En 1933, tandis que Joseph Staline est occupé à purger l’appareil d’Etat de ses ennemis et à bâtir son sanglant culte de la personnalité, le magazine de gauche The Nation, de New York, affirme à ses lecteurs désireux de se rendre à Moscou que l’agence Intourist, agence touristique officielle d’Union soviétique, emploie, comme guides, «des jeunes femmes aussi belles que cultivées, ne portant pas chapeau», et tout à fait aptes à corriger les nombreuses désinformations véhiculées par les médias capitalistes.
Si les apparatchiks sans chapeaux de l’Intourist limitent les visitent aux destinations approuvées par le régime – l’Ukraine, à l’apogée de la famine organisée par le régime, n’en fait naturellement pas partie – elles sont malgré tout susceptibles d’obtenir des «permis spéciaux» de l’ancêtre du KGB qui, comme l’indique, The Nation, «loin d’être une police de la terreur, est une organisation extrêmement capable et intelligente, toujours prête à aider les touristes.»
Bien après la révélation des crimes de Staline dans le «rapport Khrouchtchev» de 1956, les «compagnons de route» (et de voyage) persistent et signent, louvoyant entre utopies déçues et séjours dans les fermes collectives et camps de travail. Durant la Guerre froide, cette sorte de tourisme idéologique est un domaine en pleine expansion; les plantations de cane à sucre de Cuba pullulent de compañeros européens et américains, tandis que rares sont les partisans du marché libre à se rendre au Chili de Pinochet pour s’émerveiller de ses privatisations du secteur public ou sa libéralisation des marchés.
Comme le remarque l’universitaire américano-hongrois Paul Hollander, peu avant l’effondrement de l’Union soviétique, un grand nombre de compagnies proposent encore des voyages éducatifs à Cuba, au Vietnam, à Grenade ou au Nicaragua. Bien des années après la chute du mur de Berlin, en 1989, et la fin véritable de l’URSS, en 1991, les nostalgiques peuvent encore effectuer des «visites réelles» du Cuba de Fidel Castro ou du Venezuela d’Hugo Chavez.
Lonely Planet et Rough Guides, leaders du marché
Mais aujourd’hui, les jeunes progressistes réservent leurs voyages en ligne, boudant les voyages organisés et les agences de tourisme. La mission d’éducation politique des voyageurs est donc laissée, pour l’essentiel, dans les pays anglo-saxons, aux empires du guide de voyage que sont Lonely Planet ou les Rough Guides qui, chacun – tout en proposant ce que Lonely Planet appelle des conseils «honnêtes et objectifs» pour trouver le meilleur pisco du Pérou ou la plus belle plage du Cambodge – offrent un tour d’horizon parfois détaillé mais jamais polémique de l’histoire et de la culture des pays traités.
Lonely Planet a commencé en 1975, lorsqu’un couple de hippies britanniques, Maureen et Tony Wheeler ont publié, à compte d’auteur, un guide pour voyager pas cher en Asie du Sud-Est. Mark Ellingham, lui aussi britannique, a fondé la maison d’édition concurrente, Rough Guides, en 1982, après avoir trouvé que les guides de voyages étaient trop légers sur les questions de «politique et de vie quotidienne» des destinations traitées. Ces deux maisons d’éditions ont rencontré et connaissent toujours un succès phénoménal. Rough Guides a vendu plus de 30 millions de livres ces 25 dernières années, passant du statut de maison d’édition de guides de voyage à celui d’empire commercial, produisant des programmes de télévision, des albums de musique et des dizaines d’autres ouvrages (comme le Rough Guide des théories conspirationnistes). En 2010, Lonely Planet, devenu propriété de BBC Worldwide, a vendu son cent millionième livre. Lonely Planet a également développé des branches en télévision, radio et magazines.
Ces deux empires des guides de voyage ont également rempli les poches de leurs fondateurs – Lonely Planet fut vendue plus de 100 millions de dollars –ce qui n’a pas été sans poser quelques questions. Wheeler, fondateur de Lonely Planet, explique qu’il se sent aujourd’hui coupable de voyager car les transports aériens sont une des causes du réchauffement de la planète. Ellingham, qui a publié le Rough Guide to Climate Change déclare que son business «doit encourager les voyageurs à voyager moins.» Ils sont riches et ont gagné de l’argent grâce à une industrie qui cause de nombreux dégâts environnementaux, mais ils sont manifestement restés fidèles à leurs convictions libérales.
