Vevey, sur les rives du lac Léman, au cœur de la Riviera suisse: un certain Daniel Peter y a inventé le chocolat au lait en 1875 (les fleurons du chocolat suisse Peter-Cailler-Kholer sont tombés dans l'escarcelle Nestlé en 1929), quelques années à peine après qu'Henri Nestlé ait mis au point une formule de lait en poudre destiné aux nourrissons – chapitre d'ouverture de la saga de la marque, qui inspire en partie le fameux logo du nid, «nest» en anglais. Le destin de la ville de Vevey s'est depuis tricoté au fil de celui de l'ogre de l'agroalimentaire, qui y emploie plus de 3.000 personnes (pour environ 18.500 habitants).
Forte de son expertise dans le domaine de la nutrition (sans ironie aucune de la part du groupe propriétaire des soupes Maggi, des saucisses Herta, des barres chocolatées KitKat ou de la purée Mousline), Nestlé dispense son savoir au gré d'expositions à l'Alimentarium. Le «musée de l'alimentation» a ouvert ses portes en 1985.
Pilastres corinthiens engagés, pieds balustres ou pots à feu, l'ancien siège du groupe affiche nombre de codes néo-classiques typiques du XVIIIe siècle: «un château patricien à la française», ses «lignes sévères adoucies par sa façade de calcaire jaune», précise le site Internet du musée. Un choix stylistique étonnamment anachronique opéré par la direction d'alors pour ses quartiers généraux, construits entre... 1916 et 1920.
1920, c'est précisément l'année au cours de laquelle Charles-Edouard Jeanneret-Gris adopte le pseudonyme de «Le Corbusier». L'architecte-poète s'affaire à dessiner des maisons peu communes, des «villas blanches» avant-gardistes, comme celle qu'il construit en 1923 aux portes de Vevey pour ses parents.
Machine à habiter
Silhouette modeste, comme taillée d'un seul bloc, les plans de la Villa Le Lac avaient été imaginés bien avant que le site soit déniché. Le Corbusier décrit la parcelle au bord du lac comme «un chemin presque abandonné, une ancienne route romaine qui avait relié les évêques de Sion aux évêques de Lausanne et Genève».
Grande d'à peine 64 m2 (4 x 16 mètres), avec une hauteur sous plafond qui culmine à 2,5 mètres, la villa de plain-pied applique déjà trois des «cinq points d'une architecture nouvelle»: un toit-terrasse, la façade pourvue d'une fenêtre longue de 11 mètres, l'intérieur proposant un plan libre qui facilite la circulation et la modularité des espaces. Dans le jardin, un mur percé d'une ouverture qui encadre le paysage comme une toile de maître protège les habitants des regards.
En somme, il faut voir dans la parfaite petite «machine à habiter» de Corseaux-Vevey un manifeste architectural, affirment les spécialistes, qui préfigure la célèbre Villa Savoye de Poissy. La pratique semble valider la théorie: il fait bon vivre dans la petite «maison blanche». Mme Jeanneret y coule des jours paisibles jusqu'à sa mort, survenue en 1960 à l'âge de 101 ans.
La famille continue d'utiliser la maison pendant une dizaine d'années encore; elle s'ouvre au public en 1984, et devient musée en 2010. Rénovée en 2012, la villa-icône s'est élégamment laissée bousculer par une bande d'étudiants en Design industriel de l'Ecole cantonale d’art de Lausanne (ECAL). Sous la férule des professeurs Elric Petit et Chris Kabel (deux designers de renom, internationalement connus par le biais respectif du studio Big Game et du collectif Droog design), avec la complicité du conservateur Patrick Moser, la frondeuse opération «ECAL Chez Le Corbusier» transforme la maison classée monument historique de « machine à habiter [en] machine à apprendre ».
Canapé (Fanny Pellegrin)
Les trublions ont ainsi imaginé des objets qu'ils pensent fidèles à l'esprit Le Corbusier. Espaces de rangements (Guillaume Capt, Micael Filip, Benoît Le Pape, Massao Combeau), luminaires et radio (Pablo Goury, qui oblitère les affreux fils d'alimentation, Romain Viricel dont les «Plantons» font le guet dans le jardin) équipent la Villa Le Lac en tirant partie de l'infrastructure, sans empiéter sur l'espace ni en parasiter les lignes.
Cloches de table de Mathieu Briand.
Yann Mathis remplace les poignées de portes d'origine par des copies conformes en silicone: les murs ne porteront plus les stigmates d'une irruption trop enthousiaste. D'autres apprentis designers culottés se sont affairés à décorer ou équiper la maison. Mais les fleurs stylisées de Jonathan Vallin ou le tapis de Sylvain Aebischer s'inspirent des dessins et coloris de l'architecte, on ne saurait donc leur taper sur les doigts pour avoir osé "entacher" d'ornements le chef d'œuvre minimaliste. Canapé (Fanny Pellegrin) ou cloches de table (Mathieu Briand) se font à leur tour pardonner grâce à leur modularité.
Fleurs stylisées de Jonathan Vallin
Point de (parfum de) scandale ici, mais un petit air de tendre complicité: Thibault Dussex se souvient d'une anecdote relatée par Le Corbusier, qui s'étonnait de l'envergure qu'avait atteint le cerisier, «gros garçon» qui permettait de régaler les visiteurs de confitures faites maison. Son panier «Charmotte», à jeter sur ses épaules pour récolter les fruits, donne vie à l'anecdote.
«Il ne faut pas toucher aux idoles, écrivait Flaubert, la dorure en reste aux mains.» Les jeunes designers de l'ECAL prouvent avec talent qu'il n'en est rien. Et la Villa Le Lac s'offre une nouvelle jeunesse, publique celle-ci. A environ 2 kilomètres et 3 ou 4 siècles d'un palais couleur beurre frais, estampillé Nestlé.
Elodie Palasse-Leroux