Comme beaucoup des inventions d’Apple, ce n’est pas une vision mais un problème qui a lancé l’histoire de l’iPhone. En 2005, l’iPod avait devancé le Mac en devenant la plus grande source de revenus d’Apple, mais le baladeur qui avait sauvé la marque se voyait alors confronté à une menace de plus en plus précise: le téléphone portable.
Tout le monde en possédait un, et pour peu que les entreprises qui les fabriquaient trouvent un moyen de leur faire diffuser de la musique de façon simple et ludique, «l’iPod pourrait devenir inutile» avait averti Steve Jobs lors du conseil d’administration d’Apple. C’est ce qu’on peut lire dans la biographie que Walter Isaacson lui consacre.
Heureusement pour Apple, la plupart des téléphones du marché étaient plutôt nuls. Jobs et les autres cadres de l’entreprise passaient leur temps à se plaindre des leurs. Les plus simples ne faisaient guère davantage que passer des appels, et plus on y ajoutait de fonctions, plus ils étaient difficiles à utiliser.
En particulier, les téléphones «ne valaient rien en tant qu’objets de loisir», témoigna Phil Schiller, directeur de longue date du marketing d’Apple, lors du procès en violation de brevet de la marque contre Samsung. Arriver à mettre de la musique et des vidéos sur les téléphones de 2005 était trop difficile, et si vous y parveniez, réussir à se servir de ces fonctions était une véritable corvée nécessitant de transiter par un nombre incalculable d’écrans et de menus.
La raison était que la plupart des téléphones étaient entravés par un problème très simple—ils manquaient d’une bonne méthode de saisie. Les touches physiques (comme celles du BlackBerry) fonctionnaient pour taper, mais s’avéraient insupportables pour naviguer.
En théorie, les téléphones munis d’écrans tactiles pouvaient faire beaucoup plus, mais en pratique ils étaient également pénibles à utiliser. Les écrans tactiles de l’époque ne savaient pas détecter l’impact des doigts—il fallait un stylet, et donc deux mains libres (une pour tenir le téléphone, l’autre le stylet). Personne ne voulait d’un baladeur qui mobilisait les deux mains.
L'affaire Samsung, une mine d'anecdotes
C’est l’histoire de la réinvention du téléphone par Apple. Les grandes lignes en ont déjà été racontées de la façon la plus exhaustive possible dans la biographie d’Isaacson. Mais l’affaire Samsung—qui s’est achevée le mois dernier par une retentissante victoire d’Apple—a révélé une mine d’anecdotes sur son invention, le genre de détails qu’Apple a généralement horreur de rendre publics.
Nous avons vu des photos et des dessins de dizaines de prototypes de l'iPhone et de l'iPad. Des mails internes expliquant comment cadres et designers ont résolu des problèmes cruciaux du design de l’iPhone. Nous avons entendu les témoignages des huiles d’Apple expliquant pourquoi l’iPhone était un pari fou.
Mélangez tout cela, et vous obtiendrez une histoire remarquable sur un appareil qui, selon les lois ordinaires du monde des affaires, n’aurait jamais dû être inventé. Étant donné la popularité de l’iPod et sa place centrale dans les résultats de la marque à la pomme, Apple aurait dû être la dernière entreprise sur Terre à essayer de construire un engin dont l’objectif déclaré était de tuer les baladeurs.
Pourtant, dans les cercles d’initiés d’Apple, on savait qu’un jour un fabricant de téléphones résoudrait le problème de l’interface et créerait un appareil universel qui pourrait passer des appels, diffuser de la musique et des vidéos et faire tout le reste aussi—un appareil qui goberait les parts de marché de l’iPod.
La seule chance de parer le danger pour Apple était de fabriquer lui-même le tueur de l’iPod. Au-delà de ce simple calcul commercial, les responsables d’Apple virent dans ce téléphone une opportunité de réelle innovation. «Nous voulions construire un téléphone pour nous», déclara Scott Forstall, chef de l’équipe qui a construit le système d’exploitation du téléphone, lors du procès. «Nous voulions fabriquer un téléphone que nous aimerions.»