Les dictateurs, ces «personnages incompris»
Pour tenter d’évaluer la qualité des informations politiques que ces guides livrent à une nouvelle génération de voyageurs, il n’est pas inutile de feuilleter les ouvrages consacrés à des pays non-démocratiques comme Cuba, l’Iran, la Corée du Nord ou la Syrie. Presque tous fonctionnent sur le même principe: la mention, sans commentaire superflu, du manque de démocratie, suivie de quelques considérations morales, de diverses tentatives de contextualiser l’autoritarisme et les atrocités des gouvernants et des attaques en règle contre la politique étrangère américaine, tenue pour responsable de ces politiques désespérées et essentiellement défensives. On y lit également que le manque de développement économique doit être considéré comme une forme d’authenticité culturelle, voire un admirable rejet de la globalisation et de l’hégémonie américaine. Les recommandations d’hôtels sont certes utiles, mais ces guides sont emplis de révisionnisme historique, d’erreurs factuelles et d’une combinaison toxique d’orientalisme et d’autodénigrement pathologique.
Les lecteurs du guide Lonely Planet sur la Libye – publié avant les récents évènements – peuvent ainsi apprendre que le dictateur sanguinaire Mouammar Kadhafi a été accusé d’avoir fomenté l’attentat contre le vol 103 de la Pan Am. Mais le guide précise que «l’une des théories les plus crédibles est que cet attentat a été ordonné par l’Iran en représailles de la destruction d’un Airbus iranien par un navire de guerre américain dans le Golfe persique, le 3 juillet 1988.» Kadhafi y est présenté comme un personnage incompris («Un des principaux thèmes du règne du colonel Kadhafi est son désir d’unité avec les autres Etats, en vain»), injustement vilipendé par les gouvernements occidentaux («Les Libyens ordinaires ont souffert [des sanctions] et la communauté internationale à régulièrement rejeté les propositions libyennes de livrer les suspects de l’attentat de Lockerbie pour qu’ils soient jugés») et victime de médias orientés («les journalistes occidentaux, toujours prompts à mettre l’accent sur tel ou tel aspect excentrique de la Libye de Kadhafi présentaient ainsi ses garde du corps comme des ‘Amazones.’»).
Mais le colonel n’est pas le seul à s’être vu généreusement octroyer le bénéfice du doute. Les médias vous ont-ils convaincus que la burqa était un instrument d’oppression? Le Lonely Planet: Afghanistan contient un morceau d’anthologie, qui ferait presque regretter la période où les Talibans étaient au pouvoir: «la burqa peut être perçue comme un outil permettant d’accroître la sécurité et la mobilité, un fait généralement ignoré dans le reste du monde. Partir du principe qu’une femme en burqa est privée de droits, impuissante et en attente de libération est une construction très naïve.»
Les médias occidentaux nous ont également menti sur l’Iran. Le Lonely Planet: Iran assure ceux qui souhaitent se rendre en république islamique que «99% des Iraniens – et peut-être même le président Ahmanidejad lui-même» ne souhaitent pas un conflit nucléaire avec Israël. Oubliez même toutes vos craintes concernant les armes atomiques, car «il est délicat de contester» le désir des Iraniens de produire de l’énergie par le bien de l’enrichissement de l’uranium, et que «si, malgré tous ces démentis, l’Iran venait à produire une bombe nucléaire, le gouvernement iranien perdrait ce qui lui reste de crédibilité au sein de la communauté internationale.»
La pauvreté, simple signe d'«authenticité»
L’incompréhension dont fait preuve l’Occident à l’égard de Cuba est une vieille antienne et la nouvelle génération des guides de voyage «de gauche» n’est pas décevante de ce point de vue. Le Rough Guide to Cuba contient en effet un petit mot gentil pour la censure draconienne imposée par le régime castriste, et nous affirme ainsi qu’elle a pour but «de produire (ce que le gouvernement tient pour) du contenu valable socialement, et sans se soucier le moins du monde des chiffres de vente et du succès commercial, ce qui est bien agréable.» Certes, comme l’affirme également le guide, on peut lire des blogueuses dissidentes comme Yoani Sanchez, tout en se méfiant des opposants au régime, qui peuvent être «paranoïaques et aigris» et sont généralement «très inspirés quand ils commentent la vie quotidienne à Cuba et affligeants quand ils s’adonnent à des diatribes verbeuses contre le gouvernement.»
Nous sommes apparemment également très mal informés sur le célèbre Comité de Défense de la Révolution (CDR), un réseau d’informateurs de proximité qui n’a rien à envier à la Stasi et qui tient sous surveillance les dissidents fauteurs de troubles, comme Sanchez. Mais selon Lonely Planet : Cuba, le CDR n’est rien d’autre qu’une joyeuse organisation civique, «des entités de surveillance du voisinage, formées en 1960 pour consolider le soutien des populations en faveur de la révolution et qui jouent à présent un rôle décisif en matière de santé, d’éducation, de social, de recyclage et de campagnes de bénévolat.»
