une fourrure blanche discrètement marbrée de sang, et elle hurle, en chœur avec le public même si tout le monde se doutait de ce qui allait arriver.
«Bouilleuse de lapin» est restée une façon très évocatrice de qualifier une femme dangereuse et prédatrice, à l'état mental aussi retors que sa chevelure permanentée. Ne la croyez pas quand elle affirme ne vouloir passer qu'une nuit de plaisir. Ce vagin denté mettra votre vie en lambeaux et ne vaut absolument pas les cinq minutes de sexe torride passées sur l'évier de la cuisine.
Liaison fatale a été nommé pour six Oscars (dont celui du meilleur film), a engrangé plus de 150 millions de dollars [près de 115 millions d'euros], et a provoqué un débat houleux sur le fait de savoir s'il constituait une attaque sexiste en règle. Un quart de siècle plus tard, on serait tenté de croire que ce mélodrame autour des dangers du papillonnage serait sérieusement daté. Pas du tout.
Une illustration de notre malaise puritain face au désir sexuel
Bien plus que la flopée de films de même genre qu'il a engendrés, Liaison fatale reste une excellente illustration de notre malaise puritain face au désir sexuel, ainsi que de notre persistance à vouloir faire porter toute la faute sur la femme dévergondée dès lors que la fidélité conjugale est menacée.
Si cette œuvre d'Adrian Lyne est la mère de tous les films de traqueurs fous, le père est à chercher ailleurs : Un Frisson dans la nuit, premier film réalisé par Clint Eastwood, en 1971, met en scène un D.J. porté sur la chose, à chouette baraque et à Jaguar de collection décapotable, dont la passade d'un soir va entraîner destruction de biens et tentative de suicide.
Notre brave garçon se verra finalement contraint de balancer la cinglée du haut d'une falaise. Mais c'est un célibataire. Le héros de Liaison fatale est un homme marié. Et au cas où vous n'auriez pas saisi, l'infidélité, c'est mal. Très mal.
Pour cette raison même, ce qui est devenu contre toute attente un blockbuster international a dû lutter pour parvenir sur le grand écran. Les studios hollywoodiens étaient unanimes : il était tout bonnement impossible qu'un mari infidèle puisse être sympathique.
Le scénariste James Dearden fit donc de l'avocat volage Dan Gallagher (Michael Douglas) un aimable type « ordinaire » et d'Alex Forrest (Glenn Close), sa liaison d'un week-end, une femme plus angoissante et plus manipulatrice. Il fallait que le public accepte qu'un gars marié à une superbe femme — mais dont la ravissante enfant fait encore des incursions dans le lit conjugal – soit dans son droit, testostérone oblige, quand il tombe dans les griffes d'une allumeuse qui lui susurre: «C'est quand, la dernière fois que tu l'as fait dans un ascenseur?» (Et elle sait comment bloquer l'appareil entre deux étages.)
Bataille rangée entre vice et vertu
La fin prévue à l'origine, dans laquelle Alex se donne la mort sur les notes pathétiques de Madame Butterfly, avait fait un bide aux projections-tests. Le grand final fut donc revu et corrigé pour devenir une bataille rangée entre vice et vertu. «Beth Gallagher à l'appareil», prévient la femme de Dan (Anne Archer, qui collectionnera par la suite les rôles d'Épouse) quand elle a Alex en ligne. «Si vous vous approchez encore de ma famille, je vous tue. Vous entendez?» Et waouh, elle ne fera pas semblant: quand son petit mari aura lamentablement échoué à noyer Alex dans la baignoire, Beth décidera d'en finir au flingue, façon Dirty Harriet.
© Paramount Pictures
Comme Susan Faludi l'écrira dans Backlash : la guerre froide contre les femmes en 1991, Liaison fatale fait l'apologie de «l'incompatibilité entre carrière et vie personnelle heureuse (...) La vie des femmes devait se conformer à un conte édifiant dans lequel la 'bonne mère' gagne et la femme indépendante est punie.» Les féministes furent indignées par ce portrait de «femme de carrière cinglée», au grand étonnement de la responsable de studio Sherry Lansing, qui dut dire et répéter qu'elle était elle-même une femme de carrière, et que cette histoire l'avait convaincue car elle avait été touchée par le personnage délaissé et esseulé d'Alex.
