L’histoire est à peu près toujours la même. Au début, depuis sa chambre d’ado, un étudiant a des gros soucis pour diffuser ses vidéos sur le web. A l’issue d’un repas arrosé, il décide de monter un site pour mettre en ligne ses productions et, accessoirement, héberger celle des autres. Acte II: la qualité moyenne de ces films «amateur» s’avère très vite désarmante. Acte III: après un temps d’adaptation, les internautes découvrent un nouvel usage et commencent à diffuser des contenus soumis au droit d'auteur. Le trafic explose, les ayants droits bombardent de mails et la petite start-up doit embaucher une armée de juristes.
Comme YouTube, comme Dailymotion, Justin.tv partait d’une démarche toute personnelle. En mars 2007, Justin Kan, un jeune entrepreneur américain, décide de brancher sa webcam 24h/24h et de diffuser sa vie sur son propre site. Sous ses faux airs de lofteur 2.0, le startupeur vient ni plus ni moins de créer le YouTube du live vidéo. La plateforme sera ensuite ouverte au public en octobre 2007, permettant à n’importe qui de créer sa chaîne de télé personnelle. On y trouve de tout: de vraies créations, mais aussi des dessinateurs qui se filment en train de dessiner ou des travailleurs qui se filment en train de travailler. Et l’ennui guette.
Fin de l'acte II et début de l'acte III.
Le principal intérêt de Justin.tv arrivera plus tard quand des petits malins auront l’idée de brancher leur télévision dessus. Avec quelques secondes de décalage, ils peuvent ainsi diffuser n’importe quelle chaîne en direct. Pour cela, pas plus de 30 euros d’investissement: 20 euros pour une carte de capture vidéo bon marché et une dizaine d’euros pour acheter le cordon reliant la télé à l’ordinateur. Les films étant déjà abondamment diffusés sur le web (en peer-to-peer ou en streaming), en Europe, c’est le football, autre produit d’appel des chaînes payantes, qui va logiquement se trouver en première ligne du live-piratage.
L’histoire de la diffusion illégale des matchs de foot ne commence pas avec Justin.tv. Mais Justin, c’est le piratage expliqué à mon grand-père. Auparavant, il fallait passer par des logiciels de peer-to-peer diffusant des chaînes chinoises que la pression internationale n’a jamais réussi à faire fermer. La manipulation nécessitait d’avoir passé une bonne heure à fouiller sur des forums spécialisés. Une grosse barrière à l’entrée. Avec Justin, il suffit de taper le nom du match dans le moteur de recherche du site et toutes les chaînes qui diffusent la rencontre apparaissent. Si mon grand-père a oublié l’adresse de Justin.tv, aucun problème, il peut taper «Monaco Lyon streaming» sur Google et il s’y retrouvera.
La qualité d’image et de son est encore loin d’être parfaite, il faut parfois recharger la page pour relancer la diffusion mais l’étudiant qui n’a pas l’argent pour payer un abonnement à Canal + s’y retrouve largement. D’après les décomptes du Point, la soirée multiplex de Ligue 1 du 23 mai aurait été suivie par 79.000 internautes sur Justin.tv. Le chiffre est invérifiable, mais vu l’activité ce soir-là sur le site, on ne devait pas en être très loin. D’autant que la statistique ne prend pas en compte les autres sites de live-streaming, eux aussi très actifs: Ustream, Livestream ou le français BlogVideo.tv.
Canal +, qui se fait très discret sur le sujet, refusant toute interview, a fait le ménage sur Justin. Une semaine plus tard, pour la dernière soirée de championnat, les requêtes «multiplex» ou «Ligue 1» ne renvoient sur aucune vidéo valable. Pour faire disparaître les diffusions illégales, Canal + (ou la Ligue professionnelle de football, tenue de faire respecter les droits télé) ne dispose que d’une arme juridique, qui a déjà prouvé son incapacité à juguler le piratage: en droit français, c’est aux ayants droits de repérer les contenus délictueux et d’en informer l’hébergeur, qui est alors tenu de supprimer ce contenu.
Canal + ne peut donc que courir après les pirates, leur pourrir la vie en leur faisant fermer leur compte mais ne peut pas les empêcher de se réinscrire sur un autre site, ou tout simplement sous un autre nom. Lors du multiplex du 30 mai, si les vidéos ne marchaient plus sur Justin, il y avait néanmoins une fenêtre de chat à côté où les internautes s’y échangeaient des liens plus discrets vers les matchs. Les vrais fans de foot n’ont eux aucun mal à trouver ces liens qui circulent abondamment sur les forums de supporters.
Autant dire que la bataille est perdue d’avance. Orange, qui débourse 203 millions d’euros par an pour les droits de la Ligue 1, s'est presque résigné. «Les serveurs de Justin.tv sont aux Etats-Unis, c’est extrêmement compliqué de faire des actions en justice», nous explique t-on. Du coup, on se rassure comme on peut: «La qualité d’image est très mauvaise, c’est irregardable. Les internautes préfèrent payer 6 euros par mois pour l’option Orange Foot et avoir 50h de foot par mois en qualité HD». Un raisonnement qui rappelle celui des maisons de disque au milieu des années 2000. Avant qu’elles ne se résignent à passer des accords avec des sites de streaming comme Deezer.
Comme toujours sur Internet, la qualité et la simplicité d’utilisation ne cessent d’augmenter. Du son médiocre du défunt Radioblog en 2005-2006, on est passé en 2009 à Spotify, qui diffuse des chansons en qualité supérieure à un MP3 classique. Il n’y aucune raison que le foot passé du crypté au live-streaming ne suive pas ce même parcours et ne devienne un bien culturel de masse.
Que peuvent alors faire les diffuseurs? Déjà, en profiter pour renégocier à la baisse les droits télé (668 millions d’euros par an pour la Ligue 1) lors du prochain appel d’offres en 2011-2012. Ensuite, s’adapter et proposer des produits concurrents sur Internet. France Télévisions le fait déjà en diffusant les matchs de Roland-Garros en direct et en très bonne qualité sur son site web.
Canal + possède les droits pour diffuser les matchs de Ligue 1 sur Internet mais ne les utilise pas. La montée du foot en streaming pourrait forcer la chaîne à passer le pas. Après tout, elle diffuse déjà ses émissions en clair en VOD gratuite, financée par la publicité. Elle a même déjà diffusé gratuitement quelques matchs du championnat anglais. Mais la Ligue 1 est un enjeu d’un tout autre ordre pour Canal +: son exclusivité sur le championnat, à peine écorné par Orange, lui assure une grosse manne d’abonnés. La chaîne cryptée pourrait proposer des matchs en vente à la séance sur son site web, et l’internaute accepterait certainement de payer quelques euros pour une meilleure qualité d’image que sur Justin. Mais ce serait brader la fameuse exclusivité qui permet d’écouler des décodeurs en masse.
Terrible dilemme qui risque d’occuper encore longtemps Canal +. Pourtant, il y a urgence: laisser le monopole du web à la piraterie est l'erreur qui a précipité la chute de l’industrie du disque.
Vincent Glad
(photo Yoann Gourcuff: Reuters, Olivier Pon; remerciements à Giuseppe Vitale)