Le sida est confronté à la perte de sa mémoire. Les livres qui racontent ces trois décennies d’épidémie passées sont finalement rares et l'histoire se dilue entre poncifs et souvenirs perdus. Pourtant, depuis un an, ce travail de transmission est réanimé avec la sortie successive de plusieurs documentaires américains qui ont forcé l'admiration de la critique et des militants. L'histoire du sida passe désormais plus facilement par l'image que par l'écrit.
Trois de ces documentaires méritent d'être découverts en France. «We Were Here», sorti en novembre 2011, a reçu un prix au festival de Sundance et a bénéficié d'articles élogieux dans les médias. «How to Survive a Plague» a poursuivi cette dynamique en janvier. Enfin, «United in Anger» vient juste d'être présenté au festival de films sur le sida, en parallèle à la XIXe conférence internationale sur le sida qui s'est achevée à Washington.
Ces trois films ont pour ambition de raconter aux nouvelles générations la vraie histoire du sida aux Etats-Unis, telle qu'elle fut vécue dans des villes extrêmement touchées par l'épidémie comme San Francisco ou New York. Ces docus ne cherchent pas à être des «tear jerkers», des films qui forcent les larmes à travers la souffrance et le désespoirs des témoins de cette époque.
Oui, ces films font pleurer, mais ils vous font rire aussi et ils sont remplis d'images d'archives et de vidéos rares que les militants les plus pointus n'ont jamais vues. Les trois documentaires ont aussi en commun leur structure à base de témoignages de survivants (séropositifs ou séronégatifs). Ils racontent leurs vies mais surtout à partir d'un point de vue communautaire, social, politique. Bref, il ne s'agit pas ici d'anciens qui font mousser leur égo, mais plutôt un message collectif qui fait mieux comprendre l'épidémie d'aujourd'hui.
«We Were Here» de David Weisseman, à qui l'on doit la réalisation de «The Cockettes» en 2002, est absolument fantastique. Les images en noir et blanc du San Francisco de la fin des années 70 sont inédites, très belles, illustrant le bonheur de vivre dans cette ville qui attirait alors tous les esprits libres de l'Amérique et d'ailleurs. SF était alors la ville de la liberté, l'aimant de tous les contre pouvoirs.
«We Were Here» l'énergie et le burn out
C'est sur ce terreau que débutent les témoignages de 5 hommes et une femme. 5 homosexuels et une infirmière se succèdent pour raconter combien le sida a traumatisé leur existence tout en offrant à leurs vies une refonte totale de leurs idées. Etrangement, pour chacun de ces «anciens», le sida a causé la perte de leurs amants et amis, mais le sida leur a aussi donné l'énergie de réussir des carrières.
Très peu de musique dans ce docu, très peu d'effets, on est captivé par chaque phrase, chaque souvenir. L'éditing est très serré mais laisse à chacun le temps de s'exprimer. Tout est très dense mais le rythme est lent.
La vie du quartier gay de Castro est très bien décrite, on voit Harvey Milk, le développement des premières associations de malades comme le Shanti Project, l'organisation progressive d'une communauté gay qui restait alors très stigmatisée dans l'Amérique de Reagan. On voit les premiers malades avec leurs taches de Kaposi mais on est témoin aussi de l'influence déterminante des femmes et des lesbiennes qui s'engagent dès le début de l'épidémie comme cette collecte de sang organisée par des lesbiennes pour leur «frères» homosexuels.
Et ça, pour les vétérans de ce combat, fut une des plus belles manifestations d'entraide entre hommes et femmes, à une époque où les gays n'offraient pas beaucoup d'espace à leurs sœurs lesbiennes.
«We Were Here» est définitivement un des meilleurs docus jamais réalisés sur le sida du tout début. Mais l'histoire traverse les années 90, le burnout et l'épuisement (très bien décrit) et les années 2000, quand les anciens malades sont revenus à la vie.