En plein débat sur «croiser les cuisses ou les doigts»
Le débat se focalisa sur Liaison fatale car le film arrivait à point pour nourrir les réflexions sur ce que Time qualifia alors de «retranchement derrière les lignes de front sexuelles»; le sida faisant régner la terreur, «quand on [avait] un rendez-vous galant, on ne [savait] plus s'il [fallait] croiser les cuisses ou les doigts».
De même, le film sortit un an après une enquête controversée de Newsweek intitulée «La crise du mariage», selon laquelle les femmes [célibataires] de plus de 40 ans avaient statistiquement plus de chances de mourir dans un attentat terroriste que de passer devant l'autel (le personnage d'Alex a 36 ans). 1987 fut aussi l'année de notre dernier grand krach boursier, qui mit temporairement à terre Yuppie-land, où était glorifié un mode de vie urbain chicos et sans enfants.
Lorsque Dan et Alex vont chez elle dans le Meatpacking District, la rue est rouge du sang du bétail; le couple doit presque écarter les vaches pour parvenir à la porte de l'immeuble. Le réalisateur nous rappelle là qu'il n'est pas digne d'un humain de vivre dans un tel endroit.
Libre versus marié, ville versus banlieue: dans cette lutte à mort culturelle, Lyne choisit sans détours le camp de la monogamie, des arbres enveloppés de rosée et de la sécurité de Scarsdale [banlieue chic au nord de New York]. Dans Liaison fatale, la ville resplendit de mille feux trompeurs, à l'image d'Alex. Le message est clair: aucune femme ne veut vraiment du sexe et rien d'autre. Elle veut votre virilité – votre semence, votre salaire.
Un film largement imité
La plupart des nombreuses imitations du film sont si convenues qu'elles feraient presque passer Liaison fatale pour Citizen Kane. Le plus souvent, elles sont un quasi-plagiat de l'intrigue de Lyne, voire de ses décors: parkings vides, accidents de voitures sur des routes sinueuses, mort par noyade. Les hommes, exemples de réussite professionnelle et sociale, sont toujours de bons gars.
Au lit, ce sont des tendres – ils embrassent langoureusement, étreignent les mains, caressent les cheveux. «Je t'aime. Rien ne pourra nous séparer», assure Christopher Egan à sa petite amie en 2009 dans The Crush. «Je ne devrais pas faire ça», dit-il ensuite à la fille en bikini rouge qui lui fait des avances – et il tient cette position vertueuse pendant environ douze secondes.
Sept ans plus tôt, dans Swimfan, la fille de la piscine, Ben Cronin (Jesse Bradford) jurait à sa mie «Je t'aime, rien ne pourra briser cet amour», et prévenait la tentatrice (Erika Christensen) «Je ne peux pas faire ça», juste avant... de le faire. La Gentille Légitime (épouse ou petite amie) et la Diablesse ont toujours les cheveux d'une couleur opposée afin de ne pas les confondre, la méchante étant en général blonde. (En 2009, Beyoncé, en costume d'épouse, déclare à la persécutrice blonde de Obsessed: «Tu te crois folle ? Tu vas voir ce que c'est qu'une folle, salope!»)
Ce qui rend Liaison fatale meilleur que ses clones, mis à part qu'il était là le premier et que Lyne excelle en atmosphères angoissantes, c'est la performance de Glenn Close. Le rôle d'Alex a été décisif dans sa carrière. Jusqu'alors toujours choisie pour jouer les gentilles filles, l'actrice dut batailler ferme pour décrocher le rôle. D'abord opposée à la nouvelle fin, jugeant très peu crédible qu'Alex sombre dans cette rage meurtrière, elle finit par se plier à l'esprit d'équipe, pour rendre à la perfection ce dérapage de la bienséance à la démence.