Pourquoi prendre la peine de trouver des excuses aux pires régimes du globe? Pour l’auteur du guide, comme pour le touriste qui les achète, rien n’est sans doute plus désirable que «l’authenticité» d’un pays – des lieux qui n’auraient pas été souillés par les publicités hideuses des multinationales occidentales et des marques mondialisées, et bon nombre de ces Etats parias sont les seules destinations à offrir une telle «garantie.» Lonely Planet affirme ainsi que Cuba est «un pays dépourvu de toute publicité tapageuse», dont le «caractère unique est hélas une espèce en voie de disparition dans un monde de plus en plus globalisé.»
De fait, la dictature protège ses citoyens des poisons du consumérisme d’une manière que qu’autres Etats voudraient sans doute imiter:
Ayant presque entièrement échappé aux appétits de McDonald’s, de Madonna et d’autres influence culturo-commerciales, Cuba conserve une qualité de vie des plus rafraîchissantes. Voilà un endroit et un espace pouvant servir de modèle pour le futur - l’éducation universelle, les soins gratuits et le droit au logement sont des droits que chaque individu désire, dont il a besoin et qu’il mérite.
Dans the Ecologist, vénérable journal britannique préoccupé d’environnement, Brendan Sainsbury, co-auteur du Lonely Planet: Cuba affirme que la pénurie qui frappe l’île n’est pas sans mérites:
Lorsqu’ils cheminent aux côtés de tous ces Occidentaux pâles, en surpoids et sans grâce qui viennent passer leurs deux semaines de vacances loin du prozac et de la nourriture de fast-food, les Cubains ne marchent pas: ils semblent glisser en rythme le long de ces rues usées par le temps comme des danseurs qui secoueraient leur bas-ventre au rythme syncopé d’une rumba. Leur secret? Peut-être bien le rationnement de la nourriture.
Voilà une présomption presque byzantine: celle qui consiste à penser que les citoyens de Cuba ou d’Afghanistan ont avant tout fait le choix du rejet de la globalisation et du consumérisme. Du point de vu de l’Occidental désabusé, la pauvreté peut ainsi apparaître enviable, comme le symbole d’une existence non souillée par le capitalisme.
Sainsbury décrit ainsi la nourriture cubaine comme «biologique» et loue «la clairvoyance des frères Castro, qui ont mis en place des pratiques aussi bonnes pour l’environnement que le recyclage, la gestion du sol et de l’eau et l’utilisation planifiée des terres agricoles.» La petitesse des rations de nourriture et les voitures des années 1950 qui pullulent dans les rues de la Havane ne sont pourtant pas une forme d’authenticité ou une version tropicale de l’obsession des Occidentaux pour les «produits artisanaux» mais seulement la manifestation d’un échec économique.
Parallèlement, certains régimes anciennement totalitaires ayant entrepris des réformes économiques (dans le sens du marché) et connaissant un certain essor économique sont souvent montrés du doigt par des auteurs des guides, qui les accusent d’avoir trahi leurs idéaux. Avec l’augmentation du niveau de vie en Asie, l’expérience de voyage authentique est plus difficile à trouver. Sur le site de Rough Guides, il y a de cela quelques années, Ron Ammons, coauteur du Rough Guide to Vietnam exprimait sa déception devant la disparition progressive de l’économie communiste à Hanoï, regrettant que sa «première impression du Vietnam ait été une publicité pour Pepsi barrant un autobus. Après des siècles de luttes acharnées pour repousser les envahisseurs, qu’ils viennent de la terre, de la mer ou des airs, le Vietnam a finalement succombé aux influences occidentales.»
Le danger des pays passé sous silence
Plus surprenant encore, il existe des guides de voyage pour des pays totalement fermés et dans lesquels les chaperons du gouvernement accompagnent le visiteur dans chacun de ses déplacements. Lonely Planet, qui évoque brièvement le voisin du nord dans son guide de la Corée du Sud présente l’ancien leader nord-coréen Kim Jong Il (qui avait régulièrement fait savoir qu’il avait l’intention de noyer Séoul dans une «mer de feu») comme «pragmatique et relativement ouvert au changement.»
Bradt, compagnie d’édition britannique qui a publié le seul guide touriste en langue anglaise intégralement consacré à la Corée du Nord, s’émerveille devant la capitale grise et désolée de Pyongyang, qu’il présente comme «une ville sans égal en Corée comme en Asie.» A la lumière du jour, il est vrai que les rues et les places, sans une once de poussière, peuvent en effet éblouir le visiteur… Pyongyang est censée avoir une ceinture verte de 58m2 par habitant – quatre fois le montant préconisé par les Nations Unies et, au printemps, ses collines sont verdoyantes.
