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Payer les élèves pour travailler à l’école

Temps de lecture : 8 min

La méthode peut, selon quatre économistes, améliorer les performances scolaires, le civisme ou l’assiduité des enfants.

Rentrée scolaire à Vincennes, le 4 septembre 2012. REUTERS/Charles Platiau
Rentrée scolaire à Vincennes, le 4 septembre 2012. REUTERS/Charles Platiau

En 2009, cherchant à lutter contre l’absentéisme scolaire, Martin Hirsch, alors Haut-commissaire à la Jeunesse, décida d’expérimenter un dispositif d’incitation –baptisé «bourse aux projets de classe»– impliquant trois lycées professionnels de l’Académie de Créteil: chacune des classes de ces établissements se voyait octroyer une somme de 2.000 euros en début d’année scolaire qui était susceptible d’atteindre 10.000 euros en fin d’année si les élèves faisaient montre, tout au long de l’année, d’assiduité et de civisme. La somme devait ensuite être utilisée pour le financement d’un projet éducatif bénéficiant à l’ensemble de la classe (voyage scolaire, achat de matériel informatique, culturel ou sportif, création d’association, etc.).

L’incitation mise en place était donc tout à la fois collective et non monétaire –puisque la «cagnotte» constituée en fin d’année ne pouvait être distribuée telle quelle mais devait nécessairement servir à financer un projet déterminé.

Le dispositif pouvait dès lors apparaître bien timide au regard de nombreux autres programmes d’incitation financière expérimentés dans différents pays [1], dont certains prennent purement et simplement la forme d’une allocation monétaire et individuelle conditionnée à l’assiduité des élèves, la poursuite de leur scolarité ou à l’amélioration de leurs résultats.

Le programme promu par le Haut-commissaire heurtait cependant de front la culture politique hexagonale et en particulier la conception universaliste républicaine de l’école. Il suscita donc naturellement une indignation qui dépassa largement les rangs des traditionnels méritocrates, «républicains» et «niveau-baissistes». Le successeur de Martin Hirsch, Marc-Philippe Daubresse, décida finalement, en juin 2010, d’enterrer le projet, les économistes chargés d’évaluer le dispositif ayant jugé que les conditions d’une évaluation objective n’étaient pas réunies. Ce faisant, ils ne portaient naturellement aucun jugement sur l’efficacité du système d’incitation lui-même.

De fait, malgré des résultats parfois contrastés et des dispositifs souvent très différents, les programmes d’incitation financière ont globalement démontré leur efficacité. Le National Bureau of Economic Research semble le confirmer à nouveau, qui a publié le 1er août dernier un document de travail dans lequel quatre économistes [2] analysent les résultats d’expérimentations de programmes d’incitation menées sur plus de 7.000 élèves du primaire et du secondaire entre 2009 et 2011 dans des écoles des quartiers défavorisés de Chicago et de l’agglomération de Chicago.

De quoi s’agit-il?

L’expérimentation consiste à offrir, lors d’examens qui ont ordinairement lieu trois fois par an, une récompense significative, de nature financière ou non, aux élèves améliorant leur performance par rapport aux précédentes sessions. En outre, ceux-ci sont informés de l’existence de ces récompenses juste avant le début des tests, afin de déterminer le rôle d’un effort ponctuel et immédiat dans l’éventuelle amélioration de leurs résultats –et non d’une meilleure préparation de l’examen sur la durée, le but n’étant pas, en l’occurrence, de mesurer l’accumulation de capital humain provoquée par cette incitation.