Le mot de fin insiste sur une idée qui a été beaucoup développée lors de la conférence de Washington en juillet dernier. Le dévouement des gays et lesbiennes contre le VIH a été déterminant pour le reste du monde. L'Afrique, l'Asie, l'Amérique du sida ont tous bénéficié de l'approbation accélérée des antirétroviraux. Si plus de 8 millions de personnes ont accès à des multithérapies en Afrique et ailleurs, c'est parce que les gays ont servi de cobayes dans les essais thérapeutiques qui ont prouvé que le sida pouvait être éradiqué. Avant que le premier traitement contre le sida soit commercialisé, l’AZT, 15.548 personnes sont décédées du sida dans la seule ville de San Francisco.
«United in Anger», le traumatisme d'Act Up
«United in Anger» de Jim Hubbard est, c'est surprenant, le seul docu récent sur Act Up aux Etats-Unis. La dissolution du groupe au milieu des années 90 a été si traumatisante que les fondateurs du mouvement ont souvent passé de longues années à s'éviter. Ce film, tout neuf, a probablement bénéficié du rapprochement des anciens sur Facebook. Il aura fallu 25 ans pour que ces hommes et ces femmes se parlent à nouveau et dépassent l'échec d'une mort associative prématurée.
Il y a un aspect amusant dans ce docu. On dirait qu'il a été fait en 1995. Pour mieux coller à l'époque, à sa mode, à sa culture, toutes les typos du film semblent figées dans le temps. Même la musique paraît sortir d'une soirée passée devant MTV old school. Cette envie de tout garder dans son jus exacerbe encore davantage la sensation de voyage dans le temps.
La création d'Act Up en 1987 est bien documentée et pour ceux qui ont eu la chance d'en être les témoins, tout est raccord: comment 300 personnes se sont rassemblées spontanément suite à un discours d'anthologie de Larry Kramer, l'ambiance des réunions au centre LGBT de New York, le fonctionnement des «groupes d'affinités» sur le modèle du mouvement féministe américain du début des années 80, l'influence du graphisme et de l'art.
Si «We Were Here» raconte la fondation de la lutte contre le sida, «United in Anger» marque le vrai envol de cette lutte en tant que bouleversement politique. Tous les leaders d'Act Up du début sont là, hommes, femmes, latinas, blancs, bien portants et handicapés.
Le docu est rempli d'images et d'enregistrements jamais vus. C'est comme si on ouvrait une boite qui était restée fermée depuis 20 ans. Ici aussi, la présence des femmes est centrale. Act Up est le premier mouvement gay dominé par la pensée féministe.
Les héritiers
«How to Survive a Plague» de David France est le prolongement des deux films précédents en unissant l'histoire d'Act Up et celle de son offshot le plus important, le groupe TAG (Treatment Action Group). Né de la désintégration d'Act Up pour des raisons liées à l'éthique médicale, TAG sera le groupe activiste qui servira de modèle à travers le monde quand il s'agira de travailler uniquement sur les traitements, face à l'industrie pharmaceutique, les agences gouvernementales, la bureaucratie.
Ce film, qui sortira dans les salles de cinéma américaines le 12 septembre prochain, est beaucoup plus technique que les précédents mais possède lui aussi des images d'archives. Manifs, zaps, rencontre avec les dirigeants des grandes institutions américaines (FDA, NIH, etc.), c'est un film qui mélange la désobéissance civile et le travail fastidieux des rapports médicaux, des conférences internationales, de la publication de données médicales indépendantes.
C'est vraiment un manuel, un «How to», sur le combat contre le VIH qui sert d'exemple pour toutes les autres maladies ou tous les combats politiques basés sur le radicalisme. Après tout, les manifs d'Act Up on eu un tel impact sur notre inconscient que désormais ces types d'actions sont repris à travers le monde, chez les Indignés d'Espagne ou la nouvelle génération d'Occupy The Streets.
Didier Lestrade