Le problème était la façon de s’y prendre. Quand Jobs a dévoilé l’iPhone en 2007, il a montré la photo d’un iPod avec un cadran téléphonique rotatif à la place de la molette cliquable. C’était une blague, mais qui n’était pas si éloignée des premières réflexions d’Apple sur les téléphones.
La molette cliquable—cette géniale interface gouvernant l’iPod (inventée pour Apple par une entreprise appelée Synaptics)—constituait un moyen simple et compris de tous pour naviguer dans les menus et écouter de la musique. Alors pourquoi ne pas l’utiliser aussi pour téléphoner?
Apple n'a pas inventé les interfaces tactiles multi-points
En 2005, Tony Fadell, l’ingénieur qui a inventé le premier iPod, s’était procuré un téléphone fixe haut de gamme fabriqué par Samsung et Bang & Olufsen sur lequel on naviguait en utilisant un ensemble de touches numériques placées autour d’un cadran rotatif. Un téléphone portable Samsung, le X810, utilisait le même cadran pour entrer des données.
Le principe ne plut pas trop à Fadell. «Drôle de manière de tenir le téléphone», écrivit-il dans un mail destiné à d’autres employés d’Apple. Mais Jobs pensa que cela pouvait fonctionner. «C’est peut-être notre solution—on pourrait mettre le pavé numérique autour de la molette cliquable», ajouta-t-il (Samsung se servit de ce raisonnement pour tenter de prouver que les designs d’Apple étaient inspirés d’autres entreprises, y compris Samsung elle-même).
A peu près à la même époque, Jonathan Ive, directeur du design chez Apple, enquêtait sur une technologie qui selon lui pourrait un jour faire des miracles—un écran tactile qui comprendrait les tapotements de plusieurs doigts à la fois (notez qu’Apple n'a pas inventé les interfaces tactiles multi-points; ce n’était qu’une entreprise parmi d’autres étudiant la technologie à l’époque).
Selon la biographie d’Isaacson, le projet initial de l’entreprise était d’utiliser le nouveau système tactile pour mettre au point un ordinateur tablette. Le projet de tablette d’Apple est né en 2003—sept ans avant que l’iPad ne soit mis sur le marché—mais à mesure qu’il mûrissait, les cadres se sont rendu compte que le tactile multi-points pourrait fonctionner sur les téléphones.
Lors d’une réunion en 2004, Jobs et son équipe ont regardé un prototype de tablette qui montrait une liste de contacts. «Vous donniez un petit coup sur le contact, il glissait et vous donnait l’information requise», témoigna Forstall. C’était tout simplement incroyable.»
Jobs lui-même fut particulièrement intéressé par deux caractéristiques que Bas Ording, talentueux designer d’interface utilisateur, avait intégré au prototype de tablette. L’une était le «défilement à impulsion»—lorsque l’on donne une chiquenaude à une liste de données sur l’écran, elle bouge en fonction de la vitesse de votre geste et s’arrête doucement, comme si elle subissait une réelle inertie.
«Ça sentait un peu la pizza»
Une autre était «l’effet élastique», qui permet à une liste de rebondir contre le bord d’un écran quand il n’y a plus de données à afficher. En voyant le prototype, Jobs pensa «Mon Dieu, on peut construire un téléphone avec ça,» confia-t-il lors de la D Conference en 2010.
L’entreprise décida d’abandonner l’idée de la molette cliquable et d’essayer de construire un téléphone multi-tactile. Jobs savait qu’il prenait un risque—est-ce qu’Apple allait arriver à faire fonctionner le traitement de texte sur un écran tactile?—mais les gains pouvaient être gigantesques: si la seule interface du téléphone était un écran tactile, elle offrirait des possibilités infinies—vous pourriez l’utiliser non seulement pour parler, écouter de la musique mais pour tout le reste aussi, y compris un tas d’applications de tiers. En d’autres termes, un téléphone à écran tactile ne serait pas un téléphone mais «en réalité, un ordinateur dans votre poche en quelque sorte», expliqua Forstall au tribunal.
Apple est réputé pour sa discrétion, mais Jobs voulut que l’iPhone soit encore plus protégé que d’habitude. Le projet reçut un nom de code—«Project Purple»—et, témoigna Forstall, Jobs ne laissa l’équipe de l’iPhone recruter personne qui n’appartint pas déjà à l’entreprise pour travailler sur l’appareil.
