«Je n’ai pas de réponse littéraire au terrorisme»: c’est ce que disait Don DeLillo dans un entretien accordé à l’Express deux ans après le 11-Septembre.
Dès 2001, à peine quelques semaines après l’explosion du World Trade Center, l'écrivain américain d'origine arménienne, Viken Berberian publiait Le Cycliste, entamé avant les attentats. Publié onze ans plus tard en France, son roman raconte à la première personne les pensées d’un homme appartenant à un groupe terroriste et qui, au Liban, doit aller à vélo poser une bombe.
Beaucoup de romanciers ont réfléchi au terrorisme, de Conrad à Camus en passant par Don DeLillo. Mais rarement à la première personne: les écrivains se tiennent à distance d’un Il ou décrivent les effets du terrorisme sur les victimes. En 2001, quand Le Cycliste paraît aux Etats-Unis, Updike n’a pas même encore essuyé le feu des critiques pour son roman Terroriste, dans lequel, expliquait-il au Monde des livres, il souhait «imaginer "l’autre côté" [...] à travers les yeux d’un jeune musulman dévot et naïf, [...] observer l’Amérique, non comme une alma mater, mais comme un cloaque obscène, gorgé de pourritures et de frasques sexuelles».
«Ecrire un roman de la perspective d’un terroriste rend automatiquement le roman politique», explique à Slate Viken Berberian.
«Dans la littérature anglo-américaine contemporaine, les textes sont moins politiques que sociaux, sociétaux. Nous lisons des articles sur la politique, mais ce ne sont que des articles. Ce n’est pas une conscience politique profonde. Tout est dans les relations humaines, interpersonnelles. Il ne s’agit pas de relations politiques. Ecrire de la perspective des victimes comme le font tant d'anglo-saxons est plus dans cette conscience des relations, de la personne, que de la conscience politique. Moi j’ai grandi au Liban où vous ne pouvez pas être apolitique: le quotidien est politique.»
S’immerger, comprendre
Viken Berberian, Ulf Andersen ©
«Je voulais pénétrer l’esprit de quelqu’un qui est dans l’industrie de la terreur», résume l'auteur. Publier quelques semaines après les attentats qui avaient traumatisé l’Amérique un roman en empathie avec un potentiel terroriste était loin d'être une évidence. A sa sortie, Berberian a été accusé par certains de relativiser le terrorisme:
«Beaucoup m’ont dit qu’il fallait des définitions précises. Qui sont les terroristes? A qui peut-on accoler ce mot? Le terrorisme existe sous de nombreuses formes, du terrorisme d’Etat aux groupuscules attaquant des civils. J’essaie de me méfier des catégorisations. Depuis une dizaine d’années, le mot terroriste est beaucoup utilisé, tout le temps».
Dans Le Cycliste, «terrorisme» n’est employé que trois fois, et «terroriste» aussi —la première à trente-cinq pages de la fin.
«Le livre ne légitime pas la violence politique, c’est un rejet et une critique», explique Berberian. Mais c’est une critique subtile, qui récuse l’un des paradigmes sur les terroristes selon lequel il s’agit de personnes inhumaines.
Le cycliste est un être sensuel, qui hume les odeurs, goûte la nourriture, connaît les peintures de Goya et de Bacon, pense à faire l’amour à la femme qu’il aime:
«L’odeur de l’Orient est plus puissante qu’aucune autre. Elle peut conduire un homme à donner sa vie pour le parfum d’une orangeraie. Mais l’odeur d’un poulet rôti peut vous donner envie de vivre un jour de plus. Tel est l’appel du ventre vorace. Alors que j’envisage l’odeur d’une rôtisserie, une série de détonations oppressantes ébranle la grotte».
C’est un terroriste en pleine réflexion, qui songe un peu plus loin:
«Nombreux sont les lieux ici qui portent encore des noms américains. Comme si la ville disait: «ce sont vos soldats que nous ne digérons pas. Mais vos icônes culturelles, vos frites parfaites et grasses, vos pancakes glorieux et épais, vos crêpes farineuses et légères sont tout à fait succulentes. Colonisez-nous avec votre nourriture».
La vérité a quelque chose de littéraire
Berberian voulait
s’écarter des clichés «pour essayer de discréditer l’idée que les terroristes
ne sont que le mal, qu’ils l’incarnent et s’y résument. Ils peuvent être
immoraux d’un certain côté, cruels et inhumains dans une certaine mesure. Mais
il s’agit aussi d’individus, qui font donc tout ce que des individus normaux
font, ce qui implique d’aimer, de manger. De se brosser les dents - au moins
une fois par jour si tout va bien».