Les récompenses offertes sont de nature tantôt financière (10 dollars dans certains cas, 20 dollars dans d’autres), tantôt non financière (un trophée). Dans certains cas, la récompense est distribuée immédiatement après le test (puisque celui-ci est fait sur ordinateur, les résultats sont immédiatement disponibles), dans d’autres, un mois après le test –les élèves étant informés dans un cas comme dans l’autre du moment où ils recevront leur récompense. Enfin, l’incitation est tantôt positive (récompense, financière ou non), tantôt négative –les élèves reçoivent dans ce dernier cas leur récompense (10 dollars, 20 dollars ou le trophée) juste avant le début du test et sont informés qu’ils ne pourront la conserver qu’en cas d’amélioration de leur résultats au test. En outre, comme dans toute expérimentation, des groupes témoin d’élèves passent le test dans les conditions ordinaires, c’est-à-dire sans recevoir aucune incitation.

Quels enseignements tirer de ces expérimentations?

D’abord que si une récompense d’un montant de 10 dollars a des effets contrastés, en revanche une récompense de 20 dollars a globalement un effet très significatif, puisque l’amélioration des résultats obtenus aux tests correspond à peu près à ce qu’une préparation de l’examen d’une durée de 5 à 6 mois permet d’obtenir des élèves. Ce bon résultat dû à une incitation financière somme toute relativement modeste suggère que les populations défavorisées tendent à valoriser faiblement la réussite scolaire en raison d’une mauvaise perception des bénéfices d’une scolarité réussie [3], peut-être perçue comme trop lointains ou/et trop incertains. D’où une motivation insuffisante.

Autre enseignement, les récompenses attribuées un mois après le test n’ont pas d’impact statistiquement significatif sur les résultats des élèves, contrairement à celles qui sont offertes immédiatement après le test, ce qui confirme l’analyse précédente: les bénéfices de l’effort apparaissent trop éloignés, ce qui rend l’incitation inopérante.

Les filles ne réagissent pas de la même manière

Les élèves ont donc, comme tous les agents économiques, une forte préférence pour le présent, de sorte qu’une récompense immédiate ou proche de l’effort fourni aura un effet incitatif plus puissant qu’une récompense de même nature et de même niveau mais différée.

De manière plus générale, une récompense tardive –comme la forte probabilité d’obtenir, une ou plusieurs décennies après les efforts consentis, un emploi stable, bien rémunéré et intéressant– peut elle conduire les élèves à fournir un niveau d’effort insuffisant –«suboptimal», disent poétiquement les économistes.

D’autre part, un peu dans le même ordre d’idée, les économistes remarquent que l’amélioration de la performance des garçons semble plus marquée que celle des filles. Ils réagissent donc plus fortement à une incitation de court-terme, signe peut-être d’une plus grande motivation «intrinsèque» des filles, sinon d’un plus grand désintéressement, et, plus fondamentalement, d’une différence entre les genres en matière d’arbitrages inter-temporels, comme nous l’enseigne au reste une partie de la littérature économique.

Il n'y a pas que l'argent

Il convient par ailleurs de souligner que, chez les plus jeunes élèves, l’incitation non monétaire est plus puissante que les incitations monétaires: leurs résultats sont meilleurs lorsqu’ils reçoivent un trophée que lorsqu’on leur donne de l’argent. Or, la valeur monétaire du trophée offert dans le cadre de l’expérimentation étant d’environ 3 dollars, cette incitation apparaît remarquablement efficiente puisqu’elle permet d’obtenir une importante amélioration des performances scolaires pour un coût très faible –même si ce genre de récompense fonctionne d’autant mieux que les élèves sont jeunes.

Ce résultat suggère également que les élèves, peut-être particulièrement dans les quartiers défavorisés, expriment un fort besoin de reconnaissance sociale.

La crainte de perdre

Enfin, nos économistes soulignent que l’incitation négative est plus puissante que l’incitation positive: un élève à qui l’on offre, avant le début de son examen, un trophée ou la somme de 10 ou 20 dollars en lui indiquant qu’il ne pourra conserver sa récompense qu’à condition d’améliorer ses résultats (par rapport à la précédente session d’examen) réalise de meilleures performances qu’un élève à qui l’on promet la même récompense, attribuée sous les mêmes conditions, à l’issue du test [4].