Forstall dut tenir un étrange discours aux ingénieurs vedettes de différents départements de la compagnie:
«Nous lançons un nouveau projet. Tellement secret que je ne peux même pas vous dire sur quoi il porte. Je ne peux pas vous dire pour qui vous allez travailler.... ce que je peux vous dire c’est que si vous acceptez ce projet… vous travaillerez le soir, vous travaillerez le week-end, probablement pendant plusieurs années.»
L’équipe de l’iPhone investit un bâtiment entier au QG de Cupertino d’Apple, en Californie. «Ça tenait beaucoup du dortoir, il y avait des gens tout le temps», raconta Forstall lors du procès. «Ça sentait un peu la pizza, et en fait sur la porte d’entrée du [dortoir] Purple Dorm, nous avions placé un écriteau qui disait «Fight Club»—parce que la règle numéro un de ce projet était de ne pas en parler ailleurs que derrière ces portes» (merci à The Verge pour la transcription du témoignage de Forstall).
L’équipe de l’iPhone se divisa en deux groupes distincts mais très interactifs—les gars qui faisaient le matériel d’un côté, et ceux qui mettaient le logiciel au point de l’autre (je n’arrive pas à trouver le moindre indice indiquant que des femmes aient travaillé sur ce téléphone).
Pincer zoomer et double tap
Le principal travail de l’équipe du logiciel était de trouver le moyen de rendre une interface absolument nouvelle intuitive et naturelle. L’une de leurs manières d’y parvenir fut d’inventer des «gestes» des doigts qui permettaient de naviguer très rapidement dans le téléphone. Certains de ces gestes, comme le pincer-pour-zoomer, avaient déjà été utilisés dans des projets multi-tactiles par le passé (on en voit dans Minority Report) mais d’autres furent inventés par Apple.
Par exemple, Forstall utilisait un prototype d’iPhone parmi ses principaux ordinateurs, et il trouvait que pincer constamment pour zoomer sur l’écran devenait fastidieux. Dans un éclair de génie, il se dit mais pourquoi ne pas faire en sorte que le téléphone zoome avec un simple double-tap sur l’écran? C’était un geste difficile à mettre en place—le téléphone devait «comprendre la structure» du document sur lequel il zoomait, expliqua-t-il—mais une fois que les ingénieurs eurent réussi à faire fonctionner la technique, Forstall trouva le téléphone bien plus facile à utiliser. «Il me permettait de surfer sur Internet de façon beaucoup plus fluide» commenta-t-il.
L’équipe matérielle, pendant ce temps, essayait de trouver à quoi allait ressembler l’appareil. Au tribunal, Christopher Stringer, l’un des plus anciens designers d’Apple, expliqua que l’entreprise avait créé le téléphone grâce à un procédé de perfectionnement rigoureux. Un groupe d’une quinzaine de designers se réunissait régulièrement autour d’une table de cuisine installée dans l’atelier de design d’Apple pour examiner, dans le plus petit et le plus assommant détail, toutes les idées pour diverses parties du design de l’iPhone.
Apple possède une vaste gamme de systèmes lui permettant de créer rapidement des prototypes physiques à partir de designs numériques, et l’équipe manipulait tous ces prototypes et faisait des commentaires sur son ressenti. «On est un groupe de gens plutôt maniaques,» expliqua Stringer, en soulignant qu’ils examinaient parfois 50 raffinements différents pour une seule et unique touche.
Certains documents lors du procès ont dévoilé quelques-uns des nombreux designs d’iPhone envisagé par Apple. Il y avait des téléphones tout fins; des gros; d’autres avec du verre arrondi devant et derrière; certains avec des côtés plats, et les deux extrémités arrondies, d’autres encore avec des côtés arrondis, et des extrémités plates; et même un téléphone octogonal.
