Si, comme moi, vous aimez manger et que vous vivez en appartement, l’été peut très vite devenir une période des plus déprimantes. De fin mai à début septembre, tous les magazines de cuisine se mettent en effet à dispenser leur lot de «Conseils pour des grillades savoureuses» ou leurs «55 façons d’épicer vos grillades» et la plupart des émissions culinaires à la télévision ressemblent à des documentaires anthropologiques sur les divers rituels de vénération des braises en milieu périurbain. Mon cœur saigne dès qu’une recette, par ailleurs alléchante, associe les mots feu, braises et charbon.
Pour le dire clairement, comme tout carnivore digne de ce nom, je n’apprécie rien tant qu’une bonne dose de protéines passée sur les flammes, mais compte-tenu de mon mode de vie urbain, le choix qui s’offre à moi est très limité si je souhaite faire des grillades en extérieur. Tant d’un point de vue social qu’hygiénique, je n’ai aucune envie d’aller me battre avec mes voisins autour des grilles sordides des barbecues publics du parc voisin.
Et avant que vous ne me suggériez d’aller m’installer sur l’escalier de secours avec un barbecue portable, laissez-moi vous informer que mon immeuble a un jour reçu un avertissement de la brigade des pompiers pour trois malheureux pots d’herbes aromatiques que «quelqu’un» y avait installé –cela a détruit mes rêves de barbecue aussi vite que mon basilic.
Cependant, à l’heure où l’été s’achèvait pour laisser petit à petit place à l’automne, je me suis décidé à réaliser ce que quelques âmes chagrines qualifient d’impensable, voire d’impossible: reproduire la mystique du barbecue dans le climat tempéré d’un appartement. Et je suis ici pour attester que cela est possible. Tant que vous êtes prêt à laisser sur le palier toutes ces notions stupides de virilité, de rusticité et de nostalgie du feu de camp (en bref, toute l’aura du barbecue), le goût sera au rendez-vous (de toutes façons, je n’ai jamais été très branché aura).
Le bon matériel
Avant toute chose, il vous faut le bon matériel. Comme pourra vous le confirmer quiconque ayant mené une recherche Google sur le sujet, le barbecue d’intérieur peut se faire de plusieurs manières. Bien entendu, la chose à ne vraiment pas faire est de rapporter dans le salon votre barbecue classique, qu’il soit à charbon ou à gaz (ne faites jamais, jamais, ça!).
Il n’en reste pas moins un large choix de matériel pour faire des grillades sans asphyxier sa famille ou réduire son immeuble en cendres: il y a les grills popularisés par George Foreman, assez semblables à des appareils à croque-monsieur, des appareils spéciaux dits «ouverts» à poser sur le plan de travail, des modèles très chics insérés directement dans votre cuisine et des gadgets futuristes censés reproduire le principe d’une rôtisserie ou d’un fumoir. Vous pouvez même utiliser le grill de votre four –c’est le même principe, mais à l’envers.
Le moyen le plus simple (et le meilleur) pour faire des grillades en intérieur reste toutefois la bonne vieille et inusable poêle ou planche à griller en fonte, dont les rainures reproduisent le marquage caractéristique du barbecue extérieur en n’encombrant qu’un ou deux brûleurs de la gazinière. Les poêles à griller sont aussi relativement peu onéreuses (comptez entre 40 et 80 dollars, soit entre 30 et 60 euros, pour un modèle correct), faciles à ranger dans la cuisine d’un petit appartement, simples à nettoyer et capables de griller bien plus de choses qu’un panini de temps à autre (oui, Foreman, je parle de tes appareils).
Et, bon sang, nous ne demandons rien d’autre: griller –une technique autrement plus extrême que les cuissons à la poêle ou au four que nous infligeons régulièrement à nos filets de poulet. Les savants ès cuisine définissent la grillade comme le fait de faire cuire un aliment assez rapidement à l’aide d’une intense chaleur directe (provenant généralement du dessous, d’où la nécessité de retourner l’aliment à mi-chemin) et avec très peu de matière grasse additionnelle (qu’il s’agisse d’huile ou de beurre).
L'avantage des poêles à griller
La principale caractéristique permettant de distinguer les viandes et légumes grillés des aliments cuits différemment est la croûte croustillante qui se forme à la suite de la «réaction de Maillard», processus durant lequel les acides aminés réagissent aux sucres pour produire un brunissement et une flopée de composés gustatifs merveilleux et pas encore pleinement compris.
Les poêles à griller vont très bien pour produire cette réaction (à condition de les préchauffer assez longtemps à l’avance), tandis que les grills de type appareils à croque-monsieur et autres ustensiles fermés finissent souvent par faire cuire l’aliment à la vapeur dans son propre jus plutôt que de le griller. En outre, nombre de machines spécialisées ne permettent pas bien de contrôler la température, ce qui rend difficile la transition entre le moment où l’on saisit une viande à haute température et celui où on la fait cuire à une température plus douce (et vice versa). Les poêles à griller n’ont pas ce défaut; elles sont uniquement limitées par la puissance de vos brûleurs.