Voilà sans doute pourquoi Bradt ne fait qu’une seule fois mention de la course à l’arme nucléaire dans laquelle la Corée du Nord s’est lancée avec succès tandis que des millions de ses citoyens souffraient de la famine: «l’argument le plus courant dans les médias occidentaux est que cette petite dictature agressive a à fabriquer une bombe atomique comme moyen de chantage destiné à obtenir davantage d’aide internationale – ce qui tend à faire oublier que la République Démocratique de Corée du Nord vivait et vit sous la menace d’une hyperpuissance nucléaire avec laquelle… elle n’est pas en paix.» Mais selon Bradt, il n’y a de toutes les façons pas de raisons de s’inquiéter, car les «allégations concernant l’enrichissement d’uranium» ne sont pour l’essentiel que le produit des élucubrations américaines, du même tonneau que celle du «dossier bidon autour des ADM en Irak.»
Les auteurs de guides employés par des éditeurs comme Lonely Planet et Rough Guides ne sont pas des «bleus» largués dans un pays et à qui l’on ordonne de se familiariser avec la culture locale et de faire part de leurs découvertes, mais plutôt des voyageurs professionnels, généralement énamourés des endroits qu’ils sont chargés d’explorer. (A l’exception peut-être de Thomas Kohnstamm qui, en 2008, a admis avoir écrit le Lonely Planet consacré à la Colombie sans y avoir mis les pieds. Il sortait toutefois avec «une employée du consulat de Colombie.»)
Ces personnes ont une capacité remarquable à pardonner ceux qu’ils aiment et à s’acharner sur ceux qu’ils détestent. Si les Rough Guides s’émerveillent devant le système de santé et se montrent équivoques à l’égard le totalitarisme du gouvernement de la Havane, ils ne se gênent pas pour décrire la culture américaine comme «une combinaison de mentalité brut de décoffrage, de capitalisme du laisser-faire et de ferveur religieuse qui peut de temps en temps faire des USA un pays qui rend fou. » On pourrait considérer ce gauchisme à la petite semaine comme gentiment désuet, s’il n’était aussi insidieux
Car en plus de valider tacitement le régime du pays qu’ils visitent, les touristes y dépensent leur argent. Prenez le Lonely Planet consacré à la Birmanie, un pays qui croupit depuis près de quatre décennies sous la coupe d’une junte militaire connue pour emprisonner des milliers de dissidents et pour laisser des millions de ses citoyens dans la misère.
En 2008, le Congrès des syndicats britanniques, qui représente 6 millions de travailleurs britanniques, a menacé de boycotter Lonely Planet s’il ne retirait pas du marché son guide de la Birmanie: selon la pétition envoyée par le Congrès, le guide envoyait «un message fort de validation d’un régime militaire brutal» en encourageant les touristes à le visiter. Lonely Planet répliqua que le guide avertissait les lecteurs de ce dilemme éthique en évoquant le travail forcé utilisé pour développer les sites touristiques et le fait que «les activistes affirment que l’argent du tourisme alimente directement la répression gouvernementale» mais a refusé de retirer son guide de la vente.
La junte birmane desserrant légèrement sa poigne de fer sur le pouvoir et l’activiste et lauréate du prix Nobel de la paix Aung San Suu Kyi ayant encouragé les touristes à revenir en Birmanie, les Rough Guides, qui affirmaient encore en 2008 qu’ils considéraient immoral de publier un guide de la Birmanie, reconsidèrent actuellement leur position.
Le problèmes des guides de voyages consacrés à des pays comme Cuba, l’Iran ou la Corée du Nord n’est pas tant qu’ils encouragent les touristes à visiter des «Etats-voyous» (l’interdiction de se rendre à Cuba depuis les Etats-Unis et le manque de tourisme en Corée du Nord n’ont eu aucun effet sur les gouvernements en place), mais qu’ils désinforment les touristes sur la nature exacte des pays qu’ils visitent. La solution n’est certainement pas de cesser de voyager, mais de voyager plus intelligemment, en arrêtant de prendre la pauvreté la plus abjecte pour de l’authenticité culturelle ou de confondre dictature avec rejet courageux de la globalisation.
Allez à Cuba. Essayez d’obtenir un visa pour la Corée du Nord. Visitez l’ancienne ambassade américaine à Téhéran. Mais assurez-vous d’avoir balancé vos guides de voyage à la poubelle avant de partir.
Michael Moynihan