La pureté de l'extrusion
Apple s’est également inspiré d’autres entreprises. En 2006, le directeur du design Jonathan Ive a demandé à l’un de ses designers, Shin Nishibori: «Si Sony devait faire un iPhone, à quoi ressemblerait-il? Tu pourrais le faire pour moi?», nous apprend la déposition de Nishibori. Le résultat fut un téléphone maigrichon qui ressemble beaucoup à l’iPhone actuel, sauf qu’il avait les boutons de volume devant plutôt que sur le côté (Samsung a tenté d’avancer au procès que ce design prouvait qu’Apple avait copié Sony, mais le juge refusa l’argument qui de toute façon ne tenait pas la route—le design ne ressemblait à aucun vrai téléphone Sony et était en réalité la vision d’Apple de l’esthétique de design de Sony.
Au printemps 2006, environ un an avant le lancement de l’iPhone, Ive et son équipe avaient choisi un design pour l’appareil. Le prototype gagnant ressemblait à l’iPod Mini de 2004 d’Apple—c’était un appareil métallique aux côtés arrondis, conçu dans ce que les designers appellent de l’aluminium «extrudé.» On peut le voir sur une photo de 2006 révélée lors du procès—c’est celui de gauche:
Le téléphone de droite est un autre prototype, qui ressemble beaucoup plus à l’iPhone que Steve Jobs a dévoilé en janvier 2007. En effet, il semble pratiquement identique à l’iPhone 4, lancé par Apple en 2010. Que s’est-il passé? Comment Apple est-il passé de la construction du téléphone de gauche à une version de celui de droite?
Nous ne pouvons avoir aucune certitude, mais nous avons des indices. L’une des raisons qui ont poussé Apple à changer de design était que les côtés arrondis semblaient superflus. «J’ai vraiment peur que nous soyons en train de réaliser un objet qui va paraître et être trop large», s'inquiéta le designer d’Apple Richard Howarth dans un mail adressé à Ive. En outre, avança Howarth, si Apple plaçait les boutons de contrôle du volume dans les côtés arrondis, cela ferait disparaître «la pureté de l’idée de l’extrusion.»
La précision maniaque
Le téléphone en métal extrudé posa un plus gros problème encore: un matin, Jobs entra dans le bureau et déclara tout à trac qu’il ne l’aimait pas. Comme le relate Isaacson, Jobs s’était rendu comte que le design encastrait l’écran de verre du téléphone dans un cadre d’aluminium—mais parce que l’écran était l’unique interface de l’iPhone, le design se devait de le mettre en avant par rapport au reste. Ive comprit immédiatement que Jobs avait raison. «Je me souviens m’être senti terriblement gêné qu’il ait eu besoin de faire cette observation», rapporta-t-il à Isaacson.
Donc, vers le printemps 2006, quelques mois à peine avant les débuts publics de l’iPhone, l’équipe décida de tout recommencer à zéro. En compulsant leurs anciens designs, ils tombèrent sur un prototype dessiné un an auparavant. Il s’agissait d’un rectangle tout simple avec des angles arrondis, un seul et unique bouton en façade, et un écran de verre couvrant toute la face du téléphone. Le design emblématique qui allait devenir l’iPhone.
Changer de design signifiait qu’Apple devait modifier toutes les composantes internes du téléphone en quelques mois à peine. L’équipe allait devoir travailler le soir et les week-ends dans le secret le plus total, et la plupart de ses membres ne pourraient jamais s’attribuer le mérite de ce qu’ils auraient contribué à accomplir.
Évidemment, rien de tout cela n’est une surprise concernant Apple. Sous certains aspects, le procès n’a fait qu’ajouter des détails nouveaux à une histoire de précision maniaque et d’obsession qui n’a jamais été un mystère pour personne.
D’un autre côté, cette histoire rappelle vivement ce qu’on a tendance à oublier lorsqu’on tire au flanc sur son iPhone: rien de tout cela n’était une évidence. Les éléments intuitifs de son design qui semblent vraiment des détails—des choses comme le défilement à impulsion, l’effet élastique, l’idée simple de faire de l’appareil un rectangle aux coins arrondis—ne sont nés que parce que des designers d’Apple ont passé des années à imaginer ces choses et à les rendre réelles.
Comme l’a dit le designer Christopher Stringer pendant le procès: «Notre rôle consiste à imaginer des produits qui n’existent pas et à les guider jusqu’à ce qu’ils prennent vie.»
Farhad Manjoo
Traduit par Bérengère Viennot