Des enjeux considérables

Ce genre de dispositif fait toutefois l’objet d’une critique récurrente: les récompenses offertes aux élèves auraient pour effet de réduire leur motivation «intrinsèque», c’est-à-dire leurs résultats à long terme. Cette hypothèse n’a cependant, soulignent les quatre économistes, pas de validation empirique: aucune sous-performance n’a été enregistrée après la disparition de l’incitation. Ce serait même souvent plutôt le contraire.

Si la motivation «intrinsèque» peut parfois être affectée par des incitations financières d’un montant trop faible –les élèves pouvant alors obtenir des résultats moins bons qu’en l’absence d’incitations– elle n’apparaît en revanche aucunement affectée par la disparition de ces incitations.

Gageons cependant que les résultats de ces expérimentations –et de nombreuses autres– ne suffiront pas à convaincre les partisans ou les nostalgiques de «l’école de papa» qui abhorrent les dispositifs de ce genre non parce qu’ils seraient inefficaces ou contre-productifs mais parce qu’ils sont contraires aux «principes» de l’universalisme républicain.

Refuser d’y faire une entorse ou de le repenser pourrait cependant avoir, comme le suggèrent les résultats de ces expérimentations, un coût élevé en matière de politique éducative –problèmes de la sortie précoce et massive du système scolaire, du sous-investissement des populations défavorisées dans l’éducation, de la médiocrité des résultats hexagonaux dans les études internationales, etc.– et de cohésion sociale.

Baptiste Marsollat


[1] Comme le rappellent les économistes Luc Behaghel et Marc Gurgand dans leur rapport d’avril 2010 sur la première phase de l’expérimentation du dispositif, des programmes dits de «transferts conditionnels», consistant à accorder aux familles pauvres des allocations conditionnées à la scolarisation des enfants, ont été mis en place à grande échelle dans certains pays, notamment au Royaume-Uni et en Amérique latine, et ont conduit à une augmentation significative des taux de scolarisation. En outre, d’autres pays, notamment les Etats-Unis, ont expérimenté, à plus petite échelle (dans certaines écoles ou certains districts scolaires) et souvent avec des résultats positifs, diverses formes d’incitations, monétaires ou non, consistant à récompenser l’amélioration des résultats ou le comportement en classe. Retourner à l'article

[2] Sally Sadoff, de l’université de San Diego, Susanne Neckermann du Centre for European Economic Research de Mannheim, John List de l’université de Chicago et Steve Levitt, également professeur à l’université de Chicago et célébrissime auteur de Freakonomics. Retourner à l'article

[3] C’est du reste le constat que font, s’agissant des populations pauvres dans les pays en développement, Esther Duflo et Abhijit Banerjee, dans leur ouvrage Repenser la pauvreté (Seuil, 2012, pour la traduction française): parce que les pauvres ont une perception fausse des bénéfices (en termes de revenus et de stabilité de l’emploi) de la scolarisation –et en particulier des scolarités relativement courtes– ils ont tendance à sous-investir dans l’éducation de leurs enfants. Retourner à l'article

[4] Comme la plupart des agents économiques, les élèves ont une aversion aux pertes: la désutilité associée à une perte est plus importante que l’utilité résultant d’un gain strictement équivalent. Trivialement dit, j’ai moins de plaisir à gagner 100 euros que je n’ai de déplaisir à perdre la même somme. Quoique contraire aux présupposés de l’économie classique, pour laquelle l’individu rationnel n’a aucune de raison de manifester une aversion aux pertes particulièrement marquée, le phénomène a été démontré expérimentalement par deux figures majeures de l’économie comportementale, les psychologues Daniel Kahneman (prix Nobel d’économie 2002) et Amos Tversky. Leurs travaux nous enseignent ainsi que l’effort consenti sera plus important si l’incitation mise en place est négative: la sanction de l’absence ou de l’insuffisance de travail aura une puissance incitative plus grande que la récompense d’un effort satisfaisant. Les expérimentations de Chicago vont également dans ce sens. Retourner à l'article

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