Evidemment, la littérature invite à la subtilité. Le personnage ne trouve pas la violence facile. Elle n’est pas une évidence, mais l’envie d’agir, si. Elle est une stratégie après que les autres ont échoué, que l’espoir n’a plus de sens. Et s’oppose de façon fondamentale à la pensée, à la croyance dans le pouvoir des mots, et par extension, à la littérature.
«Je rêvais d’une existence moins sédentaire, persuadé que la vérité n’a rien de littéraire», affirme le narrateur. Comme si mener une existence réelle, active, utile politiquement, était contradictoire avec les mots.
La violence, silencieuse
La violence est consubstantielle à la littérature –de Dante à Baudelaire, à Céline. Et en même temps elle lui est profondément, forcément contradictoire. La violence est la renonciation au discours, à la parole, aux mots pour céder aux gestes, aux bombes. Le terrorisme est à la fois un mode de communication, dans sa planification, dans le message qu’il est censé envoyer, et un renoncement à elle dans sa violence.
Pour Berberian, «le terrorisme devient inacceptable à partir du moment où l’acte de terreur est gratuit. Il devient un spectacle. Dans ce processus, l’acte terroriste se détache de ses buts politiques, sociaux. En s’en détachant, en jouissant de sa propre gratuité, c’est alors la forme la plus inacceptable de violence politique. En frappant des civils, le but politique s’estompe, disparaît.»
George Bataille écrit dans l’Erotisme:
«Le langage commun se refuse à l’expression de la violence, à laquelle il ne concède qu’une existence indue et coupable».
Bataille vient alors d’expliquer que la violence est liée au silence puisqu’elle est assimilée à la barbarie. Le barbare est historiquement celui qui est inculte, qui ne parle pas: qui n’a pas le langage:
«Le langage étant, par définition, l’expression de l’homme civilisé, la violence est silencieuse. […] Il est donc nécessaire de dire que la violence, étant le fait de l’humanité entière, est en principe demeurée sans voix, qu’ainsi l’humanité entière ment par omission et que le langage même est fondé sur ce mensonge».
La littérature s’écarte un peu de ce mensonge en s’engouffrant dans la violence, en donnant des mots à la violence politique, en donnant un je au terroriste.
Pour Viken Berberian, «la violence est une panne du discours, une rupture de l’échange, de la communication entre des groupes, des individus. Le livre est un objet qui requiert le discours, qui est discours. Cet objet peut devenir un outil pour échanger votre opinion, vos pensées. Il peut faire l’apologie de la violence, mais il n’est pas violence, il est dans l’échange. Il y a quelque chose de beau dans un livre même quand il parle de la violence, il dit l’inverse».
Contre la violence, les mots
Le terrorisme en littérature n’est déjà plus tout à fait terrorisme, comme un pouvoir accordé à l’auteur de transfigurer le réel. Comme si l’écrire pourrait in fine l’éradiquer.
La création d’un texte c’est aussi l’ajout de vies littéraires à la vie réelle, un supplément de monde. L’inverse de la destruction due à la violence. «J’aime le processus créatif; pas seulement comprendre, mais créer quelque chose ex-nihilo. Créer un monde littéraire, c’est ce qui se rapproche le plus d’être Dieu», sourit Berberian.
Bien sûr, à l’inverse de la vie, à l’instar d’un éventuel Dieu, l’écrivain décide qui vit et qui meurt.
Né et élevé à Beyrouth, Viken Berberian a quitté le Liban au début de la guerre civile de 1975. En 1986, il avait dix-neuf ans et vivait en Californie quand il reçut un appel du Liban annonçant la mort de son père, tué dans une tentative de kidnapping par un groupuscule dont l’idéologie, dit-il, «était aussi cohérente que l’Ubu Roi pré-dadaïste d’Alfred Jarry. Ce gang était plus dadaïste que le mouvement Dada lui-même, mais indéniablement plus dangereux.»
En réfléchissant au Cycliste, Berberian dit avoir réalisé que la violence politique n’était évidemment pas propre à son histoire.
«La violence est partout et inhérente à la nature humaine et j’ai donc réalisé que nous avons le devoir de résister à cette violence, d’affirmer notre humanité à notre façon à nous. A la place d’une mitrailleuse, j’ai pris un ordinateur portable et je me suis mis à écrire. J’ai posé beaucoup de questions, j’ai observé, même si je n’ai pas toujours trouvé les réponses.»
Berberian n’a pas la réponse littéraire au terrorisme; il l’interroge.
Charlotte Pudlowski
Le Cycliste, Viken Berberian, au Diable Vauvert. Traduit par Claro.