Cependant, avoir le bon matériel n’est pas tout; encore faut-il savoir s’en servir. Faire des grillades en intérieur réserve quantité d’autres écueils sur lesquels votre serviteur a misérablement échoué afin de vous les éviter.
Pour commencer, dès lors que l’on n’opère plus en plein air, la fumée perd une grande partie du charme que lui prêtent généralement les amateurs de barbecue.
Je m’en suis malheureusement rendu compte lors d’un dîner récemment organisé chez moi, au moment où, sortant de la cuisine pour rejoindre le salon, j’ai trouvé mes invités transformés en spectres toussotant au milieu d’un épais brouillard. Certes, on ne peut empêcher qu’il y ait un peu de fumée lorsque l’on travaille à haute température, mais il existe clairement des moyens de la réduire.
Réduire la fumée
C’est là que réside toute l’importance de la préparation. N’hésitez pas à faire mariner votre viande, mais assurez-vous de bien l’essuyer avec du sopalin avant de la mettre à griller. Veillez tout spécialement à ne pas laisser de morceau d’ail, d’oignon ou de gingembre émincé à la surface de la viande, car ils risqueraient de tomber entre les rainures et d’y brûler en donnant un goût amer à la viande.
De même, évitez les recettes qui nécessitent de frotter la viande avec une préparation à base de graines, type moutarde, cumin ou coriandre: elles ne feraient que tapisser les sillons de votre poêle d’une pâte noire et nauséabonde. Les poudres sèches, en revanche, marchent bien et adhèrent fermement à la viande lorsqu’on les frotte d’abord avec quelques gouttes d’huile.
En parlant d’huile, ne la versez pas directement dans la poêle. Fiez-vous plutôt aux conseils de Steven Raichlen, grand gourou du barbecue, et utilisez une feuille de papier absorbant pour ne lubrifier que le haut des rainures afin d’empêcher que cela ne colle, car l’huile versée dans les sillons interfère avec la partie «sèche» de la chaleur et risque fort de brûler. Oubliez aussi l’huile d’olive. Avec leurs points de fumée plus élevés, l’huile de colza et l’huile de pépins de raisin sont mieux adaptées.
Si toutes ces restrictions commencent à vous ennuyer, rassurez-vous: l’un des grands avantages des poêles à griller est que, une fois que la viande cuite repose dans un papier d’aluminium à côté de la gazinière, vous pouvez déglacer pour faire une sauce et ajouter toutes les épices spéciales que vous aviez dû éviter lors de la phase de préparation. A ce moment, vous avez le droit d’éprouver un certain sentiment de supériorité par rapport aux adeptes du barbecue d’extérieur, qui, les pauvres, ne jouissent pas d’un tel luxe (essayez de déglacer un barbecue et c’est la catastrophe assurée).
Eclaboussures
Outre la fumée, le principal inconvénient des grillades en intérieur est le risque d’éclaboussures. Sur un barbecue traditionnel, la graisse et l’eau contenues dans la viande passent à travers la grille et tombent petit à petit sur les braises, où elles s’évaporent en diffusant des parfums appétissants. Sur une poêle à griller, elles explosent sans prévenir en éclaboussant tout le dessus de votre gazinière, votre plan de travail, vos livres de cuisine, votre pantalon… à vrai dire, tout ce qui se trouve dans un rayon de 50 cm.
C’est un problème impossible à éviter sans faire d’autres sacrifices. Vous pouvez toujours, par exemple, poser une feuille de papier aluminium sur votre viande en train de cuire, mais la laisser trop longtemps risque de faire apparaître la vapeur tant redoutée. Vous pouvez également mettre en péril votre réputation de pro du grill en finissant la cuisson au four après la grillade initiale. Mais si vous choisissez la grillade en bonne et due forme, mieux vaut préparer un chiffon humide pour essuyer les choses au fur et à mesure.
Quant au goût, les puristes vous diront que les grillades en intérieur sont tout simplement incapables de rivaliser avec les délicieux arômes fumés que le charbon ou le bois donnent à la viande. On ne peut pas leur donner tout à fait tort. Mais ce n’est pas pour ça que l’on ne peut pas tricher un peu. En ajoutant deux ou trois pincées de paprika fumé (pimentón, de son nom espagnol), de poudre de chipotle ou de sel fumé à vos marinades ou quelques gouttes de fumée liquide à vos sauces, vous parviendrez à satisfaire le plus difficile des amateurs de barbecue.
Et si des âmes chagrines vous font encore des réflexions désobligeantes, rappelez-leur qu’ils ont tout à fait le droit d’aller au parc faire griller leurs saucisses avec des inconnus sur la grille rouillée d’un barbecue public. Dans votre intérieur climatisé, un verre de rosé glacé à la main et un steak parfaitement grillé dans votre assiette, vous n’aurez qu’à attendre de les voir revenir trempés de sueur, avec leurs bières chaudes et leur authenticité si chère.
J. Bryan Lowder
Traduit par Yann Champion