S'identifier à l'homme
Cependant, si crédible et effrayante soit Close, ce n'est pas son film. C'est celui de l'homme, c'est à lui que l'on doit s'identifier. Capable de faire de gentils calinoux, capable même de faire le thé, Dan sait aussi pilonner une étrangère vite fait avec le pantalon sur les chevilles. Si ce n'est pas du fantasme devenu réalité! Mais est-ce sa faute, aussi, s'il est irrésistible? Quand, en 2002, Lyne reprit le thème de l'adultère oh-que-c'est-mal dans le bien moins réussi Infidèle — cette fois, c'est la femme qui trompe, avec des conséquences tout aussi catastrophiques — c'est Richard Gere qui interpréta Monsieur Tout-le-monde. Quelle femme saine d'esprit trahirait un type si émouvant et en même temps si sexy? Et en plus avec un Français aux airs louches?
Les Français pourraient avoir déposé le brevet du mélodrame sexuel depuis Thérèse Raquin de Zola (1873). Lyne reconnaît par ailleurs ce qu'il doit à la cinématographie française, en particulier aux films de Claude Chabrol. Mais la ligne de démarcation entre les sexualités masculine et féminine est beaucoup moins aliénante dans la culture française.
C'est peut-être pourquoi les films français de harcèlement traitent en général avec plus de respect les motivations des personnages féminins. Il n'est qu'à comparer Nathalie et son inepte remake anglophone, Chloe, pour se rendre compte de la supériorité des Français dans le maniement de la sensualité exacerbée et de la confusion érotique existentielle. Pour un film du genre qui daigne vraiment s'attarder sur le point de vue de la femme dérangée, il faut voir le chef-d'œuvre de François Truffaut, L'Histoire d'Adèle H (1975) – qui se déroule en 1863 et montre que le harcèlement amoureux ne date pas d'hier.
L'évolution des persécuteurs
Les persécuteurs ont évolué avec la technologie. Certes, il est toujours possible de verser de l'acide sur une voiture, mais la présentation du numéro a sonné le glas des appels anonymes, et Internet permet de suivre l'être cher en faisant beaucoup moins de marche à pied. En réalité, ce qui a changé, c'est le ton.
Depuis Liaison fatale, un sous-genre a ainsi fleuri autour du comique. Le film (avec d'autres thrillers) est clairement parodié dans Fatal Instinct de Carl Reiner (1993). En 1998, avec Mary à tout prix, la personne qui persécute n'est plus sombre et dangereuse, mais ridicule — et ce peut être un homme. Plus récemment, dans The Dinner, la harceleuse est carrément une satire; revêtue d'un corset de cuir, elle a, comme précise le scénario : «des cuisses puissantes qui pourraient écraser la tête d'un homme.»
Finalement, ce qui semble aujourd'hui le plus daté dans Liaison fatale est précisément ce qui avait valu au film un si gros succès : l'innocence affable et débonnaire de Dan Gallagher. Pénétrer Alex est aussi bête que pénétrer seul dans une maison hantée plongée dans le noir. Il faut vraiment ne rien connaître à rien.
Après Liaison fatale, un homme ne pouvait que se méfier de cette ensorceleuse en robe moulante parée de grandes boucles d'oreilles, à partir du moment où elle allumait sa longue cigarette et la faisait onduler pour mieux mettre en valeur ses talons vernis. Il ne pouvait qu'être plus conscient des conséquences possibles de penser avec sa queue – c'est ce qui fait dire « non » dès le départ au héros de Obsessed.
Un brave type comme Dan, qui n'en était probablement pas à sa première invitation à batifoler, aurait au moins dû avoir le bon sens de choisir une personne mariée comme lui – une personne du genre de, au hasard, Diane Lane dans Infidèle. Ils auraient pu se retrouver dans la ville électrique, puis retourner chacun à leur villa pimpante, à leurs jolis bambins et à leurs labradors à derrière frétillant.
Dans la vraie vie comme en France, contrairement à ce que nous racontent les films, un bon orgasme n'entraîne pas forcément de châtiment.
Lisa Zeidner
Le cinquième roman de Lisa Zeidner, Love Bomb, est actuellement épuisé. Elle enseigne l'écriture créative à l'université de Rutgers-Camden (New Jersey).
Traduit par Chloé Leleu